La guerre des chiennes *
Le médecin de garde avait été appelé au service d’accueil. Sur les lames légèrement bleuâtres et grattées au couteau du parquet fraîchement lavé se tordait un corps hâlé couvert de tatouages, un homme blessé, déshabillé par les infirmiers. Du sang tachait le plancher, et le médecin de garde sourit avec une joie mauvaise : ce serait difficile à nettoyer. Ce médecin se réjouissait de tout le mal dont il devenait témoin. Deux hommes en blouses blanches étaient penchés sur le blessé : l’aide-médecin du service d’accueil, tenant une boîte à pansements, et un lieutenant du service spécial, un papier à la main.
Le médecin comprit immédiatement que le blessé n’avait pas de papiers d’identité, et que le lieutenant voulait obtenir des renseignements sur lui. Les blessures étaient fraîches, certaines saignaient encore. Il y en avait beaucoup, plus d’une dizaine de plaies minuscules. Cet homme venait d’être frappé avec un canif, un clou ou autre chose.
Le médecin songea au meurtre de la vendeuse du magasin qui avait eu lieu pendant sa dernière garde, deux semaines auparavant ; elle avait été tuée dans sa chambre, étouffée sous un oreiller. L’assassin n’avait pas eu le temps de s’enfuir discrètement, quelqu’un avait donné l’alarme ; alors, sortant son poignard, il s’était rué dehors, dans le brouillard glacé. Passant en courant le long du magasin, il avait enfoncé son poignard dans le derrière du dernier de la queue, par méchanceté gratuite, pour s’amuser…
Mais cette fois, il s’agissait d’autre chose. Les soubresauts du blessé se calmèrent et ses joues blêmirent. Le médecin comprit qu’il devait avoir une hémorragie interne, car son ventre aussi était couvert de petites meurtrissures inquiétantes, qui ne saignaient pas. Il pouvait y avoir des blessures aux intestins, au foie…
Mais le médecin n’osait pas interrompre la sacro-sainte procédure d’enregistrement. Il fallait à tout prix lui arracher ses « données de base » – nom, prénom, patronyme, article, peine –, obtenir les réponses aux questions que l’on pose dix fois par jour à chaque détenu, lors des appels, de l’envoi au travail…
Le blessé répondit quelque chose et le lieutenant s’empressa de noter l’information sur un bout de papier. On connaissait déjà son nom, son article : 58, alinéa 14… Il restait la question essentielle, la réponse qu’ils attendaient tous, le lieutenant, l’aide-médecin du service d’accueil, le médecin de garde…
— T’es quoi ? demanda anxieusement le lieutenant en s’agenouillant près du blessé. T’es quoi ?
Et le blessé comprit la question. Ses paupières frémirent, il remua ses lèvres craquelées, desséchées, et soupira d’une voix mourante :
— Une chieeenne.
Et il perdit connaissance.
— Une chienne ! s’écria le lieutenant ravi en se levant et en s’essuyant les genoux.
— Une chienne ! Une chienne ! répéta joyeusement l’aide-médecin.
— Salle 7, au service chirurgical ! dit le médecin en prenant les choses en main.
On pouvait commencer les pansements. La salle 7 était une salle de chiennes.
Bien des années après la fin de la guerre, de sanglantes vagues sous-marines continuaient encore à agiter ces bas-fonds de l’humanité qu’est le monde du crime. Ces vagues étaient une séquelle de la guerre, une séquelle surprenante, imprévisible. Personne, ni les criminologues blanchis sous le harnais, ni les vétérans de l’administration pénitentiaire, ni les directeurs de camp chevronnés, n’avait pu prévoir que la guerre allait diviser la pègre en deux groupes ennemis.
Pendant les hostilités, des criminels en détention, dont de nombreux truands, des repris de justice, des ourkas, avaient été enrôlés dans l’armée et envoyés au front dans des compagnies de renfort. L’armée de Rokossovski avait acquis sa renommée et sa popularité précisément du fait de la présence dans ses rangs d’éléments criminels. Les ourkagans donnaient des espions intrépides et d’audacieux résistants. Leur goût inné du risque, leur détermination et leur impudence en faisaient des soldats précieux. On fermait les yeux sur leur penchant au maraudage et au pillage. Il est vrai que l’assaut final de Berlin ne fut pas confié à ces détachements. L’armée de Rokossovski avait été envoyée ailleurs, et ce furent les corps de l’armée régulière du maréchal Konev qui marchèrent sur Tiergarten – des régiments de prolétaires pur-sang.
Dans Des gens à la conscience pure[28], l’écrivain Verchigora nous assure qu’il a connu un ourkagan, Voronko, devenu un excellent résistant (comme dans les livres de Makarenko[29]).
Bref, des criminels avaient quitté la prison pour le front où ils s’étaient battus, certains bien, d’autres mal… Le jour de la victoire était arrivé, les ourkas-héros avaient été démobilisés, et ils étaient retournés aux occupations auxquelles ils s’adonnaient en temps de paix.
Très vite, les juges soviétiques de l’après-guerre avaient retrouvé de vieilles connaissances sur les bancs des accusés. Il apparut, ce qui n’était guère difficile à prévoir, que les récidivistes, les truands, les « mecs » du monde du crime ne songeaient pas le moins du monde à renoncer aux activités qui leur avaient assuré avant guerre des moyens de subsistance, des joies créatrices, des instants d’authentique inspiration, ainsi qu’une place dans la société.
Les bandits étaient retournés à leurs crimes, les « vrilleurs » à leurs coffres-forts, les pickpockets aux poches des « pelures », et les « monte-en-l’air » à leurs cambriolages.
Loin de leur apprendre quelque chose de bon, la guerre avait plutôt accru leur impudence et leur bestialité. Ils considéraient le meurtre avec encore plus de légèreté et de désinvolture qu’avant.
L’État essaya d’organiser la lutte contre cette recrudescence de la criminalité. Ce furent les décrets de 1947 « sur la protection de la propriété socialiste » et « sur la protection des effets personnels des citoyens ». Selon ces décrets, un larcin insignifiant qu’un voleur payait jadis de quelques mois de détention était à présent puni de vingt ans.
Les truands « anciens combattants » de la Grande Guerre patriotique furent chargés par dizaines de milliers sur des bateaux et des trains, et expédiés sous bonne garde dans les innombrables camps de rééducation par le travail, dont l’activité n’avait pas cessé une minute pendant la guerre. Il y en avait beaucoup à l’époque : le Sevlag, le Sevvostlag, le Sevzaplag – les camps avaient des filiales dans chaque district, sur chaque chantier, grand ou petit. À côté des secteurs nains dépassant à peine un millier de détenus, il y avait les géants dont la population, les années de pointe, atteignait plusieurs centaines de milliers de personnes : le Bamlag, le Taïchetlag, le Dmitlag, Tiomniki, Karaganda…
Les camps se remplirent rapidement de droit commun. Deux grands camps éloignés, la Kolyma et la Vorkouta, étaient achalandés avec un soin tout particulier. Les rigueurs du Grand Nord, le permafrost et un hiver de huit ou neuf mois, associés à un régime adéquat, offraient les conditions rêvées pour liquider les criminels. L’expérience menée par Staline en 1938 sur les trotskistes avait été couronnée d’un succès total et était encore dans toutes les mémoires.
À la Kolyma et à la Vorkouta, les convois de condamnés selon les décrets de 1947 se succédaient sans interruption. Si, du point de vue du travail, les truands étaient un matériau sans grande valeur, et certainement pas l’idéal pour mettre en valeur une contrée, au moins leur était-il presque impossible de s’évader du Grand Nord. Le problème de l’isolement était donc résolu. À ce propos, les particularités géographiques de ces régions étaient à l’origine de l’apparition, à la Kolyma, d’une catégorie particulière d’évadés (les « fuyards des glaces », selon la pittoresque expression de la pègre), qui, en fait, ne fuyaient nulle part, mais se cachaient près de la grand-route longue de deux mille kilomètres et attaquaient les voitures qui passaient. Le principal chef d’accusation contre ces évadés n’était pas l’évasion en elle-même ni le banditisme de grand chemin. Les juristes considéraient l’évasion comme une dérobade devant le travail et traitaient ces fuites comme du sabotage contre-révolutionnaire, comme un « refus de travail », le pire des crimes dans les camps. Grâce aux efforts conjoints des juristes et des penseurs de l’administration concentrationnaire, le criminel récidiviste avait fini par être inséré tant bien que mal dans le cadre du plus terrible des articles, l’article 58.
En quoi consiste le catéchisme du truand ? Un truand, un membre du monde du crime (une appellation revendiquée par les truands eux-mêmes), est tenu de voler, de rouler les caves, de boire, de faire la noce, de jouer aux cartes, de ne pas travailler, de participer aux procès des tribunaux d’honneur. Si la prison n’est pas vraiment pour lui un foyer, une « taule », une « piaule », une « planque », elle n’en est pas moins un lieu où il est contraint de passer une grande partie de son existence. Il s’ensuit donc une conclusion importante : en prison, les truands doivent, par la force, la ruse, l’impudence ou la tromperie, s’assurer certains droits, officieux, certes, mais essentiels, comme celui de se partager les colis des autres ou leurs vêtements, le droit à la meilleure place, à la meilleure nourriture, etc. Pratiquement, ils arrivent toujours à leurs fins s’ils sont plusieurs dans une cellule. Ce sont eux qui mettent la main sur tout ce qu’il est possible de posséder en détention. Ces « traditions » leur permettent de subsister mieux que les autres, tant en prison que dans les camps.
La brièveté des peines et la fréquence des amnisties leur donnaient la possibilité de purger leur condamnation sans trop de souci et sans travailler. Seuls les artisans qualifiés travaillaient, les ajusteurs, les mécaniciens, et encore, seulement de temps en temps. Aucun truand n’effectuait de travaux « salissants ». Ils préféraient encore passer leurs journées au cachot, à l’isolateur du camp…
Avec les décrets de 1947 et ses peines de vingt ans pour des délits insignifiants, le problème de leurs « occupations » dans les camps se posa aux truands en termes nouveaux. Si, jadis, un voleur pouvait espérer survivre sans travailler quelques mois, un an ou deux, par des moyens plus ou moins honorables, il allait devoir à présent passer en détention pratiquement toute sa vie, ou du moins une bonne moitié. Or, une vie de truand, c’est court. Il y a peu de « parrains », de vieillards, parmi les ourkas. Ils ne vivent pas longtemps. Chez eux, la mortalité est considérablement plus élevée que la moyenne nationale.
Les décrets de 1947 posa de sérieux problèmes au monde du crime, et les plus brillants esprits de la pègre cherchèrent fébrilement des solutions.
Selon leur loi, dans un camp, un truand ne doit occuper aucune des fonctions administratives confiées à des détenus. Il n’a pas le droit d’être répartiteur, ni staroste, ni chef de baraque. C’est comme s’il rejoignait les rangs de ses ennemis jurés. Un truand qui occupe ce genre de fonctions administratives cesse d’être un truand, on le qualifie de chienne, d’« enchienné », il est décrété hors la loi, et n’importe quel voleur se fera un honneur d’égorger à l’occasion un tel renégat.
C’est un point sur lequel le monde du crime est extrêmement sourcilleux, et la glose juridique de certains cas douteux rappelle la logique subtile et tortueuse du Talmud.
Un exemple : un truand passe près du poste de garde. Le surveillant lui crie : « Hé, tape sur le rail, s’il te plaît, sonne, puisque t’es à côté. » S’il tape sur le rail (le signal du lever et des appels), il a déjà violé la loi, il s’est « enchienné ».
Les pravilki, ces tribunaux d’honneur où ils exercent leur justice, s’occupent avant tout des affaires et des fautes liées précisément à ces infractions, ainsi que de l’interprétation juridique de telle ou telle action suspecte. Coupable ou non coupable ? Une réponse affirmative entraîne généralement et presque instantanément un châtiment sanglant. Bien entendu, ce ne sont pas les juges qui tuent, mais les jeunes. Les chefs ont toujours considéré que de telles « opérations » étaient profitables à la jeunesse : elle se fait ainsi la main et s’endurcit…
Les truands condamnés après la guerre commencèrent à arriver à Magadane et à Oust-Tsilma par bateaux, par trains entiers. Les « guerroyeurs », c’est ainsi qu’on les appela par la suite. Ils avaient tous fait la guerre, et ne seraient pas passés en justice s’ils n’avaient commis de nouveaux crimes. Hélas ! Les hommes comme Voronko étaient rares, très rares. Une énorme, une écrasante majorité de truands avaient repris leur ancienne profession. Pour être franc, ils n’avaient jamais cessé de l’exercer, le pillage au front n’étant pas très éloigné de l’occupation fondamentale de ce groupe social. Certains de ces truands guerroyeurs avaient même été décorés. Les truands invalides de guerre s’étaient trouvés une nouvelle source de revenus très lucrative : la mendicité dans les trains de banlieue.
Parmi les guerroyeurs, il y avait beaucoup d’ourkas importants, de brillantes personnalités du monde souterrain. Et voilà qu’après quelques années de guerre et de liberté, ils revenaient dans des lieux familiers, dans leurs demeures aux fenêtres grillagées, dans les zones entourées de dizaines de rangées de fil de fer barbelé. Ils revenaient dans ces lieux familiers avec des pensées qui l’étaient moins, et une indéniable angoisse. Ils en avaient déjà un peu discuté durant les longues nuits de transit, et tous étaient tombés d’accord sur le fait qu’il était impossible de vivre comme avant, que la pègre était confrontée à de nouveaux problèmes exigeant d’être résolus sans tarder « en haut lieu ». Les chefs des guerroyeurs avaient envie de retrouver leurs anciens camarades que seul le hasard, selon eux, avait tenus à l’écart de la guerre. Des camarades qui avaient vécu toute cette période dans les prisons et les camps. Leur imagination leur peignait de joyeuses scènes de retrouvailles avec leurs vieux amis, une débauche de fanfaronnades, tant de la part des « hôtes » que des « revenants », et, enfin, ils comptaient sur leur aide pour résoudre les problèmes extrêmement graves que la vie posait aux criminels.
Leurs espoirs ne devaient pas se réaliser. L’ancien monde du crime les rejeta, les guerroyeurs ne furent pas admis aux tribunaux d’honneur. Il s’avéra que les problèmes qui les tourmentaient avaient déjà été discutés et résolus depuis longtemps dans la pègre. Et la décision prise n’était pas du tout celle à laquelle ils s’attendaient.
— T’as fait la guerre ? T’as tenu un fusil ? Donc, tu es une chienne, une chienne à part entière, et selon la loi, tu dois être châtié. Et en plus, tu es un lâche ! Tu n’as pas eu le courage de refuser la compagnie de renfort, d’« encaisser » une peine ou même de mourir, plutôt que de prendre un fusil !
Voilà ce que répondaient aux arrivants les « philosophes », les « idéologues » du milieu. La pureté de nos convictions, disaient-ils, est plus précieuse que tout. Il ne faut rien y changer. Un voleur, s’il est un vrai « mec » et pas un « morveux », doit savoir survivre à tous les décrets, c’est ça qui fait le truand.
Ce fut en vain que les guerroyeurs arguèrent de leurs mérites passés et exigèrent d’être admis aux tribunaux d’honneur en tant que juges jouissant des mêmes droits et de la même autorité que les autres. Les vieux ourkas, qui avaient passé toute la guerre dans une cellule, réduits à la portion congrue, se montrèrent intraitables.
Seulement, parmi ceux qui revenaient, il y avait beaucoup de personnalités célèbres du monde criminel. Ils comptaient eux-mêmes bien assez de philosophes, d’idéologues et de meneurs. Évincés de leur milieu natal de façon aussi cavalière et aussi catégorique, ils ne pouvaient se résigner à l’état de paria auquel les vouaient les ourkas orthodoxes. Les représentants des guerroyeurs firent en vain remarquer que le hasard et les particularités de leur situation, au moment où on leur avait proposé d’aller au front, rendaient alors tout refus impossible. Il allait de soi que jamais ils n’avaient éprouvé le moindre élan patriotique. L’armée, le front, avaient été des prétextes pour se faire libérer, et ensuite, à la grâce de Dieu ! À un certain moment, les intérêts de l’État et leurs intérêts personnels avaient concordé – et c’était justement là-dessus qu’ils devaient à présent rendre des comptes à leurs anciens camarades. Par ailleurs, la guerre répondait à certaines aspirations des truands, comme le goût du danger et du risque. Quant à se rééduquer, à rompre avec le monde du crime, ils n’y avaient pas songé une seconde, ni alors, ni maintenant. L’amour-propre blessé de ces « chefs » qui n’en étaient plus, la conscience de l’inutilité de leur acte, qualifié de trahison par leurs camarades, ainsi que le souvenir des durs chemins de la guerre, tout cela envenimait les relations et chauffait à blanc l’atmosphère « souterraine ». Il y avait effectivement des voleurs qui étaient partis à la guerre par manque de courage, ils avaient été menacés de mort et, à l’époque, on les aurait réellement fusillés. Les plus faibles avaient suivi les chefs, les « autorités » : la vie est toujours la vie, et les hommes des hommes.
Les caïds, les meneurs des guerroyeurs, furent contrariés, mais nullement démontés. Bon, eh bien, si l’ancienne loi ne les acceptait pas, ils allaient en proclamer une nouvelle. Et, en 1948, dans la prison de transit de la baie de Vanino, on décréta une nouvelle loi de la pègre. Le port de Vanino avait été construit pendant la guerre, lorsque celui de la baie de Nakhodka avait été bombardé.
Les débuts de cette nouvelle loi sont liés au nom presque légendaire d’un voleur surnommé le « Roi », un homme dont, bien des années plus tard, les truands « réguliers » qui l’avaient connu et haï disaient avec respect : « On a beau dire, il avait du souffle. »
Le « souffle » est une notion tout à fait particulière chez les truands. C’est un amalgame de culot, d’obstination, de bagout, de frime et de ténacité, le tout agrémenté d’une bonne dose d’hystérie et de cabotinage.
Le nouveau Moïse possédait pleinement ces qualités.
D’après cette nouvelle loi, les truands avaient le droit, dans les prisons et dans les camps, d’être starostes, répartiteurs, chefs de brigade ou de baraque, et de remplir encore un certain nombre des multiples fonctions concentrationnaires.
Le Roi conclut avec le commandant de la zone de transit un terrible contrat : il lui promit d’instaurer l’ordre dans sa prison et de régler leur compte aux truands réguliers « par ses propres moyens ». Si, dans des cas extrêmes, le sang venait à couler, il demandait que l’on n’y fasse pas trop attention.
Il rappela au commandant ses mérites de combattant (il avait été décoré à la guerre) et laissa entendre que les autorités se trouvaient confrontées à un choix dans lequel la bonne décision pouvait conduire à la disparition de la pègre et de la criminalité dans notre société. Lui, le Roi, s’engageait à mener à bien cette tâche difficile, et demandait à avoir les coudées franches.
Il est probable que le commandant de la prison de Vanino s’empressa d’en référer à ses supérieurs, et qu’il reçut leur approbation pour l’opération du Roi. Dans les camps, rien ne se fait selon le bon plaisir des autorités locales. D’autant que tous s’espionnent mutuellement, c’est la règle.
Le Roi promettait de s’amender ! Une nouvelle loi de la pègre ! Que demander de mieux ? C’était ce dont Makarenko avait rêvé, l’accomplissement des plus chers désirs des théoriciens. Enfin, les truands se rééduquaient ! Enfin, on avait la démonstration pratique si longtemps attendue de ces spéculations qui duraient depuis des années, à commencer par « l’élastique » de Krylenko[30] jusqu’à la théorie du châtiment de Vychinski[31].
Dressée à voir dans les ourkas, dans les 35[32], des amis du peuple, l’administration pénitentiaire ne se penchait guère sur les processus cachés qui se déroulaient dans le monde du crime. Aucune information inquiétante ne filtrait – les réseaux de délateurs et d’informateurs opéraient ailleurs. Quant aux états d’âme de la pègre et aux problèmes qui l’agitaient, cela n’intéressait personne.
Il y avait longtemps que les truands auraient dû s’amender, et voilà que le moment était enfin arrivé. La preuve, disaient les autorités, en était la nouvelle loi du Roi. C’était l’influence bénéfique de la guerre qui avait réveillé la fibre patriotique même chez les criminels. Nous avions lu Verchigora, nous avions entendu parler des victoires de l’armée de Rokossovski.
Les vétérans de l’administration blanchis sous le harnais des camps, s’ils doutaient que « quelque chose de bon pût venir de Nazareth », n’en considéraient pas moins en leur for intérieur qu’un schisme, un conflit entre les truands scindés en deux groupes, ne pouvait qu’être profitable aux autres, aux gens normaux. Moins multiplié par moins égale plus, disaient-ils. Essayons.
Le Roi reçut leur accord pour son « expérience ». Par une de ces courtes journées des régions nordiques, toute la population de la zone de transit de Vanino fut alignée en rangs par deux.
Le commandant de la prison présenta aux détenus leur nouveau staroste. C’était le Roi. On désigna comme commandants de compagnie ses assistants les plus proches.
Le nouveau personnel du camp ne perdit pas de temps. Le Roi passait le long des rangs en regardant chaque détenu avec insistance et lançait :
— Sors ! Toi ! Toi ! Et toi !
Son doigt glissait en s’arrêtant souvent, et toujours sans se tromper. La vie de truand lui avait donné le sens de l’observation. S’il hésitait, ce n’était pas difficile de vérifier, et tous, les voleurs comme le Roi, le savaient parfaitement.
— Déshabille-toi ! Enlève ta chemise !
Les tatouages, les bouzilles, signes de reconnaissance de l’ordre, jouèrent leur rôle meurtrier. Les tatouages sont une erreur de jeunesse des ourkas. Ces dessins éternels facilitent la tâche de la police criminelle. Mais c’était seulement maintenant qu’ils revêtaient une signification mortelle.
Et le massacre commença. À coups de pied, de massue, de pierre et de coup-de-poing américain, la bande du Roi réduisait en miettes, en toute légalité, les adeptes de l’ancienne loi.
— Vous vous convertissez à notre foi ? criait le Roi avec emphase.
À son tour, maintenant, de mettre à l’épreuve la force d’âme des plus obstinés de ces orthodoxes qui l’avaient accusé de lâcheté !
— Vous adoptez notre foi ?
Pour la conversion à la nouvelle loi de la pègre, on avait inventé un rite, un geste théâtral. La pègre aime théâtraliser la vie, et si N. Evreïnov ou Pirandello l’avaient su, ils n’auraient pas manqué de trouver là des arguments pour enrichir leurs théories scéniques.
Ce nouveau rituel ne le cédait en rien au fameux adoubement des chevaliers. Il n’est pas exclu que les romans de Walter Scott aient influencé cette cérémonie sinistre et solennelle.
— Embrasse le couteau !
On approchait des lèvres du truand passé à tabac la lame d’un couteau.
— Embrasse !
Si le truand « régulier » acceptait et posait ses lèvres sur le métal, il était considéré comme converti à la nouvelle foi, et perdait pour toujours ses droits dans le milieu, devenant à jamais une chienne.
Cette idée du Roi était vraiment une idée de roi. Pas seulement parce que ces adoubements de chevaliers de la pègre lui assuraient d’innombrables réserves pour une armée de chiennes – il est peu probable qu’en introduisant ce rituel du couteau, le Roi ait songé au lendemain et au surlendemain. Mais il y avait une chose à laquelle il avait certainement pensé : il mettait tous ses anciens amis d’avant-guerre dans la situation (la vie ou la mort) dans laquelle lui, le Roi, s’était conduit en lâche, selon l’avis des truands orthodoxes. À eux, maintenant, de montrer leur courage ! Les circonstances étaient les mêmes.
Tous ceux qui refusaient d’embrasser le couteau étaient tués. Chaque nuit, de nouveaux cadavres s’entassaient devant les portes des baraques verrouillées de l’extérieur. Ces hommes n’étaient pas simplement tués. C’était trop peu pour le Roi. Tous les cadavres étaient « signés » au couteau par leurs anciens camarades qui avaient baisé la lame. On ne se contentait pas de les assassiner. Avant la mort, on les « étrillait », c’est-à-dire qu’on les piétinait, on les rossait, on les mutilait. Et c’est seulement ensuite qu’on les tuait. Lorsque, au bout d’un an ou deux, un convoi arriva de la Vorkouta (où le même drame se déroulait) et que des chiennes célèbres débarquèrent du bateau, on apprit que les gars de la Vorkouta n’approuvaient pas les cruautés inutiles des gens de la Kolyma. « Chez nous, on se contente de tuer. Mais “étriller”… À quoi bon ? » Ce qui se faisait à la Vorkouta différait donc quelque peu des agissements de la bande du Roi.
La nouvelle des massacres perpétrés par le Roi dans la baie de Vanino franchit les mers et, sur le territoire de la Kolyma, les truands de l’ancienne loi entreprirent de se défendre. On décréta une mobilisation générale, toute la pègre s’arma. Toutes les forges et tous les ateliers de ferronnerie de la Kolyma travaillèrent en secret à la fabrication de couteaux et de courtes piques. Bien entendu, ce n’étaient pas les truands qui les forgeaient, mais de véritables artisans professionnels, sous la menace, « par pétoche », comme on dit dans le milieu. Les voleurs savaient déjà, bien avant Hitler, qu’il est plus sûr de terroriser un homme que de l’acheter. Et naturellement, cela coûte moins cher. N’importe quel ajusteur, n’importe quel forgeron était prêt à réduire son pourcentage de réalisation du plan, pourvu qu’il restât en vie.
Entre-temps, le Roi, toujours entreprenant, avait convaincu les autorités de la nécessité d’une « tournée » dans les prisons de transit des régions orientales. Accompagné de ses sept hommes de main, il s’arrêta dans toutes les prisons jusqu’à Irkoutsk, laissant derrière lui des dizaines de cadavres et des centaines de chiennes nouvellement converties.
Les chiennes ne pouvaient vivre éternellement dans la baie de Vanino. Vanino n’est qu’une prison de passage, une zone de transit. Elles traversèrent donc la mer en direction des gisements d’or. La guerre fut portée sur un vaste territoire. Les truands tuaient les chiennes, les chiennes tuaient les truands. Les chiffres des archives no 3 (les morts) se mirent à grimper, atteignant presque les records de la fameuse année 1938 où l’on fusillait les trotskistes par brigades entières.
Les autorités se ruèrent sur leurs téléphones pour appeler Moscou.
On se rendit compte que dans la séduisante expression « nouvelle loi de la pègre », le mot « pègre » était le plus important, et qu’il n’était pas question d’une quelconque rééducation. Une fois de plus, les autorités s’étaient fait rouler par ce Roi malin et féroce.
Depuis le début des années trente, les truands sauvegardent leurs « cadres » en exploitant habilement la propagande autour de la rééducation par le travail, prodiguant des millions de paroles d’honneur, se servant du spectacle Les Aristocrates et des instructions très strictes des autorités sur la nécessité de faire confiance aux repris de justice. Ce sont les théories de Makarenko et la fameuse rééducation qui leur ont permis, sous couvert de ces idées, de sauver leurs « cadres » et de les consolider. On affirmait qu’il fallait prendre envers ces pauvres criminels des sanctions uniquement rééducatrices, et non punitives. Dans les faits, cela ressemblait à un curieux souci de préserver les truands. N’importe quel homme de terrain, n’importe quel employé de camp savait depuis toujours qu’il ne pouvait être question de « rééduquer » ou de « reconvertir » un criminel récidiviste, que c’était un mythe dangereux. Que rouler les caves et les autorités était un titre de gloire pour un truand. Que l’on pouvait faire à un cave des milliers de serments, lui donner des milliers de fois sa parole d’honneur, pourvu qu’il avale la couleuvre. Des dramaturges sans discernement comme Cheïnine et Pogodine continuaient, pour le plus grand profit de la pègre, à prêcher la nécessité de faire confiance aux voleurs. Pour un Kostia-le-Capitaine qui se rééduquait, il y avait des dizaines de milliers de truands libérés avant terme qui commettaient vingt mille meurtres et quarante mille cambriolages. Voilà le prix payé pour Les Aristocrates et Le journal d’un juge d’instruction. Cheïnine et Pogodine étaient trop incompétents pour traiter une question aussi grave. Au lieu de détrôner les malfrats, ils en ont fait des personnages romantiques.
En 1938, dans les camps, les truands furent ouvertement conviés à exterminer les trotskistes. Ils tuaient et rouaient de coups des vieillards sans défense, des crevards faméliques… Alors que même la propagande contre-révolutionnaire était punie de mort, les crimes des voleurs, eux, étaient sous la protection des autorités.
On ne décelait aucun signe de rééducation, ni chez les truands ni chez les chiennes. Simplement, chaque jour, des centaines de cadavres s’entassaient dans les morgues des camps. Si bien que les autorités, en mélangeant truands et chiennes, mettaient sciemment les uns ou les autres en danger de mort.
Les ordres de laisser faire furent très vite annulés, et l’on créa partout des zones spéciales, séparées, pour les chiennes et pour les truands « réguliers ». Le Roi et ses partisans furent en toute hâte (mais un peu tard) démis de leurs fonctions administratives et redevinrent de simples mortels. Cette expression « simples mortels » prit soudain un sens particulier, sinistre. Les chiennes n’étaient pas immortelles. On se rendit compte que la création de zones spéciales sur le territoire d’un même camp n’était d’aucune utilité. Le sang continuait à couler. Il fallut envoyer les réguliers et les chiennes dans des gisements séparés (où travaillaient aussi, bien entendu, des représentants d’autres articles du code). Il y eut des expéditions, des raids de chiennes ou de truands armés dans les « zones ennemies ». Il fallut prendre une nouvelle mesure : attribuer à chacun des deux partis des secteurs entiers regroupant plusieurs gisements. C’est ainsi que toute la Direction de l’Ouest, avec ses hôpitaux, ses prisons et ses camps, fut laissée aux chiennes, tandis que les réguliers étaient regroupés dans la Direction du Nord.
Dans les zones de transit, chaque voleur devait déclarer aux autorités s’il était un truand « régulier » ou une chienne. Et selon la réponse, il était affecté à un convoi se rendant là où il ne serait pas en danger de mort.
Le terme de « chienne » fut adopté d’emblée, bien qu’il ne reflétât pas exactement la réalité et qu’il fût inexact du point de vue terminologique. Les meneurs de la nouvelle loi eurent beau protester contre ce surnom humiliant, on n’en trouva pas de meilleur, de plus approprié, et c’est sous ce nom qu’ils entrèrent dans les documents officiels. Très vite, ils se mirent eux-mêmes à se désigner ainsi. C’était plus clair. Plus simple. La querelle linguistique aurait pu rapidement tourner à la tragédie.
Le temps passait, mais cette sanglante guerre d’extermination ne se calmait pas. Comment cela allait-il se terminer ? se demandaient les sages des camps. Et ils répondaient : par la mort des meneurs. Le Roi avait déjà été déchiqueté par une explosion dans un gisement éloigné (ses amis, armes aux poings, protégeaient son sommeil dans le coin d’une baraque. Les truands avaient placé sous le plancher une charge d’ammonal suffisante pour réduire tous les châlits en miettes). La plupart des guerroyeurs reposaient déjà dans les fosses communes des camps, une plaquette en bois au pied gauche, intacts dans le permafrost. Les truands les plus célèbres, Ivan Babalanov-le-Baraqué et Ivan le Grec-le-Baraqué, étaient morts sans avoir embrassé le couteau des chiennes. Mais d’autres, non moins éminents, comme le Vaneau et Michka-l’Odessite, avaient baisé la lame et tuaient à présent les truands pour la gloire des chiennes.
Au bout d’un an de cette guerre fratricide, il se produisit un fait nouveau.
N’était-ce pas ridicule ? Le rituel du baiser du couteau transformait-il l’âme d’un truand ? La fameuse goutte de sang de filou changeait-elle de composition chimique dans les veines d’un ourka du fait que ses lèvres avaient effleuré une lame en métal ?
Ceux qui avaient embrassé le couteau étaient loin de tous approuver les nouvelles tables de la loi. Beaucoup, au fond de leur âme, étaient restés des tenants de l’ancienne loi ; n’avaient-ils pas eux-mêmes condamné les chiennes ? Une partie de ces malfrats qui avaient manqué de force d’âme tentait, à l’occasion, de rentrer « dans la loi ». Mais une fois de plus, l’idée du Roi (une idée de roi !) révélait sa profondeur et sa force. Les truands réguliers menaçaient de mort les nouveaux convertis et ne voulaient pas les distinguer des chiennes convaincues. C’est alors que quelques vieux ourkas qui avaient baisé le couteau, et que la honte empêchait de dormir en nourrissant leur rage, firent une étonnante trouvaille.
Une troisième loi de la pègre fut décrétée. Cette fois, les truands de la troisième loi manquèrent de théoriciens pour mettre au point une plate-forme idéologique. Ils n’obéissaient qu’à leur fureur, ne brandissaient aucun slogan sinon celui de la vengeance et d’une lutte sanglante, tant contre les chiennes que contre les réguliers. Ils s’attelèrent à l’extermination physique des uns et des autres. Au début, le nombre de truands qui rejoignirent ce groupe fut si stupéfiant que les autorités durent leur attribuer à eux aussi un gisement à part. Une série de nouvelles tueries, que l’administration n’avait pas du tout prévues, prit les employés des camps complètement au dépourvu.
Les truands du troisième groupe reçurent le surnom éloquent de « sans-limites ». On les appelait « gens de Makhno » – l’aphorisme prononcé par ce dernier pendant la guerre civile à propos de ses rapports avec les Rouges et avec les Blancs est bien connu dans la pègre. On vit surgir de nouveaux groupuscules qui prenaient les noms les plus divers, comme « les Petits Chaperons Rouges », par exemple. Les autorités concentrationnaires, ne sachant plus où donner de la tête, leur affectaient à chacun des bâtiments séparés.
Finalement, il s’avéra que les « sans-limites » n’étaient pas si nombreux. Les voleurs agissent toujours en groupe, un truand solitaire est inconcevable. L’aspect « public » des bamboches, des tribunaux d’honneur, est indispensable aux truands, petits et grands. Ils ont besoin d’appartenir à un monde quel qu’il soit, d’y chercher et d’y trouver de l’aide, des amitiés, des affaires en commun.
L’histoire des « sans-limites » est tragique. Ils eurent peu de partisans dans la guerre des chiennes et représentèrent un phénomène psychologique étonnant, suscitant l’intérêt justement de ce point de vue. Les « sans-limites » durent subir bien des humiliations.
Le problème, c’est que, selon les instructions, les cellules de transit placées sous la garde de l’escorte étaient de deux sortes : pour les truands réguliers, et pour les chiennes. Les « sans-limites » devaient quémander un endroit auprès des autorités, se lancer dans de longues explications, se terrer dans les coins, parmi les caves qui ne leur témoignaient aucune sympathie. Ils étaient presque toujours des « voyageurs » solitaires. Ils étaient obligés de supplier les autorités : truands et chiennes, eux, exigeaient leur dû. C’est ainsi que l’un d’eux, après sa sortie de l’hôpital, passa trois jours (jusqu’à son départ) sous un mirador : c’était l’endroit le plus sûr. Dans le camp, il risquait d’être assassiné, aussi avait-il refusé de pénétrer dans la zone.
La première année, l’avantage parut revenir aux chiennes. L’action énergique de leurs meneurs, les cadavres de truands dans toutes les prisons de transit, l’autorisation d’expédier les chiennes dans des gisements où l’on ne se serait pas risqué à les envoyer auparavant, tout cela témoignait de leur supériorité dans cette guerre. Le recrutement par le rituel du baiser sur le couteau avait acquis une grande notoriété. Ils avaient solidement investi la prison de Magadane. L’hiver prit fin, et les truands « réguliers » attendaient avec angoisse le début de la navigation. Le premier bateau devait décider de leur sort. Que leur apporterait-il, la vie ou la mort ?
Et le navire débarqua les premières centaines de truands orthodoxes en provenance du continent. Il n’y avait pas une seule chienne parmi eux !
Les chiennes de la prison de Magadane furent expédiées en toute hâte à la Direction de l’Ouest, la « leur ». Ayant reçu du renfort, les truands réguliers relevèrent la tête, et la guerre sanglante reprit de plus belle. Par la suite, d’année en année, les effectifs des « réguliers » augmentèrent grâce aux nouveaux arrivants amenés du continent. Quant aux effectifs des chiennes, ils se multiplièrent par la méthode bien connue du baiser au couteau.
L’avenir était toujours aussi incertain. En 1951, Ivan-la-Mouette, l’une des plus grandes « autorités » de la pègre de cette époque et de ces lieux, fut affecté à un convoi après un mois de soins à l’hôpital Central pour détenus. La Mouette n’avait pas été malade du tout. Le directeur de la section sanitaire du gisement où il était « domicilié » avait été menacé de représailles s’il ne l’envoyait pas se reposer à l’hôpital, et on lui avait promis deux costumes s’il s’exécutait. Il avait donc hospitalisé la Mouette. Les analyses n’avaient rien décelé d’inquiétant pour sa santé, mais on avait déjà eu le temps de s’entendre avec le responsable du service thérapeutique. La Mouette était resté à l’hôpital un mois, puis avait accepté de sortir. Au moment de quitter la cellule de transit, le truand, à l’appel de son nom, s’enquit de la destination du convoi. Le répartiteur voulut lui faire une farce et nomma l’un des gisements de la Direction de l’Ouest, où l’on n’envoyait pas les truands réguliers. Dix minutes plus tard, la Mouette se déclarait malade et demandait le directeur du camp de transit. Celui-ci arriva, accompagné d’un médecin. La Mouette posa sa main gauche à plat sur la table, les doigts écartés, et, avec un couteau qu’il tenait de l’autre main, se trancha plusieurs doigts. Chaque fois, la lame s’enfonçait jusqu’au bois, et la Mouette la ressortait d’un geste sec. Ce fut l’affaire d’une ou deux secondes. La Mouette expliqua au directeur épouvanté qu’il était un truand et connaissait ses droits. Il devait aller dans la Direction du Nord, celle des « réguliers ». Il était hors de question qu’il aille à l’Ouest, vers la mort, il préférait encore perdre une main. Le directeur, terrifié, eut du mal à comprendre de quoi il retournait, car la Mouette était justement envoyé là où il le désirait. C’est ainsi que, grâce à un répartiteur, le mois de repos de la Mouette fut un peu gâché. S’il n’avait pas demandé la destination du convoi, tout se serait très bien passé.
L’hôpital Central pour détenus, un établissement de plus d’un millier de lits, le fleuron de la médecine de la Kolyma, était situé sur le territoire de la Direction du Nord. Et les truands réguliers le considéraient tout naturellement comme l’hôpital de leur district, et non comme un établissement central. La Direction avait longtemps essayé de rester « au-dessus de la mêlée », et avait fait semblant de soigner les malades venant de tous les districts. Ce n’était pas tout à fait vrai, car les truands de l’ancienne loi, considérant la Direction du Nord comme leur citadelle, exigeaient que leurs droits soient respectés sur tout leur territoire. Ils avaient obtenu que l’on ne soigne pas de chiennes dans cet établissement, où les conditions sanitaires étaient bien meilleures qu’ailleurs, et où, surtout, on était habilité à dresser des certificats d’invalidité autorisant les transferts sur le continent.
Ce droit, ils l’avaient « conquis » non par des réclamations, des plaintes et des requêtes, mais à coups de couteau. Quelques meurtres au nez et à la barbe du directeur de l’hôpital, et ce dernier s’était résigné, il avait compris quelle était sa véritable place concernant des questions aussi délicates. Les efforts de l’hôpital pour se cantonner à une position purement médicale n’avaient pas duré longtemps. Quand un malade, la nuit, plante son couteau dans le ventre de son voisin, c’est extrêmement persuasif, même si les autorités déclarent qu’elles ne sont pas concernées par les guerres intestines du monde criminel. Au début, quelques chiennes s’étaient laissées abuser par l’obstination de la direction de l’hôpital et l’assurance qu’il n’y avait pas de danger. Ils avaient accepté les soins qu’on leur proposait dans leurs gisements (sur place, n’importe quel médecin était prêt à constituer un dossier médical, pourvu que le camp fût débarrassé de ses criminels, du moins provisoirement). L’escorte les amenait à l’hôpital, mais ils n’allaient pas plus loin que le service d’accueil. Là, comprenant la situation, ils exigeaient d’être immédiatement renvoyés. La plupart du temps, ils étaient ramenés par la même escorte. Une fois, le chef d’escorte, s’étant vu refuser la prise en charge, avait jeté des liasses de dossiers dans un fossé près de l’hôpital et, abandonnant les malades, avait essayé de se dérober en s’enfuyant en voiture avec ses hommes. Ils avaient déjà parcouru une quarantaine de kilomètres quand ils avaient été rattrapés par des soldats et des officiers de la milice de l’hôpital, munis de fusils et de revolvers armés. Les fuyards avaient été ramenés sous bonne garde, on leur avait remis les détenus et les dossiers, puis on leur avait souhaité bon voyage.
Une seule fois, quatre chiennes (des ourkas importants) s’étaient risquées à passer la nuit dans les murs de l’hôpital. Les hommes avaient barricadé la porte de leur chambre et avaient monté la garde à tour de rôle, le couteau à la main. Au matin, on les avait renvoyés chez eux. Ce fut le seul cas où des armes furent, au vu et au su de tous, introduites dans l’hôpital ; les autorités avaient essayé de ne pas voir les couteaux entre les mains des chiennes.
Généralement, les armes étaient confisquées au service d’accueil. Cela se passait d’une façon très simple : on déshabillait complètement les malades et on les emmenait dans le bâtiment voisin pour la visite médicale. Après chaque convoi, des pics et des couteaux traînaient par terre et derrière les bancs. On allait même jusqu’à dérouler les bandages et enlever les plâtres des membres cassés, car les lames étaient cachées à même la peau, sous les pansements.
Plus le temps passait, et plus les arrivées de chiennes à l’hôpital Central se faisaient rares : les réguliers avaient pratiquement remporté la victoire dans leur conflit avec les autorités.
Un commandant naïf, imprégné de Cheïnine et de Makarenko, qui nourrissait en secret, et même ouvertement, une fervente admiration pour le monde romantique du crime (« C’est un grand truand, vous savez ! » disait-il, et à son ton on aurait cru qu’il parlait d’un savant ayant découvert le secret du noyau atomique), se prenait pour un grand connaisseur des us et coutumes de la pègre. Il avait entendu parler de la Croix-Rouge, de l’attitude des truands envers les médecins, et la conscience d’avoir avec eux des relations personnelles chatouillait agréablement son amour-propre.
On lui avait dit que la Croix-Rouge, c’est-à-dire la médecine, les employés des services médicaux et avant tout les médecins, occupaient aux yeux des truands une position très spéciale. Ils étaient déclarés intouchables, « extra-territoriaux » lors des opérations de la pègre. Mieux encore, dans les camps, les criminels les protégeaient de tout malheur. Bien des gens se sont laissés prendre et continuent à se laisser prendre à cette fable grossière. Au camp, tous les truands, tous les médecins, peuvent vous raconter la vieille légende du docteur dévalisé auquel on avait rendu sa montre en or (ou sa valise, ou son costume) dès qu’on avait su qu’il était médecin. C’est la fable de la Breguet-Herriot. Très courante également l’histoire du médecin affamé nourri en prison par des truands au ventre plein (grâce à des colis confisqués aux autres habitants de la cellule). Il existe plusieurs motifs classiques du même genre qui se racontent selon des règles précises, comme des ouvertures de parties d’échecs…
Qu’y a-t-il de vrai là-dedans, et de quoi s’agit-il en réalité ? Il s’agit en fait d’un calcul froid, rigoureux et ignoble des truands. Ce qu’il y a de vrai, c’est que dans les camps, le seul défenseur du détenu (y compris du truand) est le médecin. Ce n’est ni le directeur, ni le représentant de la KVTch, l’employé du département culturel, mais uniquement le médecin qui dispense au détenu une aide quotidienne et concrète. Le médecin peut hospitaliser. Le médecin peut accorder un ou deux jours de repos, et c’est très important. Il peut envoyer ou ne pas envoyer ailleurs : sa ratification est indispensable pour toute opération de transfert. Il peut affecter à un travail facile, abaisser la « catégorie de travail », et dans ce domaine vital, capital, il n’est quasiment soumis à aucun contrôle, en tout cas ce n’est pas le commandant local qui peut en juger. Le médecin surveille l’alimentation des détenus, et s’il n’opère pas lui-même des prélèvements sur la nourriture, c’est déjà bien. Il peut prescrire de meilleures rations. Ses droits et ses devoirs sont immenses. Quand bien même il serait le pire des médecins, il n’en est pas moins une force morale dans les camps. Avoir une influence sur lui est infiniment plus important que de « mettre le grappin » sur le directeur, ou d’acheter l’employé du département culturel. On déploie beaucoup d’habileté pour les corrompre, on les terrorise avec subtilité, il est probable qu’on leur rend effectivement les affaires volées. Mais je n’ai pas connaissance d’exemples précis. En revanche, il est courant de voir sur les médecins, y compris les libres, des costumes ou des « futals » en excellent état offerts par les truands. La pègre entretient de bonnes relations avec le docteur (ou tout employé du service médical) tant qu’il se plie aux exigences de cette bande impudente, exigences qui grandissent au fur et à mesure qu’il s’empêtre dans ses liens apparemment innocents avec les truands. Or des malades, des vieillards à bout de forces, doivent mourir sur leur châlit parce que leur place à l’hôpital est occupée par des voleurs en pleine forme qui se reposent. Et si le médecin refuse de se plier aux exigences des criminels, on ne le traite pas du tout comme un représentant de la Croix-Rouge. Sourovoï, un jeune Moscovite, médecin dans un gisement, avait catégoriquement refusé d’obtempérer aux désirs des truands qui cherchaient à envoyer trois d’entre eux se reposer à l’hôpital Central. Le lendemain soir, il fut assassiné pendant la consultation. Le médecin légiste compta cinquante-deux blessures au couteau sur son cadavre. Dans un gisement de femmes, Chitsel, une doctoresse d’un certain âge, avait refusé une dispense de travail à une truande. Le lendemain, elle fut tuée à coups de hache. Ce fut sa propre infirmière qui exécuta la sentence. Sourovoï était jeune, intègre, ardent. Après son assassinat, on nomma pour le remplacer le docteur Krapivnitski, ex-directeur du département sanitaire des gisements disciplinaires, un médecin libre plein d’expérience qui en avait vu de toutes les couleurs.
Le docteur Krapivnitski déclara tout simplement qu’il ne dispenserait aucun soin et ne ferait passer aucune visite médicale. Les médicaments indispensables seraient distribués tous les jours par l’intermédiaire des soldats d’escorte. La zone serait bouclée, on n’en laisserait sortir que les cadavres. Plus de deux ans après sa nomination dans ce gisement, le docteur Krapivnitski était toujours là et se portait à merveille.
La zone fermée, entourée de mitrailleuses et coupée du reste du monde, vivait une vie effroyable. L’imagination macabre des criminels y montait en plein jour des procès en bonne et due forme, avec délibérations de la cour, réquisitoires et dépositions de témoins. Démontant des châlits, ils avaient dressé au milieu du camp un gibet sur lequel ils avaient pendu deux chiennes « démasquées ». Tout cela se déroulait non la nuit, mais en plein jour, sous le nez des autorités.
L’autre zone de ce gisement était considérée comme une zone de travail. Les truands de rang inférieur en partaient pour aller travailler. Après l’arrivée des droit commun, ce gisement perdit bien entendu sa valeur productive. L’influence de la zone voisine, où l’on ne travaillait pas, s’y faisait sentir en permanence. C’est d’une de ces baraques de travailleurs que l’on transporta à l’hôpital un vieillard, un droit commun, pas un criminel. Au dire des truands qui l’accompagnaient, il avait « manqué de respect » à Vassetchka !
Vassetchka était un jeune voleur issu d’une famille de truands, donc de chefs. Le vieillard était deux fois plus âgé que lui.
Vassetchka, froissé par le ton du vieil homme (« C’est qu’il a le culot de répondre ! »), s’était fait apporter un bout de mèche de Bickford et un détonateur qui fut placé entre les mains de la victime. On lui attacha les poignets (il n’osa pas protester) et on alluma la mèche. Le vieillard eut les deux mains arrachées. Voilà ce qu’il lui en coûta d’avoir manqué de respect à Vassetchka.
La guerre des chiennes se prolongeait. Et ce que certains fonctionnaires intelligents et avertis redoutaient plus que tout finit par arriver : prenant goût aux tueries (à l’époque, la peine de mort n’existait pas pour les assassinats commis dans les camps), chiennes et truands se mirent à jouer du couteau à tout bout de champ, pour des raisons qui n’avaient absolument rien à voir avec leur guerre.
On trouvait que le cuisinier n’avait pas servi assez de soupe ou qu’elle était trop liquide ? On lui plantait un couteau entre les côtes, et le cuisinier rendait son âme à Dieu.
Un médecin n’avait pas accordé une dispense de travail ? On lui enroulait une serviette autour du cou et on l’étranglait…
Le responsable du service chirurgical de l’hôpital Central reprocha à un truand influent le fait que les voleurs tuaient des médecins et ne respectaient plus la Croix-Rouge. Comment se faisait-il que la terre ne les engloutît pas ? Les truands sont très flattés quand les autorités les consultent sur des « questions de principe ». Et le voleur lui répondit, en estropiant et en déformant les mots avec l’inénarrable accent de la pègre :
— C’est la loi de la vie, docteur. Ça dépend des situations. Dans un cas, on fait comme ça, dans l’autre, ça se passe différemment. Les choses évoluent…
Notre truand n’était pas un mauvais dialecticien. C’était un enragé. Un jour qu’il se trouvait à l’isolateur et voulait aller à l’hôpital, il s’était mis dans les yeux de la poudre de crayon chimique. Pour l’hospitaliser, on l’avait hospitalisé, mais il avait reçu des soins qualifiés beaucoup trop tard, et était resté aveugle.
Sa cécité ne l’empêchait pourtant pas de prendre part aux discussions touchant à tous les problèmes de la pègre, de donner des conseils et d’émettre des avis faisant autorité. Comme Sir Williams dans Rocambole, le truand aveugle continuait à vivre une vie de criminel à part entière. Son verdict suffisait à clore les débats dans les affaires de chiennes.
Depuis des temps immémoriaux, on appelle « chienne », dans le monde de la pègre, le traître, le truand qui est passé du côté de la police. Mais dans la guerre des chiennes, il s’agissait d’autre chose, d’une nouvelle loi du milieu. Pourtant, le surnom injurieux de « chienne » est resté accolé aux chevaliers du nouvel ordre.
Les autorités concentrationnaires ne les portaient pas dans leur cœur, sauf durant les premiers mois de leur guerre. On préférait avoir affaire à des truands de l’ancienne loi, qui étaient plus faciles à comprendre, plus simples.
La guerre des chiennes répondait à un besoin sinistre et impérieux chez les malfrats : le goût du meurtre, la soif du sang. Cette guerre était une imitation des événements dont les truands avaient été témoins pendant plusieurs années. Des épisodes de la vraie guerre se reflétaient dans la vie criminelle comme dans un miroir déformant. Cette réalité sanglante à vous couper le souffle ravissait les meneurs. Même un simple vol à la tire passible de trois mois de prison ou le casse d’un appartement sont accomplis dans une sorte d’exaltation créatrice. Ils s’accompagnent d’une extase, d’une délicieuse vibration des nerfs qui, selon les truands, ne peut se comparer à rien ; c’est alors que le voleur se sent vraiment vivre.
Combien plus vive et plus délicieusement perverse est la sensation que procurent le meurtre, le sang versé. Que l’adversaire soit lui aussi un truand ne fait qu’en accroître l’intensité. Le goût du théâtre inhérent à la pègre trouve un exutoire dans ce gigantesque et sanglant spectacle qui dure depuis des années. Tout est authentique, et, en même temps, c’est un jeu, un jeu effroyable et mortel. Comme chez Heine : « La chair sera de la vraie chair, et le sang sera du sang humain. »
Les truands jouaient en parodiant la politique et la guerre. Leurs chefs occupaient des villes, envoyaient des patrouilles de reconnaissance, coupaient les communications de l’adversaire, jugeaient les traîtres et les pendaient. C’était réel, tout en étant un jeu, un jeu sanglant.
L’histoire de la criminalité, qui s’étend sur plusieurs millénaires, a connu bien des exemples de luttes sanglantes entre bandes, pour des zones de pillage, pour la souveraineté dans le monde du crime. Néanmoins, de nombreuses particularités de la guerre des chiennes en font un événement unique en son genre.
1959