La cravate
Comment raconter l’histoire de cette maudite cravate ?
C’est une vérité d’un genre particulier, c’est la vérité du réel. Mais ce n’est pas un essai, c’est un récit. Comment pourrais-je en faire quelque chose qui serait la prose de demain, quelque chose qui ressemblerait aux récits de Saint-Exupéry qui nous a fait découvrir le ciel ?
Dans les temps passés et présents, pour avoir un véritable succès, l’écrivain devait être comme un étranger au pays qu’il décrivait. Il devait adopter le point de vue, les intérêts, la culture des gens parmi lesquels il avait grandi et acquis ses habitudes, ses goûts et ses opinions. L’écrivain écrit dans la langue de ceux au nom desquels il parle. Et rien de plus. Et s’il connaît trop bien son sujet, ceux pour qui il écrit ne le comprennent pas. En ce cas, l’écrivain a trahi, il est passé du côté de son sujet.
Il ne faut pas trop bien connaître son sujet. C’était la règle pour tous les écrivains des temps passés et présents, mais la prose de demain exige autre chose. Ce ne sont plus les écrivains qui vont prendre la parole, mais des spécialistes qui auront un talent d’écrivain. Et ils parleront uniquement de ce qu’ils connaissent et de ce qu’ils ont vu. L’authenticité, voilà la force de la littérature de demain.
Mais toutes ces considérations ne sont peut-être pas de mise ici : l’essentiel est peut-être de me rappeler, autant que faire se peut, tout ce que je sais de Maroussia Krioukova, la jeune fille boiteuse qui avait essayé de s’empoisonner avec du véronal : elle avait avalé de minuscules comprimés, ovoïdes, jaunes et brillants, qu’elle avait mis de côté. Elle s’était procuré le véronal auprès de ses voisines de chambre à qui on en avait prescrit, contre du pain, de la bouillie ou une part de hareng. Les aides-médecins, au courant du trafic de véronal, obligeaient les malades à avaler leurs comprimés en leur présence, mais les médicaments étaient enrobés d’une couche dure et les malades réussissaient en général à fourrer le véronal contre leur joue ou sous leur langue et à le recracher dans leur main dès que l’aide-médecin était sorti.
Maroussia Krioukova avait mal calculé la dose. Elle ne mourut pas, elle eut simplement des vomissements et, après un lavage d’estomac, on la fit sortir de l’hôpital pour un transfert. Mais tout cela se produisit bien après l’histoire de la cravate.
Maroussia Krioukova était arrivée à la fin des années trente : elle venait du Japon. Fille d’un émigré qui vivait dans la banlieue de Kyoto, elle était entrée avec son frère au sein du mouvement Retour en Russie, s’était mise en rapport avec l’ambassade soviétique et, en 1939, avait reçu un visa d’entrée pour la Russie. Elle fut arrêtée à Vladivostok, en même temps que son frère et tous leurs camarades. On l’emmena à Moscou et elle ne revit plus jamais aucun d’entre eux.
Pendant l’instruction, on lui cassa la jambe et, quand la fracture fut remise, on l’emmena à la Kolyma purger sa peine de vingt-cinq ans.
Maroussia était très habile aux travaux d’aiguille, elle brodait merveilleusement : toute sa famille vivait de ses broderies à Kyoto.
À la Kolyma, les chefs découvrirent immédiatement son talent. Ils ne lui payèrent jamais ses broderies : ils lui apportaient un morceau de pain, ou deux morceaux de sucre, ou encore des cigarettes – toutefois Maroussia ne prit jamais l’habitude de fumer. Et ils recevaient en échange des broderies à la main d’une merveilleuse facture et qui valaient des centaines de roubles.
La directrice de la section sanitaire entendit parler du talent de la détenue Krioukova : elle la fit hospitaliser et, de ce jour, Maroussia broda pour la doctoresse.
Lorsqu’un télégramme téléphoné au sovkhoze où travaillait Maroussia donna l’ordre d’envoyer toutes les ouvrières brodeuses par le prochain camion à…, le directeur du camp cacha Maroussia : sa femme avait beaucoup d’ouvrage à donner à la brodeuse. Mais quelqu’un le dénonça immédiatement aux instances supérieures et il fallut faire partir Maroussia.
Elle s’étend et serpente sur deux mille kilomètres, la route centrale de la Kolyma, une chaussée carrossable parmi les monts, les gorges, les poteaux, les rails, les ponts. Il n’y avait pas de rails sur la route de la Kolyma. Mais tous répétaient et répètent encore le poème de Nekrassov[45], Le Chemin de fer : pourquoi composer de nouveaux vers quand il existe déjà un texte qui convient à merveille ? Tout le chemin avait été construit au pic et à la pelle, avec des brouettes et des tarières…
Sur la chaussée, tous les quatre cents à cinq cents kilomètres, se dresse une « maison de la direction », hôtel de luxe des plus somptueux mis à la disposition personnelle du directeur du Dalstroï, c’est-à-dire du gouverneur général de la Kolyma. Lui seul a le droit d’y passer la nuit au cours de ses déplacements sur le territoire qui lui est confié. Tapis précieux, bronzes et miroirs. Tableaux de maîtres : de nombreux originaux signés des meilleurs artistes comme Choukhaïev. Ce dernier a passé dix ans à la Kolyma. En 1957, rue Kouznetski most[46], on fit une exposition de ses œuvres, exposition à l’image de sa vie. Elle commençait par les clairs paysages de Belgique et de France, par un autoportrait en costume doré d’Arlequin. Puis il y avait la période de Magadane, soit deux portraits à l’huile : un portrait de femme et un autoportrait dans de lugubres teintes marron foncé. Deux en dix ans. Ils représentaient des gens qui avaient connu l’horreur. Outre ces deux portraits, il y avait des esquisses de décors de théâtre.
Après la guerre, on libéra Choukhaïev. Il partit pour Tbilissi, au sud, toujours plus au sud, en emportant sa haine du Nord. Il était brisé. Il exécuta un tableau intitulé Le Serment de Staline à Gori, une œuvre de flagornerie. Il était brisé. Il fit aussi des portraits de travailleurs de choc, d’ouvriers d’avant-garde. Et La Dame à la robe d’or, d’un éclat au-delà de toute mesure, comme si le peintre s’était efforcé d’oublier à quel point la palette du Nord était avare. Et ce fut tout. Il pouvait mourir.
Les artistes exécutaient aussi des copies pour les « maisons de la direction » : Ivan le Terrible tuant son fils, Matin dans la forêt de Chichkine[47]. Ces deux tableaux sont des croûtes classiques.
Mais le plus étonnant dans ces maisons, c’étaient les broderies. Rideaux de soie, stores d’étoffe et tentures étaient décorés de broderies faites main. Petits tapis, coussins, serviettes de toilette – le moindre chiffon devenait un objet précieux après être passé entre les mains des détenues brodeuses.
Le directeur du Dalstroï ne dormait que deux, trois nuits par an dans ses maisons : il y en avait plusieurs sur la route de la Kolyma. Le gardien, l’économe, le cuisinier et le responsable de la maison passaient tout le reste du temps à attendre sa visite. Ces quatre employés « libres », qui touchaient des primes pour travailler dans l’Extrême-Nord, l’attendaient, se préparaient à sa venue, chauffaient le poêle en hiver et aéraient la maison.
On avait fait venir Macha[48] Krioukova pour broder des rideaux, des coussins et tout ce qui pouvait être brodé. Il y avait aussi deux autres brodeuses, dont le talent et l’inventivité égalaient ceux de Macha. La Russie est le pays des vérifications, le pays des contrôles. Le rêve de tout bon Russe, qu’il soit détenu ou travailleur libre, c’est qu’on lui confie quelque chose ou quelqu’un à contrôler. Premièrement, je commande quelqu’un. Deuxièmement, on me fait confiance. Troisièmement, j’ai moins de responsabilités que s’il s’agit d’un vrai travail. Et, quatrièmement, souvenez-vous de l’attaque dans le roman Dans les tranchées de Stalingrad de Viktor Nekrassov[49].
Il y avait donc, au-dessus de Macha et de ses nouvelles amies, une femme membre du parti qui leur donnait tous les jours de l’étoffe et du fil. À la fin de la journée, elle ramassait le travail et vérifiait ce qui avait été fait. Cette femme ne travaillait pas, mais elle était inscrite dans les registres de l’hôpital central comme surveillante du bloc opératoire. Elle montait scrupuleusement la garde, convaincue qu’il lui suffirait d’avoir le dos tourné pour que disparût immédiatement une lourde soie bleue.
Les brodeuses s’étaient depuis longtemps habituées à une telle surveillance. Et elles ne volaient pas, bien qu’il ne leur eût guère été difficile, en réalité, de duper cette femme. Elles avaient été toutes trois condamnées selon l’article 58.
Au camp, on les logea dans la zone dont le portail était orné – comme dans toutes les zones de tous les camps d’Union soviétique – des mots inoubliables : « Le travail est affaire d’honneur, de gloire, de vaillance et d’héroïsme. » Suivait le nom de l’auteur de la citation… Celle-ci sonnait ironiquement, collait parfaitement au contenu du mot « travail » au camp. Le travail y est tout ce qu’on veut sauf de la gloire. En 1906, une maison d’édition dans laquelle il y avait des SR publia l’intégrale des discours de Nicolas II : des SR participèrent à cette publication. C’était une réimpression de textes tirés du Messager du gouvernement[50] publié au moment du couronnement du tsar, et il s’agissait de toasts : « Je bois à la santé du régiment de Keksholm » ; « Je bois à la santé des jeunes de Tchernigov. »
Il y avait une préface à ces toasts, sur le mode patriotique pompier : « Ces mots reflètent, telle une eau pure, toute la sagesse de notre grand monarque, etc. »
Ceux qui avaient composé le recueil furent envoyés en Sibérie.
Qu’est-il arrivé aux gens qui avaient mis la citation sur le portail de toutes les zones de tous les camps d’Union soviétique ?
En récompense de leur bonne conduite et pour la réalisation de la norme, on autorisa les brodeuses à aller aux séances de cinéma pour détenus.
Les séances réservées aux travailleurs libres ne se distinguaient pas beaucoup des séances pour les détenus.
Il n’y avait qu’un seul projecteur et il fallait s’arrêter après chaque partie.
Un jour, on passa le film À malin, malin et demi. À la fin de la première partie, la lumière revint comme toujours et, comme toujours, elle s’éteignit ; on entendit le ronronnement du projecteur et un rayon jaune se posa sur l’écran.
Tout le monde se mit à trépigner et à crier. L’opérateur avait dû se tromper : on repassait la première partie. Trois cents hommes criaient et tapaient des pieds, trois cents hommes parmi lesquels des combattants de première ligne médaillés, des médecins émérites venus faire une conférence, et qui avaient tous acheté leur billet pour cette séance réservée aux travailleurs libres.
L’opérateur fit tranquillement repasser la première partie et ralluma la lumière. Tous comprirent alors ce qui s’était passé. Dolmatov, le vice-directeur de l’hôpital chargé de l’économat, était arrivé en retard au cinéma, avait manqué la première partie, et on avait repris le film depuis le début.
Puis ce fut la seconde partie et tout rentra dans l’ordre. Tous connaissaient les mœurs de la Kolyma : les médecins les connaissaient mieux que les soldats revenus du front.
Quand il y avait trop peu de billets vendus, on faisait une séance commune : les meilleures places, c’est-à-dire les derniers rangs, étaient réservées aux travailleurs libres, et les premiers rangs revenaient aux détenus, les femmes à gauche et les hommes à droite de l’allée. Car une allée en forme de croix coupait la salle en quatre, ce qui était très commode du point de vue des règlements en vigueur au camp.
Un jour, la jeune fille, dont la claudication ne passait pas inaperçue, même au cinéma, se retrouva à l’hôpital dans la section des femmes. On n’avait pas encore construit de cloisons et toute la section était logée dans un grand dortoir militaire d’au moins cinquante lits.
Maroussia Krioukova fut soignée par un chirurgien.
— Mais qu’est-ce qu’elle a ?
— Ostéomyélite, déclara le chirurgien Valentin Nikolaïevitch.
— Sa jambe est perdue ?
— Mais non, pourquoi ?
C’est moi qui faisais les pansements de Krioukova et j’ai déjà raconté sa vie. Au bout d’une semaine, la fièvre tomba et on la fit sortir après une semaine supplémentaire.
— Je vais vous offrir une cravate, à vous et à Valentin Nikolaïevitch. Ce sera de belles cravates.
— Très bien, Maroussia.
Une petite bande d’étoffe de soie, parmi des dizaines, des centaines de mètres d’étoffe brodée, décorée en quelques journées de travail dans la maison de la direction.
— Mais le contrôle ?
— Je demanderai la permission à notre Anna Andreïevna. (C’est ainsi que se nommait, je crois, la surveillante.)
— Anna Andreïevna me l’a permis. Je me suis mise à broder… Et puis, je ne sais comment vous expliquer ça. Dolmatov est entré et il me l’a prise.
— Comment ça ?
— J’étais en train de broder. Celle de Valentin Nikolaïevitch était déjà finie. Et, pour la vôtre, il ne me restait plus grand-chose à faire. Elle était grise. La porte s’est ouverte : « Vous brodez des cravates ? » Et il a fouillé dans ma table de nuit, il a mis la cravate dans sa poche et il est parti.
— Maintenant, on va vous envoyer ailleurs.
— Non, il y a encore beaucoup de travail. Mais j’aurais tant voulu vous offrir une cravate…
— Ce n’est rien, Maroussia ; de toute façon, je n’aurais pas pu la porter. Je n’allais quand même pas la vendre !
Comme au cinéma, Dolmatov arriva en retard au concert donné par les amateurs du camp. Lourd, pansu avant l’âge, il se dirigea vers le premier banc libre.
Krioukova se leva et fit de grands signes. Je compris qu’ils s’adressaient à moi :
— La cravate, la cravate !
J’eus le temps d’examiner la cravate de Dolmatov. Elle était grise avec des broderies de qualité supérieure.
— Votre cravate, criait Maroussia, la vôtre ou celle de Valentin Nikolaïevitch !
Dolmatov s’assit. Les rideaux s’ouvrirent sur le côté, à l’ancienne, et le concert d’amateurs commença.
1960