Le bouquiniste

Alors que j’étais de nuit, on me mit de jour : un avancement évident, une confirmation, une réussite dans la progression dangereuse, mais salvatrice, de l’infirmier « pris parmi les malades ». Je ne prêtai pas attention à mon remplaçant : il ne me restait plus de forces pour la curiosité à cette époque, j’économisais le moindre mouvement, physique ou mental ; d’une façon ou d’une autre, il me fallait ressusciter, et je savais qu’une inutile curiosité pouvait coûter cher.

Mais, dans mon demi-sommeil nocturne, je vis du coin de l’œil un visage blême et sale envahi de poils roux et épais, des marbrures autour des yeux – des yeux d’une couleur indéfinie – et des doigts gelés et crochus accrochés à l’anse d’une gamelle noircie. La nuit était si sombre dans la baraque de l’hôpital que la flamme du réchaud, oscillant et sautant comme sous le vent, n’arrivait pas à éclairer le couloir, le plafond, les murs, la porte et le plancher, et n’arrachait qu’un petit fragment à l’obscurité : le coin de la table de chevet et le visage blême la surplombant. Le nouveau garde de nuit portait la même blouse que moi quand j’étais de garde : une blouse sale et déchirée mise à la disposition des malades. Le jour, celle-ci pendait dans la salle des malades, la nuit, l’infirmier de garde « pris parmi les malades » l’enfilait par-dessus son blouson matelassé. La flanelle en était incroyablement fine, elle était transparente et ne se déchirait pourtant pas ; les malades évitaient les mouvements brusques (à moins qu’ils n’en fussent incapables), de crainte que la blouse ne tombe en morceaux.

Le demi-cercle de lumière se balançait, oscillait et bougeait. On avait l’impression que c’était le froid, et non le vent, les mouvements du vent, qui balançait tout seul cette lumière au-dessus de la table de l’infirmier de garde. Un visage ravagé par la faim flottait dans la tache de lumière, des doigts sales et crochus cherchaient au fond de la gamelle ce qu’il n’est pas possible d’attraper avec la cuillère : j’avais saisi l’essence du mouvement, le langage du geste.

Je n’avais pas à savoir tout cela : moi, j’étais l’infirmier de jour.

Mais, quelques jours plus tard : départ précipité, accélération inattendue de la destinée – une décision brutale –, et la benne d’un camion secouée au moindre soubresaut du véhicule rampant le long du lit gelé d’une rivière sans nom, sur un « chemin d’hiver » de la taïga, vers Magadane, vers le sud. Dans la benne du camion, deux hommes : ils tressautent, cognent contre le fond avec un bruit mat et roulent comme deux bûches. Le soldat d’escorte est dans la cabine, et moi, j’ignore si je heurte un bout de bois ou un homme. Pendant une pause-repas, le bruit de mâchoire avide de mon voisin me semble familier et je reconnais les doigts crochus et le visage blême et sale.

Nous ne nous parlions pas, chacun craignait de compromettre sa chance de détenu. Le camion roulait vite : nous fîmes la route en un jour.

Nous allions tous aux cours d’aide-médecin sur ordre du camp. Magadane, l’hôpital, les cours : tout semblait baigner dans le brouillard, dans la brume laiteuse de la Kolyma. Y avait-t-il des bornes sur la route ? Acceptait-on les 58 ? Seulement l’alinéa 10. Et mon voisin de benne ? Lui aussi avait l’alinéa 10, l’ASA : le sigle « propagande antisoviétique ». Ça équivalait à l’alinéa 10.

Examen de langue russe. Dictée. On donne les notes le jour même : un cinq[94]. Oral de mathématiques : cinq. Les futurs élèves sont dispensés des finesses de la Constitution de l’URSS : ça, on le savait tous d’avance… Couché sur un châlit, sale, je pensais que j’avais toujours des poux. Le travail d’infirmier ne les anéantit pas, mais peut-être n’était-ce qu’une impression : la phtiriase est une des psychoses du camp. On n’a plus de poux depuis longtemps, mais on n’arrive pas à se faire à cette idée – cette idée ? –, disons plutôt à la sensation de ne plus en avoir : cela m’est arrivé à deux ou trois reprises. Mais la Constitution, ou l’histoire, ou l’économie politique, ça n’était pas pour nous. À la prison des Boutyrki – c’était encore pendant l’instruction de mon affaire –, le responsable du bloc avait crié : « Qu’est-ce que vous avez à parler de Constitution ? Votre Constitution, c’est le Code pénal ! » Et le responsable de bloc avait raison. Oui, le Code pénal était bien notre Constitution. Tout cela s’était passé il y avait longtemps. Un millénaire s’était écoulé depuis. La quatrième matière, c’était la chimie. Ma note : trois.

Ah, comme les élèves-détenus s’empressèrent d’acquérir des connaissances dont l’enjeu était la vie ! Et comme les anciens professeurs des facultés de médecine se hâtèrent d’inculquer la science salvatrice à des ignares qui ne s’étaient jamais intéressés à la médecine, depuis le magasinier Silaïkine jusqu’à l’écrivain tatare Min-Chabaï !…

Le chirurgien demanda en tordant ses lèvres minces :

— Qui a inventé la pénicilline ?

— Fleming !

Ce n’était pas moi qui avais répondu, mais mon voisin de l’hôpital de district. Les poils roux avaient été rasés. Mais l’enflure maladive des joues blêmes était restée : il a trop forcé sur la soupe, me dis-je au passage.

J’étais sidéré par les connaissances de l’élève rouquin. Le chirurgien considérait « Fleming » qui avait l’air triomphant. Qui étais-tu, infirmier de nuit ? Qui donc ?

— Qui étais-tu quand tu étais libre ?

— J’étais capitaine. Capitaine du génie. Au début de la guerre, je commandais le district fortifié de l’île Dikson. On avait construit les fortifications à la va-vite. Un matin de l’automne 1941, quand la brume s’est dissipée, nous avons vu le croiseur allemand Comte von Spee dans la baie. Il a mitraillé nos fortifications à bout portant. Et il s’en est allé. Moi, on m’a collé dix ans.

« Si tu ne me crois pas, prends ça pour un bobard. » Je le crus. Je connaissais les usages.

Tous les élèves passaient leurs nuits à étudier : ils absorbaient, buvaient littéralement les connaissances avec toute la flamme de condamnés à mort à qui l’on donne soudain un espoir de vie.

Mais, après un entretien sérieux avec un chef, Fleming devint gai, il apporta un roman à la baraque et se mit à le feuilleter négligemment en mangeant du poisson bouilli, les restes du festin d’autrui.

Devant mon sourire ironique, Fleming déclara :

— Aucune importance : ça fait trois mois qu’on suit les cours, tous ceux qui ont pu se maintenir jusqu’à présent auront leur examen de fin d’études, leur diplôme. Pourquoi me casser la tête ? Tu n’es pas d’accord ?

— Non, répondis-je, moi je veux apprendre à soigner les gens. Apprendre un vrai métier.

— Le vrai métier, c’est vivre.

C’est alors que la fonction de capitaine de Fleming se révéla n’être qu’un masque, un masque supplémentaire sur ce visage blême de prisonnier. Le masque, ce n’était pas le grade de capitaine mais les troupes du génie. Fleming était un juge d’instruction du NKVD avec le grade de capitaine. Il avait filtré les renseignements qui s’accumulaient goutte à goutte d’année en année. Ces gouttes mesuraient le temps comme le fait la clepsydre. Ou elles tombaient sur le crâne nu du prévenu : horloge à eau des geôles de Leningrad des années trente. Des sabliers mesuraient le temps de promenade des prisonniers, des clepsydres le temps des aveux, le temps de l’instruction. Rapidité des heures de sable, torture des heures liquides. Les horloges à eau ne comptaient pas, elles ne mesuraient pas des minutes, mais l’âme humaine, la volonté humaine, la noyant goutte à goutte, la rongeant, car l’eau vient à bout du rocher, à en croire le proverbe[95]. Ce folklore de l’instruction était très à la mode pendant les années trente, si ce n’est dès les années vingt.

On avait assemblé goutte à goutte les mots du capitaine Fleming et le trésor s’était révélé inestimable. Fleming lui-même en jugeait ainsi, et pour cause !

— Tu sais quel est le plus grand secret de notre époque ?

— Non, c’est quoi ?

— Les procès des années trente. Comment on les préparait. J’étais à Leningrad, moi, à l’époque. Chez Zakovski[96]. La préparation des procès, c’est de la chimie, de la médecine ou de la pharmacologie. On brisait la volonté par des procédés chimiques. Il y en a tant qu’on en veut. Tu crois peut-être qu’on ne va pas les employer, alors qu’ils existent ? Tu crois peut-être à la Convention de Genève ? Avoir la maîtrise des procédés chimiques et ne pas les utiliser pendant l’instruction, sur le front intérieur, ce serait vraiment faire preuve de trop d’humanité ! On ne peut croire à un tel humanisme au XXe siècle. C’est l’unique secret des procès des années trente, de ces procès publics ouverts aux correspondants étrangers aussi bien qu’à n’importe quel Feuchtwanger[97]. Il n’y avait aucun sosie à ces procès. Le secret des procès est à chercher dans la pharmacologie…

Allongé sur les châlits superposés, courts et inconfortables, de la baraque déserte des élèves, mitraillé par les rayons d’un soleil oblique, j’écoutais ces aveux.

Des expériences avaient déjà été tentées auparavant, aux procès des « saboteurs », par exemple. En revanche, la pharmacologie n’eut que peu à voir dans la comédie de Ramzine[98].

Le récit de Fleming coulait goutte à goutte. Était-ce son propre sang qui tombait sur ma mémoire à nu ? Qu’était-ce que ces gouttes ? Du sang, des larmes ou de l’encre ? Ni encre ni larmes.

— Il y avait bien sûr des cas où la médecine était impuissante. Ou des erreurs de dosage dans la préparation des solutions. Ou du sabotage. Alors, on prenait des assurances des deux côtés, selon la bonne règle.

— Et où sont maintenant ces médecins ?

— Va savoir ? Sur la lune[99], je suppose…

« L’arsenal de l’instruction, c’est le dernier cri de la science, de la pharmacologie. »

Ce n’était pas l’armoire A : venena, poisons ; ni l’armoire B : heroica, drogues puissantes. Il se trouve que le mot latin heros se traduit en russe par « ayant une action puissante ». Mais où gardait-on les médicaments du capitaine Fleming ? Dans l’armoire C, celle des crimes, ou M comme miracle ?

L’homme qui disposait de l’armoire C ou M, ou des plus grandes réalisations de la science, apprit seulement aux cours d’aide-médecin organisés au camp que l’on n’a qu’un foie, que ce n’est pas un organe qui va par paire. Il apprit aussi l’existence de la circulation sanguine – trois siècles après Harvey[100].

Le secret se dissimulait dans des laboratoires, des cabinets souterrains, des vivariums puants où les bêtes avaient exactement la même odeur que les prisonniers du camp de transit crasseux de Magadane en 1938. Comparée à ce camp, la prison des Boutyrki étincelait, elle était d’une propreté chirurgicale, sentait la table d’opération, non le vivarium.

On expérimente toutes les découvertes de la science et de la technique en commençant par leurs applications militaires, même à venir, même à l’état d’hypothèse. Ce que les généraux veulent bien lâcher, ce qui n’est d’aucune utilité pour la guerre est laissé à l’usage civil.

La médecine, la chimie, la pharmacologie sont depuis longtemps sous contrôle militaire. Expériences et observations se sont multipliées dans les instituts du cerveau, partout et de tout temps. Les poisons des Borgia ont toujours été l’arme de la politique réelle. Le XXe siècle a vu se développer de façon extraordinaire les moyens pharmacologiques et chimiques agissant sur le psychisme.

Mais si on peut anéantir la peur avec un médicament, on peut mille fois faire l’inverse : briser la volonté humaine avec des piqûres, de la pharmacologie pure, de la chimie sans aucune « physique », sans briser des côtes, piétiner, casser des dents ou éteindre sa cigarette sur le corps du détenu.

Il y avait deux écoles d’instructions : la chimique et la physique. Les physiciens considéraient comme la pierre d’angle la violence physique pure, voyant dans les passages à tabac un moyen de mettre à nu le principe moral du monde. La mise à nu des profondeurs de l’essence humaine – et comme elle se révélait veule et insignifiante ! Sous la matraque, se faisaient des découvertes, de nouvelles voies s’ouvraient à la science, on écrivait des vers, des romans. La peur des coups, l’échelle du « ventre » de la ration engendraient de grandes choses.

Le passage à tabac est un moyen psychologique suffisamment solide et efficace.

La fameuse « chaîne » pratiquée à grande échelle rendait aussi bien des services, quand les juges d’instruction se succédaient et qu’on empêchait le prisonnier de dormir. Dix-sept jours sans sommeil et un homme devient fou : n’est-ce pas dans des cabinets d’instruction qu’on a fait cette observation scientifique ?

Mais l’école chimique ne capitulait pas.

Les physiciens pouvaient fournir en matériel les « commissions spéciales », et autres « troïkas », mais pour des procès publics, leur méthode ne servait à rien. L’école de l’action physique (c’est comme ça, je crois, qu’on dit chez Stanislavski[101]) n’aurait pu mettre en scène un spectacle théâtral sanglant et public, elle n’aurait pu préparer les « procès ouverts » qui ont fait trembler l’humanité entière. Les chimistes, eux, étaient capables de telles mises en scène.

Vingt ans après cette conversation, j’ajoute à mon récit ces quelques lignes tirées d’un article de journal :

« En utilisant certains agents psycho-pharmacologiques, on peut, par exemple, supprimer pour un temps déterminé tout sentiment de peur chez l’homme. Ce faisant, et c’est là l’essentiel, l’homme conserve toute sa lucidité.

Puis on a découvert des faits encore plus inattendus. Il suffit de perturber la phase bêta[102] du sommeil de façon prolongée, en l’occurrence pour une durée de dix-sept jours consécutifs pour déclencher divers troubles psychiques et de comportement. »

De quoi s’agit-il ? D’extraits de témoignages d’un grand chef de la direction du NKVD devant un tribunal qui jugerait les juges ? De la dernière lettre de Vychinski ou de Rioumine[103] ? Non, ce sont des paragraphes d’un article scientifique dû à un membre de l’Académie des sciences de l’URSS. Mais tout cela – et même cent fois pire ! –, on le savait déjà parfaitement, on l’avait expérimenté et utilisé dans les années trente, lors de la préparation des « procès publics ».

La pharmacologie n’a pas été la seule arme de l’arsenal d’instruction de ces années-là. Fleming prononça un nom qui m’était tout à fait familier.

Ornaldo !

Bien sûr ! Ornaldo était un célèbre hypnotiseur qui avait donné de nombreuses représentations dans des cirques de Moscou au cours des années vingt, et pas uniquement à Moscou. La spécialité d’Ornaldo : l’hypnose collective. Il existe des photographies de sa célèbre tournée, des illustrations dans des livres traitant d’hypnose. Ornaldo, c’est bien sûr un pseudonyme. Son véritable nom est N.A. Smirnov. C’est un médecin de Moscou. Des affiches occupant toute la colonne publicitaire – à l’époque, on collait les affiches sur de grandes bornes circulaires – et des photographies. Paolo Svichtchov[104] avait alors son studio dans la rue Stolechnikov : dans la vitrine, on voyait une immense photographie d’yeux humains avec la légende « Les yeux d’Ornaldo ». Je me rappelle ses yeux aujourd’hui encore, je me rappelle le trouble qui m’envahissait quand j’entendais et voyais son spectacle de cirque. L’hypnotiseur donna des représentations jusqu’à la fin des années vingt. Il y a des photographies de Bakou qui montrent des spectacles datant de 1929. Puis il cessa de se produire.

— À compter du début des années trente, Ornaldo a travaillé pour le NKVD dans le plus grand secret.

Ce secret percé à jour me fit froid dans le dos.

Souvent Fleming vantait Leningrad sans aucun motif. Plus exactement, il m’avoua qu’il n’était pas un Leningradois de souche. En réalité, les esthètes du NKVD des années vingt avaient fait venir Fleming de province comme une relève digne d’eux. La culture qu’il acquit à leur contact était bien plus étendue que celle que donne l’école. Non seulement Tourguéniev et Nekrassov, mais aussi Balmont[105] et Sologoub[106] ; non seulement Pouchkine, mais aussi Goumiliov[107]u.

— « Et vous, chiens royaux, flibustiers, qui gardez l’or dans un port obscur ! » Je ne me trompe pas ?

— Non, c’est bien ça.

— Je ne me souviens pas de la suite. Est-ce que, moi, je suis un chien royal ? Un chien du gouvernement ?

Et, se souriant à lui-même et à son passé, il racontait avec extase, comme un spécialiste de Pouchkine vous dirait qu’il a eu en main la plume d’oie ayant servi à écrire Poltava, qu’il avait effleuré les dossiers de l’affaire Goumiliov baptisée « complot des lycéens » ; on eût pu croire qu’il avait touché la pierre noire de Kaaba ; chaque trait de son visage exprimait tant de félicité et de pureté que je pensai malgré moi : « C’est aussi une manière de s’initier à la poésie. » Un sentier minuscule, incroyable et rarissime pour atteindre les valeurs littéraires dans un cabinet d’instruction. Quant aux valeurs morales de la poésie, il est bien entendu impossible d’y accéder par cette voie.

— Dans les livres, je lis d’abord les préfaces, les commentaires. Je suis un homme de préfaces, de commentaires.

— Et le texte ?

— Pas toujours. Quand j’ai le temps.

Pour Fleming et ses collègues, aussi sacrilège que cela puisse paraître, l’initiation à la culture ne pouvait passer que par le travail d’instruction. La connaissance qu’on y acquiert des acteurs de la vie littéraire et sociale est mutilée, et cependant plus vraie, plus authentique en quelque sorte, car elle n’est pas recouverte d’un millier de masques.

Ainsi, le plus grand informateur spécialisé dans les artistes de l’époque, l’auteur qualifié, sérieux et compétent de toutes sortes de mémorandums et de notices biographiques sur des écrivains, était-il – et son nom ne surprend qu’au prime abord – le général de brigade Ignatiev[108]. Cinquante ans dans le rang. Quarante ans dans le renseignement soviétique.

— J’ai lu le livre Cinquante ans dans le rang alors que je connaissais déjà les notices rédigées par lui et qu’on m’avait présenté à l’auteur. Ou c’est lui qui m’avait été présenté, dit pensivement Fleming. Ce n’est pas un mauvais livre, Cinquante ans dans le rang !

Fleming n’aimait pas beaucoup les journaux, les nouvelles, les émissions de radio. Les événements internationaux ne l’intéressaient guère. Il en allait tout autrement pour les événements à l’intérieur du pays. Fleming éprouvait surtout un sombre ressentiment à l’égard de la force obscure qui avait promis à l’élève du secondaire d’atteindre l’inatteignable, qui l’avait élevé très haut et qui venait de le précipiter sans merci dans l’abîme comme dit, me semble-t-il, la célèbre chanson de mon enfance : « L’incendie de Moscou faisait rage et grondait. »

Son initiation à la culture avait été originale. Des cours accélérés, des visites à l’Ermitage. L’homme grandissait, devenant un enquêteur esthète, et il fut choqué par la violence qui avait déferlé dans les « Organes » des années trente, balayé, anéanti par la « nouvelle vague » qui prônait la force brutale et méprisait non seulement les finesses psychologiques, mais aussi les « chaînes » et les « stations debout ». Il manquait simplement à cette nouvelle vague la patience nécessaire aux calculs scientifiques, à la psychologie de haut vol. Il est plus facile d’obtenir des résultats, figurez-vous, avec un vulgaire passage à tabac. Les lents esthètes avaient été à leur tour expédié « sur la lune ». Fleming avait survécu par hasard. La nouvelle vague n’avait pas de temps à perdre.

L’éclat affamé des yeux de Fleming s’éteignait et son esprit d’observation professionnel s’éveillait de nouveau…

— Dis donc, je t’ai observé pendant la conférence, tu pensais à autre chose.

— Je veux simplement tout retenir. Pour pouvoir tout décrire.

Des images flottaient dans l’esprit de Fleming déjà reposé, déjà rasséréné.

Dans la section neurologique où travaillait Fleming, il y avait un géant letton qui recevait triple ration de façon tout à fait officielle. Chaque fois que le géant s’attaquait à sa nourriture, Fleming s’asseyait en face de lui sans pouvoir cacher son enthousiasme devant cette puissante machine à bâfrer.

Fleming ne lâchait pas sa gamelle, cette fameuse gamelle avec laquelle il était arrivé du Nord… C’était un talisman, un talisman de la Kolyma.

À la section neurologique, les truands attrapèrent un chat, le tuèrent, le cuirent et invitèrent Fleming, l’aide-médecin de garde : offrande traditionnelle, pot-de-vin de la Kolyma, kalym[109] de la Kolyma. Fleming mangea la viande et ne dit rien au sujet du chat. C’était le chat de la chirurgie.

Les élèves avaient peur de Fleming. Mais de qui n’avaient-ils pas peur ? Fleming travaillait déjà à l’hôpital comme aide-médecin, comme badigeonneur en titre. Tous lui témoignaient de l’hostilité et le craignaient, car tous sentaient qu’il n’était pas un simple employé des « Organes », mais le détenteur de quelque secret primordial, effroyable.

L’hostilité se renforça et le mystère s’épaissit après un voyage imprévu de Fleming qui alla voir une jeune Espagnole. L’Espagnole était on ne peut plus réelle, c’était la fille d’un des membres du gouvernement de la République espagnole. Agent de renseignements, elle avait été prise dans un filet de provocations, condamnée et expédiée à la Kolyma pour y mourir. Fleming, apparemment, n’avait pas été oublié par ses vieux amis lointains, par ses anciens collègues. Il devait obtenir des renseignements auprès de l’Espagnole, vérifier quelque chose. La malade toutefois ne l’avait pas attendu, l’Espagnole avait guéri et on l’avait expédiée dans un convoi à destination d’un gisement pour femmes. Fleming interrompit son travail à l’hôpital et partit brusquement voir l’Espagnole. Il voyagea pendant deux jours sur la route de mille verstes que parcourt un flot de véhicules et où il y a tous les kilomètres des postes d’opérationnels. Fleming eut de la chance, il revint sain et sauf après son entrevue. On eût pu croire à quelque acte romanesque accompli au nom d’un amour de camp. Hélas, Fleming ne se déplaçait pas au nom de l’amour, il n’accomplissait pas d’actions héroïques au nom de l’amour. Il était mû par une force bien plus grande que l’amour ; la passion suprême lui permettait de franchir sans encombre tous les obstacles du camp.

Fleming évoquait souvent l’année trente-cinq, la vague soudaine d’assassinats. La mort de la famille de Savinkov. Le fils fut fusillé ; sa famille, c’est-à-dire sa femme, leurs deux enfants et la mère de sa femme refusèrent de quitter Leningrad. Chacun laissa une lettre, un mot d’adieu pour les autres. Ils se suicidèrent tous, et Fleming avait gardé en mémoire les quelques mots d’une inscription enfantine : « Grand-mère, nous allons bientôt mourir… »

En 1950, Fleming finit de purger sa peine pour l’« affaire du NKVD[110] », mais il ne revint pas à Leningrad. Il n’eut pas l’autorisation requise. Sa femme, qui avait gardé longtemps leur « surface habitable », le rejoignit à Magadane, mais elle ne s’y installa pas et retourna à Leningrad. Fleming regagna Leningrad juste avant le XXCongrès, s’installa dans cette même chambre où il avait vécu avant la catastrophe…

Des démarches forcenées. Mille quatre cents roubles de retraite pour ancienneté de service. Mais l’ancien spécialiste en pharmacologie dorénavant enrichi de son savoir d’aide-médecin ne put retrouver sa qualification antérieure. En fait, tous les « anciens travailleurs », tous les vétérans de ces affaires, tous les esthètes encore en vie furent mis à la retraite. Jusqu’au plus petit coursier.

Fleming prit un travail : sélectionneur de livres chez un bouquiniste de l’avenue Litieïny. Fleming estimait qu’il faisait corps avec l’intelligentsia russe, même si sa parenté et ses relations avec elle étaient, là encore, assez particulières. Jusqu’au bout, Fleming refusa de dissocier son destin de celui de l’intelligentsia, pressentant peut-être que seul un contact avec les livres lui permettrait de conserver sa qualification pour le cas où il parviendrait à vivre jusqu’à des temps meilleurs.

À l’époque de Konstantin Léontiev[111], « le capitaine du génie » se serait retiré dans un monastère. Mais le monde des livres, le monde dangereux et sublime du culte des livres, teinté de fanatisme comme tout amour des livres, recèle aussi un élément moral de purification. Il n’allait pas se faire portier, l’ancien admirateur de Goumiliov, le connaisseur des commentaires écrits sur la poésie et le destin de Goumiliov ! Aide-médecin, selon sa nouvelle qualification ? Non, mieux valait être bouquiniste.

— Je fais des démarches, je n’arrête pas. Du rhum ?

— Je ne bois pas.

— Ah ! comme c’est dommage, comme c’est gênant que tu ne boives pas ! Katia, il ne boit pas ! Tu comprends, je fais des démarches. Je finirai bien par reprendre mon ancien travail.

— Si tu reprends ton ancien travail, articula Katia de ses lèvres bleuies, moi je me pends, je me jette à l’eau le jour même.

— Je plaisante, je plaisante toujours… Je m’occupe, je me démène sans cesse. J’envoie des requêtes, je plaide, je fais des voyages à Moscou. C’est qu’on m’a réintégré dans le parti. Mais il faut voir comment.

Fleming tira d’une poche intérieure un tas de papiers froissés :

— Lis ! C’est le témoignage de Drabkina[112]. Elle était chez moi à Igarka.

Je parcourus le long témoignage de l’auteur des Biscottes noires.

« Alors qu’il était chef d’un secteur du camp, il traitait bien les détenus, c’est la raison pour laquelle il fut très vite arrêté et condamné… »

Je feuilletai les dépositions de Drabkina, ces pages sales, collantes, manipulées de nombreuses fois par les doigts distraits des chefs…

Et Fleming, qui s’était penché vers mon oreille et dont l’haleine exhalait des vapeurs de rhum, m’expliqua d’une voix enrouée que lui, au moins, il s’était conduit « en homme » au camp, que même Drabkina en témoignait.

— Tu as besoin de tout ça ?

— Oui. Ça m’occupe. Et puis, qui sait, il ne faut jurer de rien. On boit un coup ?

— Je ne bois pas.

— Ouais. Je gagne bien ma vie. Mille quatre cents. Mais ce n’est pas ça que je veux…

— Ferme-la ou je vais me pendre, cria Katia, sa femme.

— Elle est cardiaque, expliqua Fleming.

— Reprends-toi. Écris. Tu as du style. Je le sais par tes lettres. Une nouvelle, un roman, c’est justement une lettre dans laquelle tu te dévoiles.

— Non. Je ne suis pas écrivain. Je fais des démarches…

Et, en me postillonnant dans l’oreille, il chuchota quelque chose de parfaitement absurde, comme s’il n’y avait jamais eu de Kolyma et comme si en 1937 il était resté lui-même dix-sept jours dans la « chaîne », au point que son psychisme en ait été ébranlé.

— Maintenant, on publie beaucoup de Mémoires. Des souvenirs. Par exemple Dans le monde des réprouvés de Iakoubovitch[113]. Ils n’ont qu’à publier ça aussi.

— Tu as écrit tes souvenirs ?

— Non. Je veux recommander un livre à la publication. Tu sais lequel ? Je suis allé aux éditions de Leningrad. On me dit : mêle-toi de ce qui te regarde…

— Mais quel livre ?

— Les Souvenirs de Samson, le bourreau de Paris. Ça, ce serait des mémoires !

— Le bourreau de Paris !

— Oui. Je me souviens que Samson a décapité Charlotte Corday ; ensuite, il l’a frappée sur les joues, et les joues de la tête décapitée sont devenues rouges. Et puis encore, à l’époque, il y avait des « bals des victimes ». Est-ce qu’on a eu des bals des victimes, nous ?

— « Le bal des victimes », ça se rapporte à Thermidor, et pas seulement à l’époque qui suit la Terreur. Tes Souvenirs de Samson, c’est un faux.

— Mais quelle importance que ce soit un faux ou pas ! Le livre a existé, non ? Buvons un coup de rhum. J’ai tâté de pas mal de boissons, mais rien ne vaut le rhum. Le rhum ! Du rhum de la Jamaïque.

Sa femme avait préparé le dîner : des montagnes d’une mangeaille grasse instantanément avalée par le vorace Fleming. Il garderait toujours une indomptable avidité à l’égard de la nourriture, comme un traumatisme psychique qui resterait aussi à des milliers d’autres anciens détenus pour toute leur vie.

La conversation s’interrompit et, dans l’obscurité qui gagnait la ville, j’entendis près de moi un bruit qui m’était familier depuis la Kolyma, un bruit de mâchoires. Je pensai à la force vitale qui se dissimule dans un estomac et des intestins sains, dans la capacité d’engloutir : à la Kolyma aussi, ç’avait été un réflexe de défense vital chez Fleming. L’avidité, le côté omnivore. L’âme, elle aussi, s’était habituée à manger à tous les râteliers : il s’agissait d’une préparation, d’une sorte d’amortisseur original pour cette chute en la Kolyma où Fleming n’avait découvert aucun gouffre : il connaissait déjà tout cela auparavant et c’est ce qui l’avait sauvé, car cela avait émoussé ses tourments moraux, si toutefois il en avait éprouvé ! Fleming n’avait eu aucun traumatisme moral supplémentaire à supporter : il avait déjà connu le pire et avait vu périr avec indifférence tous ceux qui l’entouraient, n’étant disposé à lutter que pour sa propre vie. Celle-ci avait été sauvée, mais il était resté dans l’âme de Fleming une trace pesante qu’il lui fallait effacer, purifier par le repentir. Le repentir, c’est-à-dire les lapsus, les demi-allusions et des conversations à voix haute avec lui-même, sans pitié ni condamnation. « Je n’ai tout simplement pas eu de chance. » Et, malgré tout, le récit de Fleming, c’était du repentir.

— Tu vois ce livret…

— Ta carte du parti ?

— Mm-oui. Toute neuve. Mais ça n’a pas été facile, pas facile du tout. Il y a six mois, le comité régional a examiné ma demande de réintégration au parti. Ils étaient là, à lire les documents. Et puis le secrétaire, ce Tchouvache, a lâché d’un ton sinistre, grossier, quoi : « Bon, tout est clair. Inscrivez la décision : réintégrer sans reprise d’ancienneté. »

C’est comme si on m’avait brûlé : « sans reprise d’ancienneté ». Je me suis dit : si je ne signale pas dès maintenant que je ne suis pas d’accord avec la résolution, on pourra toujours me rétorquer plus tard : « Et pourquoi avez-vous gardé le silence quand on a examiné votre cas ? C’est bien pour cela qu’on vous convoque personnellement à la séance, pour que vous puissiez réagir, vous exprimer à temps… » J’ai levé la main.

« Qu’est-ce que tu veux ? » Sinistre, quoi, grossier.

Je dis : « Je ne suis pas d’accord avec la résolution. Partout, pour n’importe quel travail, on va me demander le motif de cette annulation de l’ancienneté. »

« Tiens ! Comme t’es pressé, a répondu le premier secrétaire du comité régional. T’es dégourdi parce que tu as une bonne base matérielle, combien tu touches à l’ancienneté ? »

Il avait raison, mais je l’ai interrompu : « Je demande une réintégration complète avec maintien de l’ancienneté. »

Le secrétaire s’est enquis tout à coup : « Pourquoi t’es si pressé ? Pourquoi tu t’échauffes ? N’oublie pas que tu as du sang sur les mains, et jusqu’aux coudes. »

Alors j’ai vu rouge. « Et vous, dis-je, vous n’avez pas de sang sur les mains ? »

Le secrétaire du comité régional m’a répliqué : « Nous n’étions pas là. »

« Et là où vous étiez en 1937, ai-je poursuivi, vous n’avez pas eu de sang sur les mains ? »

Le premier secrétaire : « Assez bavardé. On peut revoter. Sors d’ici. »

Je suis sorti dans le couloir et on m’a apporté la résolution : « refuser la réintégration au parti ».

J’ai fait des démarches à Moscou pendant six mois. Résolution annulée. Seulement, ils ont repris la première formulation : « réintégrer sans ancienneté ».

Celui qui avait exposé mon cas au KPK m’a dit : « Il ne fallait pas rouspéter au comité régional. »

— Je passe mon temps à faire des démarches, je plaide, je vais à Moscou et je réclame. Bois !

— Je ne bois pas.

— C’est pas du rhum, c’est du cognac. Un cinq étoiles ! Pour toi.

— Enlève cette bouteille.

— Mais oui, tu as raison, je l’enlève, je l’emporte, je la prends avec moi. Ne te fâche pas.

— Je ne me fâche pas.

Un an plus tard, je reçus la dernière lettre du bouquiniste :

« Pendant que j’étais absent de Leningrad, ma femme est morte subitement. Je suis rentré six mois plus tard, j’ai vu sa tombe, la croix et une photo d’amateur : elle dans son cercueil. Ne me condamne pas pour ma faiblesse, je suis un homme raisonnable, mais je n’arrive pas à faire quoi que ce soit, j’ai perdu tout intérêt pour la vie.

Je sais : ça va passer, mais il faut du temps. Qu’a-t-elle connu de toute sa vie ? Des démarches dans les prisons pour avoir des renseignements et passer des colis. Le mépris de la société, un voyage à Magadane pour me rendre visite, une vie de privation, et maintenant la fin. Excuse-moi, je t’écrirai plus longuement une autre fois. Oui, je suis en bonne santé, mais peut-on en dire autant de la société dans laquelle je vis ? Salut. »

1956

Récits de la Kolyma
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