Un weismanniste
Par terre, sur le seuil de l’infirmerie, il y avait des traces récentes de griffes d’ours. Le verrou, ce verrou malin à vis qui servait à fermer la porte, arraché brutalement en même temps que la gâchette, traînait dans les buissons.
À l’intérieur de la maisonnette, les fioles, les bouteilles et les boîtes avaient été balayées des étagères, envoyées au sol et transformées en bouillie. L’odeur suffocante des gouttes de valériane emplissait toute la maisonnette.
Les cahiers des cours d’aide-médecin qu’Andreïev avait suivis étaient en lambeaux. Andreïev passa plusieurs heures à rassembler soigneusement, feuille par feuille, ses notes précieuses ; il n’existait pas de manuel d’aide-médecin. Pour combattre la maladie, au fin fond de la taïga, Andreïev avait ces cahiers pour seule arme. L’un d’eux avait souffert plus que les autres : le cahier d’anatomie. Sur la première page, Andreïev avait tracé d’une main malhabile, qui n’avait jamais appris à dessiner, le schéma de la division cellulaire, les éléments du noyau, les mystérieux chromosomes. Les griffes d’ours avaient lacéré avec une telle rage ce dessin, ce cahier à la couverture en cellulose, qu’Andreïev dut jeter tout le cahier dans le poêle, le poêle métallique. La perte était irréparable : c’était le cours du professeur Oumanski.
Oumanski était spécialiste en anatomie pathologique, en dissection, responsable de la morgue à l’hôpital pour détenus où avaient eu lieu les cours d’aides-médecins. L’anatomie pathologique, c’est le contrôle suprême, un contrôle d’outre-tombe en quelque sorte, des médecins traitants. C’est lors de la dissection, de l’autopsie, de l’exploration du cadavre qu’on juge de la justesse du diagnostic et du traitement.
Mais une morgue pour détenus, c’est une morgue spéciale. On pourrait penser que la mort, grande démocrate, ne devrait pas se préoccuper de savoir qui est étendu sur la table de dissection de la morgue, qu’elle devrait parler la même langue à tous les détenus.
Soigner un malade-détenu, qui plus est, pour un médecin lui-même détenu, n’est pas une mince affaire si ledit médecin n’est pas un salaud.
À l’hôpital comme à la morgue pour détenus, tout ressemble à ce qu’on peut voir dans n’importe quel hôpital du monde. Mais les échelles de valeur sont faussées et le véritable contenu du dossier médical d’un détenu est différent de celui d’un libre.
Non seulement parce que le représentant de la mort, le pathologiste, est lui-même un homme vivant avec ses passions, ses blessures, ses qualités et ses défauts, son expérience. Il y a une raison plus profonde : la sécheresse officielle des procès-verbaux de « dissection » ne rend compte ni de la vie ni de la mort.
Si dans le corps d’un malade mort avec un diagnostic de cancer on ne trouvait aucune tumeur maligne, juste un épuisement physique extrême qu’on avait négligé, Oumanski s’indignait, ne pardonnait pas aux médecins de n’avoir pas su sauver un détenu de la faim. En revanche, un médecin qui, de toute évidence, avait vu le problème et, n’ayant pas le droit de diagnostiquer la « dystrophie alimentaire », cherchait fébrilement des synonymes (la faim sous forme d’avitaminose, de polyavitaminose, de scorbut au stade III ou de pellagre – les appellations étaient légion), Oumanski lui venait en aide par ses compétences. Et même plus encore. Si un médecin voulait s’en tenir au diagnostic tout à fait respectable de pneumonie grippale ou d’insuffisance cardiaque, le pathologiste, de son index, le renvoyait aux particularités que revêtait n’importe quelle maladie au camp.
La conscience médicale d’Oumanski était elle aussi liée et enchaînée. Le premier diagnostic officiel de « dystrophie alimentaire » fut utilisé après la guerre, après le blocus de Leningrad, lorsque, même dans les camps, on appela la faim par son nom.
Le pathologiste devait être un juge, or Oumanski était un complice… Juge en tant que complice. Oumanski avait beau être lié par les instructions, les traditions, les ordres et leur interprétation, il n’en regardait pas moins au plus profond des choses. Selon lui, son devoir n’était pas de révéler les petites erreurs insignifiantes des médecins, mais de voir – et de montrer aux autres ! – cette énormité qui était à l’arrière-plan, ce « fond » d’épuisement physique et de faim qui modifiait le tableau clinique présenté dans les manuels. Le manuel des maladies des détenus n’avait pas encore été écrit. Il ne l’a jamais été.
Les gelures des détenus stupéfient certains chirurgiens du front venant du « continent ». On soigne les fractures au mépris de la volonté des malades. Pour entrer dans le service des tuberculeux, des malades emportent avec eux des « crachats » d’autres personnes, mettant dans leur bouche un poison à l’évidence « bacillaire » juste avant l’analyse qu’on fait à l’admission. Les malades mêlent du sang à leur urine après s’être égratigné le doigt pour être admis à l’hôpital, pour échapper, ne serait-ce qu’un jour, une heure, à la chose la plus effroyable de la vie du détenu : le travail qui humilie et tue.
Oumanski savait tout cela, comme tous les vieux médecins de la Kolyma ; il approuvait et pardonnait. Le manuel des maladies des détenus n’a jamais été écrit.
Oumanski avait fait sa médecine à Bruxelles ; pendant la révolution, il était revenu en Russie, s’était installé à Odessa comme médecin…
Au camp, il comprit que sa conscience se porterait mieux s’il autopsiait des morts plutôt que de soigner des vivants. Il devint spécialiste en anatomie pathologique, responsable de la morgue.
Un vieillard de soixante-dix ans encore alerte, aux cheveux argentés coupés court à la manière des détenus, au nez en trompette, à la prothèse dentaire mal ajustée, un homme plein d’humour entra dans la classe.
Pour les élèves, son cours était particulièrement important. Non parce que c’était leur premier cours, mais parce que dès qu’il eut prononcé le premier mot, ces cours qui, auparavant, n’étaient pour les élèves qu’un conte de fées, s’incarnèrent, devinrent une réalité vraie. Le temps des angoisses était passé. Les cours avaient bel et bien été créés. Et, pour beaucoup, il n’y aurait plus jamais de travail éreintant dans les gisements d’or, de lutte quotidienne pour survivre. L’enseignement avait commencé par un cours du professeur Oumanski : « Anatomie et physiologie de l’homme. »
Le vieillard aux cheveux argentés, vêtu d’une pelisse déboutonnée, noire et usée – d’une pelisse, pas d’un blouson matelassé comme nous tous –, s’approcha du tableau noir et prit de sa petite main un énorme morceau de craie. Le professeur jeta son bonnet à oreillettes sur la table : on était en avril, il faisait encore froid.
— Je commencerai par l’étude de la structure de la cellule. Il y a actuellement de grandes controverses scientifiques…
Où ? Quelles controverses ? Les trente personnes présentes, de l’ancien juge d’instruction à l’employé de magasin de village, avaient été, dans leur vie passée, très loin de la vie scientifique. Notre passé était plus loin de nous que la vie d’outre-tombe – chaque élève en était absolument sûr… Qu’avaient-ils à faire de controverses scientifiques ?… Et de quelle science s’agissait-il ? D’anatomie ? De physiologie ? De biologie ? Ou de microbiologie ? Aucun élève n’aurait su dire alors ce qu’était la biologie. Les plus cultivés avaient eu suffisamment faim pour ne plus éprouver aucun intérêt à l’égard des controverses scientifiques…
— … beaucoup de controverses scientifiques. Actuellement, on enseigne cette matière différemment, mais je l’exposerai à ma façon. J’ai le feu vert de l’administration…
Andreïev essaya d’imaginer l’administration qui avait donné son aval au professeur de Bruxelles : le directeur de l’hôpital qui avait transpercé d’un regard inquisiteur chacun des élèves à l’examen d’entrée ; ou l’homme au nez rouge, hoquetant et sentant l’alcool, qui remplissait les fonctions de chef du service sanitaire. Andreïev était incapable d’imaginer, d’inventer de plus hautes autorités.
— … pour vous exposer cette partie du cours à ma façon. Et je n’ai pas l’intention de vous cacher mon opinion…
— Vous cacher mon opinion, répéta Andreïev tout bas, ravi de ces mots extraordinaires prononcés à propos d’une science extraordinaire.
— Je n’ai pas l’intention de vous cacher mon opinion. Je suis un weismanniste, mes amis…
Oumanski fit une pause pour nous permettre d’évaluer son audace et sa finesse.
Un weismanniste ? Les élèves s’en moquaient.
Aucun des trente élèves ne savait et n’avait jamais su ce qu’étaient la mitose et les filaments nucléoprotéidiques : les chromosomes qui renferment l’acide désoxyribonucléique.
L’administration de l’hôpital ne se souciait pas non plus d’acide désoxyribonucléique.
Un an ou deux passèrent, et la vie sociale fut bouleversée par les vagues sombres des débats sur la biologie[71] ; « weismanniste » devint un concept suffisamment clair pour les juges d’instruction formés sur le tas, ainsi que pour les gens ordinaires soumis aux tempêtes des répressions politiques. Le terme de « mendéliste-weismanniste[72] » prit une coloration menaçante, sinistre, comme les tristement célèbres « trotskiste » ou « cosmopolite ».
C’est alors qu’Andreïev se rappela et apprécia l’audace et la finesse du vieil Oumanski, un an après le débat biologique.
Trente crayons avaient dessiné dans trente cahiers un schéma de chromosomes. C’était ce cahier aux chromosomes qui avait provoqué la fureur de l’ours.
Andreïev n’avait pas gardé le souvenir d’Oumanski uniquement à cause de mystérieux chromosomes et de ses « dissections » intelligentes.
À la fin des cours, alors que les nouvelles recrues de la médecine se voyaient déjà revêtues de la blouse blanche d’aide-médecin qui distingue les membres du corps médical du reste des mortels, Oumanski avait de nouveau fait une étrange déclaration.
— Je ne vous enseignerai pas l’anatomie des organes sexuels. J’ai l’aval de l’administration. Les autres années, on le faisait. Ça n’a jamais rien donné de bon. Je préfère consacrer ces heures à la pratique thérapeutique : vous apprendrez au moins à appliquer des ventouses.
Les élèves obtinrent donc leur diplôme sans avoir étudié une partie importante de l’anatomie. Mais était-ce la seule chose qu’ignoraient les futurs aides-médecins ?
Un mois ou deux après le début des cours, quand Andreïev eut réussi à juguler, à vaincre, à étouffer la faim qui lui mordait sans cesse le ventre, qu’il eut cessé de se jeter sur chaque mégot qui se trouvait sur son chemin, dehors, par terre, que des expressions humaines nouvelles – ou anciennes ? – avaient commencé à transparaître sur son visage et que son regard – et pas seulement ses yeux – s’était fait plus humain, Andreïev avait été invité à prendre le thé chez le professeur Oumanski.
Le thé, c’était du vrai thé. Il n’y avait ni pain ni sucre, mais Andreïev ne s’attendait pas à un thé avec du pain. Le thé, c’était une conversation du soir avec le professeur Oumanski, une conversation au chaud, en tête à tête.
Oumanski vivait à la morgue, dans le bureau de la morgue. Il n’y avait pas de porte à l’entrée de la salle de dissection et, de tous les coins de la chambre d’Oumanski, on pouvait voir la table, recouverte d’une toile cirée. Il n’y avait pas de porte à la salle de dissection, mais Oumanski, qui avait respiré toutes les odeurs possibles, se conduisait comme s’il y en avait une. Andreïev ne comprit pas tout de suite ce qui faisait vraiment une chambre de cette pièce, puis il s’aperçut que le sol était à un demi-mètre au-dessus de la salle d’autopsie. Le travail terminé, Oumanski mettait sur son bureau la photographie d’une jeune femme, dans un cadre en fer-blanc, sous verre : un morceau de vitre verdâtre irrégulier, découpé grossièrement. La vie personnelle du professeur Oumanski commençait avec ce geste réglé, habituel. Les doigts de sa main droite attrapaient le tiroir, l’ouvrait, l’approchant tout contre son ventre. De la main gauche, Oumanski prenait la photographie, la posait sur le bureau…
— Votre fille ?
— Oui. Si ç’avait été un garçon, ç’aurait été bien pire, n’est-ce pas ?
Andreïev comprenait fort bien la différence entre un fils et une fille, pour un détenu. Oumanski sortit des tiroirs du bureau – il y en avait beaucoup – un nombre incalculable de feuillets découpés dans des rouleaux de papier, des feuillets froissés, usés, partagés en colonnes – avec un nombre incroyable de colonnes, de lignes. Dans chaque petit carré, Oumanski avait inscrit un mot de sa petite écriture. Des milliers, des dizaines de milliers de mots, inscrits à l’encre chimique qui avait pâli avec le temps, restaurée par endroits. Oumanski connaissait sûrement vingt langues…
— Je connais vingt langues, dit Oumanski. Je les connaissais avant la Kolyma. Je connais très bien l’hébreu. C’est la racine de tout. Et là, dans cette morgue, près des cadavres, j’ai appris l’arabe, le turc, le parsi, le géorgien… J’ai dressé un tableau des racines communes. Vous comprenez de quoi il s’agit ?
— Oui, je crois, répondit Andreïev. Mat[73], c’est Mutter ; brat[74], c’est Bruder.
— C’est ça. Mais tout est bien plus complexe et plus important. J’ai fait certaines découvertes. Ce dictionnaire sera mon apport à la science, la justification de mon existence. Vous n’êtes pas linguiste ?
— Non, professeur, répondit Andreïev.
Une douleur soudaine lui transperça le cœur : il aurait tellement voulu être linguiste en cet instant.
— Dommage.
Le tracé des rides sur le visage d’Oumanski bougea imperceptiblement, puis il reprit son expression ironique habituelle.
— Dommage. C’est une occupation plus intéressante que la médecine, mais la médecine est plus sûre, salvatrice.
Oumanski qui avait fait ses études à Bruxelles était revenu dans sa patrie après la révolution, il avait travaillé comme médecin. Il avait compris le sens de l’année 1937. Il avait compris que son long séjour à l’étranger, sa connaissance des langues étrangères, sa liberté de pensée constituaient un motif suffisant de répression ; le vieil homme avait essayé de tromper le destin. Oumanski fit une démarche audacieuse : il prit un travail au Dalstroï, s’engagea comme médecin pour la Kolyma, pour l’Extrême-Nord, et c’est comme travailleur libre qu’il arriva à Magadane. Il s’y installa.
Hélas ! Oumanski avait compté sans l’universalisme des instructions en cours : la Kolyma ne le sauva pas, pas plus que n’aurait pu le faire le pôle Nord. Oumanski fut arrêté, jugé par un tribunal et condamné à dix ans. Sa fille renia l’ennemi du peuple, disparut de sa vie, il ne restait d’elle qu’une photographie conservée par hasard, posée sur le bureau du professeur de Bruxelles. La peine de dix ans touchait à sa fin, le décompte des jours de travail était effectué régulièrement, Oumanski s’y intéressait de près.
Vint le jour où Andreïev fut de nouveau invité à prendre le thé chez Oumanski. Un gobelet d’émail éraflé plein de thé bouillant l’attendait. À côté se trouvait le verre du professeur, un vrai verre, verdâtre, trouble et incroyablement sale, même aux yeux d’Andreïev qui étaient habitués à tout. Oumanski ne lavait jamais son verre. C’était aussi une de ses découvertes, son apport personnel à l’hygiène, un principe qu’Oumanski suivait avec fermeté, persévérance et intolérance pédagogique.
— Vu les conditions dans lesquelles nous vivons, un verre non lavé est plus propre, plus stérile qu’un verre lavé. C’est la meilleure et, peut-être, la seule hygiène possible. Vous avez compris ?
Oumanski fit claquer ses doigts.
— Il y a plus de microbes dans un torchon que dans l’air. Ergo : il ne faut pas laver les verres. J’ai un verre de vieux-croyant[75], un verre personnel. Et il ne faut pas non plus les rincer : il y a moins d’infection dans l’air que dans l’eau. Le b.a.-ba de l’instruction sanitaire et de l’hygiène. Vous avez compris ?
Oumanski fronça les sourcils.
— Cette découverte ne concerne pas que la morgue.
Un jour, après de nouvelles incantations linguistiques autour d’une tasse de thé, Oumanski avait susurré à l’oreille d’Andreïev, le souffle court :
— L’essentiel, c’est de survivre à Staline. Tous ceux qui lui survivront auront la vie sauve. Vous avez compris ? Il n’est pas possible que les malédictions de millions de gens ne se matérialisent. Vous avez compris ? Il mourra obligatoirement de cette haine générale. Il aura un cancer ou autre chose. Vous avez compris ? Nous vivrons.
Andreïev avait gardé le silence.
— Je comprends et j’approuve votre prudence, avait dit Oumanski à voix haute. Vous pensez que je suis un provocateur ? Mais j’ai soixante-dix ans.
Andreïev se taisait toujours.
— Vous faites bien de vous taire, avait repris Oumanski. Il y a eu aussi des vieillards provocateurs de soixante-dix ans. On a tout vu…
Andreïev avait admiré Oumanski en silence, ne trouvant pas la force de dire un mot. C’était plus fort que lui. Ce silence inconscient, tout-puissant, il en avait pris l’habitude pendant sa longue vie au camp, riche en accusations, enquêtes et interrogatoires, régie par des règles qu’il n’était pas facile de transgresser ni de rejeter. Andreïev avait serré la main d’Oumanski, sa petite paume de vieillard, sèche et brûlante, aux doigts chauds et préhensiles.
Sa peine terminée, le professeur fut assigné à résidence à perpétuité à Magadane. Oumanski mourut le 4 mars 1953[76], poursuivant jusqu’au dernier moment ses travaux de linguistique qu’il ne légua à personne et que personne ne reprit. Il ne sut jamais qu’on avait inventé le microscope électronique et que la théorie des chromosomes s’était vue confirmée par l’expérience.
1964