La ration du prisonnier *

L’une des légendes les plus populaires et les plus atroces de la pègre est celle qui concerne la ration de pain du prisonnier.

C’est, au même titre que le mythe du gentleman cambrioleur, une fable publicitaire, une vitrine de la morale des truands.

Voici en quoi consiste cette légende : la ration officielle du prisonnier, c’est-à-dire, dans les conditions de détention, la ration de pain, est « sacrée et intouchable », et personne n’a le droit de s’en prendre à ce moyen de subsistance fourni par l’État. Celui qui s’y risque est maudit « aujourd’hui et dans les siècles des siècles ». Qu’il soit un truand éminent ou un jeune cave, le dernier des « morveux ».

On peut, sans crainte et sans souci, ranger sa ration carcérale, son pain, dans sa table de nuit, s’il y en a dans la cellule, ou sous sa tête, s’il n’y a ni table de nuit ni étagère.

Le vol de ce pain est considéré comme déshonorant, inconcevable.

Seuls les colis des caves, vêtements ou nourriture, peu importe, sont soumis à des exactions, ils ne relèvent pas de l’interdit.

Et, bien que, de toute évidence, ce soit le régime carcéral lui-même, et non la bonté des voleurs, qui assure la protection de la ration, rares sont néanmoins ceux qui mettent en doute la noblesse d’âme des truands.

L’administration ne peut les empêcher de faire main basse sur nos colis, se disent ces gens. Donc, s’ils le voulaient…

C’est un fait que l’administration ne protège pas les colis. L’éthique de la cellule exige qu’un détenu partage ce qu’il reçoit avec ses camarades. Et les voleurs, en tant que « camarades », se posent en prétendants avoués et menaçants aux colis. Les caves avertis et prévoyants leur en sacrifient immédiatement la moitié. Aucun truand ne s’intéresse à la situation matérielle des caves en état d’arrestation. Pour eux, un cave, qu’il soit en liberté ou en prison, est une proie licite et ses colis, ses affaires, sont des trophées de guerre.

Il leur arrive de « demander » le contenu des colis, ou les vêtements : « Donne-moi ça, je te le revaudrai. » Et le cave, dont la famille vit en liberté deux fois plus pauvrement que le voleur en prison, donne les dernières miettes rassemblées pour lui par sa femme.

Comment faire autrement ? C’est la loi de la prison ! En échange, il jouira d’une bonne réputation, et Senka le Nombril en personne lui a promis sa protection, il lui a même donné une cigarette venant du paquet que sa femme lui avait envoyé dans ce colis.

Détrousser, dépouiller les caves en prison, c’est pour le truand un devoir et un plaisir. Ce sont les « petits jeunes », les chiots tout fous qui s’en chargent… Les anciens, eux, restent couchés dans le meilleur coin de la cellule, près de la fenêtre, et surveillent l’opération, prêts à intervenir à tout moment à la moindre résistance du cave.

On peut, bien sûr, faire un esclandre, appeler les gardiens, le commandant, mais à quoi cela mènera-t-il ? À se faire rosser pendant la nuit ? Et ensuite, durant le voyage, ils sont capables de vous égorger. Après tout, qu’ils le prennent, ce colis !

— Au moins, déclare dans un hoquet le bandit repu au pante en lui tapotant l’épaule, au moins, on ne touche pas à ta ration. Ça, mon pote, pas question ! Jamais !

Parfois, les jeunes truands ne comprennent pas pourquoi il est interdit de toucher à une ration de pain, alors que son propriétaire s’est gavé des brioches maison de son colis. Le propriétaire des brioches ne comprend pas, lui non plus. Et les voleurs adultes de leur expliquer que telle est la loi de la prison.

Et, Seigneur ! si un paysan naïf qui ne mange pas à sa faim durant les premiers jours de sa détention, s’avise de demander à son voisin truand un morceau de pain qui se dessèche sur une étagère… À quel cours grandiloquent n’aura-t-il pas droit sur le caractère sacro-saint de la ration !

Dans les prisons où l’on reçoit peu de colis et où les nouveaux caves ne sont guère nombreux, le concept de « ration du prisonnier » est limité au pain, et le repas (soupe, semoule ou salade), aussi misérable soit-il, ne relève pas de l’interdit. Les truands s’arrangent toujours pour diriger la distribution de nourriture. Cette règle fort sage coûte cher aux autres occupants de la cellule. Le pain mis à part, on ne leur sert de la soupe que le jus, et leur portion du plat de résistance diminue mystérieusement. Quelques mois de cohabitation avec ces protecteurs de la ration carcérale ont des conséquences tout à fait négatives sur la « satiété » du détenu, pour employer un terme officiel.

Tout cela, c’est avant le camp, pour le moment, il s’agit seulement du régime de la prison d’instruction.

Dans un camp de rééducation par le travail, aux travaux généraux, la question de la ration devient une question de vie ou de mort.

Là, il n’y a pas un morceau de trop, tous sont affamés et tous travaillent dur.

Le vol de la ration prend ici le caractère d’un crime, d’un assassinat à petit feu.

Les voleurs, qui ne travaillent pas et qui tiennent les cuisiniers entre leurs pattes, confisquent une grande partie des graisses, du sucre, du thé et de la viande, quand il y en a (voilà pourquoi tous les « simples mortels » des camps préfèrent le poisson à la viande : la norme est la même pour le poids, mais la viande est de toute façon volée). Outre les truands, le cuisinier doit approvisionner le personnel du camp, les chefs de brigade, les médecins, et même les sentinelles du poste de garde. Et il s’exécute : les truands le menacent tout simplement de mort, et le personnel du camp composé de détenus (on les appelle « les planqués » dans l’argot de la pègre) peut à tout moment s’en prendre à lui, le relever de ses fonctions, et il serait expédié dans un gisement aurifère, chose terrible pour n’importe quel cuisinier, et pas seulement pour un cuisinier, du reste.

Les prélèvements opérés sur les rations carcérales se font aux dépens de la nombreuse armée des travailleurs ordinaires. Ceux-ci ne reçoivent qu’une petite partie, pauvre en graisses et en vitamines, des « normes alimentaires scientifiquement calculées ». Des hommes adultes fondent en larmes en recevant une soupe claire : tout ce qu’il y avait de consistant a été depuis longtemps prélevé par divers Sénietchka et Kolietchka.

Pour faire régner ne serait-ce qu’un minimum d’ordre, les gradés doivent non seulement être honnêtes, mais aussi déployer une énergie surhumaine et sans défaillance dans leur lutte contre les pilleurs de nourriture, et en premier lieu contre les truands.

Voilà à quoi ressemble la ration du prisonnier dans un camp. Ici, personne ne songe plus aux déclarations publicitaires des voleurs. Le pain devient du pain au sens propre, ce n’est plus une convention ni un symbole. Il devient le moyen essentiel de rester en vie. Malheur à celui qui, prenant sur lui, a gardé un petit bout de sa ration pour se réveiller au milieu de la nuit et sentir, croustillant jusqu’à ses oreilles, le goût du pain dans sa bouche desséchée par le scorbut.

Ce pain lui sera volé, il lui sera tout bonnement arraché des mains, confisqué par de jeunes truands affamés lors de leurs perquisitions nocturnes… Le pain doit être mangé sur-le-champ, telle est la pratique dans bien des gisements où la pègre est majoritaire, où ces preux chevaliers ont faim et veulent manger, bien qu’ils ne travaillent pas.

Il est impossible d’avaler d’un seul coup cinq ou six cents grammes de pain. Le système digestif de l’être humain diffère malheureusement de celui du boa ou de la mouette. Son œsophage est trop étroit, on n’y enfourne pas d’un coup un pain d’une livre, surtout avec la croûte. Il faut le rompre, le mâcher, ce qui prend un temps précieux. Et les truands arrachent les miettes des mains du travailleur en lui dépliant les doigts, en le frappant…

Dans la zone de transit de Magadane, il y eut une époque où l’on distribuait la ration de la journée aux travailleurs sous la garde de quatre soldats armés de mitraillettes qui tenaient la foule des truands affamés à une distance respectable du lieu de distribution. Les travailleurs mangeaient leur pain sur place, le mâchaient et l’avalaient tranquillement ; on n’a tout de même jamais vu de truand ouvrir le ventre d’un cave pour aller y chercher de la nourriture.

Mais on a vu autre chose dans certains endroits.

Les détenus reçoivent de l’argent pour leur travail, pas beaucoup, mais tout de même, quelques dizaines de roubles (pour ceux qui dépassent la norme). Ceux qui ne la remplissent pas n’ont rien. Avec ces quelques dizaines de roubles, on peut acheter dans le magasin du camp, « à la boutique », du pain et parfois du beurre, bref, on peut améliorer son ordinaire. Toutes les brigades ne touchent pas d’argent. Dans les gisements où travaillent des voleurs, ce salaire est purement fictif, les truands le confisquent, ils prélèvent un « impôt » sur les travailleurs. Si le paiement n’est pas effectué en temps voulu, c’est un coup de couteau. Ces prélèvements incroyables durent depuis des années. Tout le monde est au courant de ce « racket » flagrant. Du reste, quand ce ne sont pas les truands qui s’en chargent, les exactions sont opérées au profit des chefs de brigade, des métreurs, des répartiteurs…

Voilà ce que signifie véritablement, dans les faits, la notion de « ration du prisonnier ».

1959

Récits de la Kolyma
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