La quarantaine
L’homme en blouse blanche tendit la main et Andreïev mit sa vareuse raide de sueur dans les doigts écartés, tout roses et bien propres avec des ongles courts. L’homme la repoussa et secoua la main.
— Je n’ai pas de sous-vêtements, dit Andreïev avec indifférence.
Alors l’infirmier prit la vareuse à pleines mains, retourna les manches d’un geste habile et coutumier et les considéra attentivement…
— Il y en a, Lidia Ivanovna ! dit-il et il cria à Andreïev : Pourquoi tu es couvert de poux, hein ?
Mais la doctoresse ne le laissa pas continuer.
— Est-ce de leur faute ? dit-elle à voix basse et d’un ton plein de reproche, en appuyant sur le mot « leur », et elle prit son stéthoscope sur la table.
Cette Lidia Ivanovna aux cheveux roux se grava pour toujours dans la mémoire d’Andreïev et il la bénit des milliers de fois, pensant à elle avec tendresse et chaleur. Pourquoi ? Parce qu’elle avait appuyé sur le mot « leur » dans cette unique phrase qu’il l’eût entendu prononcer. Pour une bonne parole dite au bon moment. Ces bénédictions lui sont-elles parvenues ?
L’examen fut bref. Il n’y avait pas besoin de stéthoscope pour un tel examen.
Lidia Ivanovna souffla sur un tampon violet et l’appliqua à deux mains, de toutes ses forces, sur un formulaire. Elle inscrivit quelques mots et on emmena Andreïev.
Le soldat d’escorte qui l’attendait dans l’entrée de la section sanitaire ne ramena pas Andreïev à la prison, mais le conduisit en plein bourg, vers un grand entrepôt. La cour qui bordait l’entrepôt était entourée des dix rangées réglementaires de fil de fer barbelé, avec une porte auprès de laquelle une sentinelle en pelisse, armée d’un fusil, faisait les cent pas. Ils pénétrèrent dans la cour et s’approchèrent de l’entrepôt. Une lumière électrique très vive s’échappait par la fente de la porte. Le soldat ouvrit avec difficulté une énorme porte faite pour des camions et non pour des hommes, et il disparut dans l’entrepôt. Andreïev fut assailli par des effluves de corps sales, de vêtements moisis et d’âcre sueur humaine. Un bourdonnement sourd de voix humaines emplissait cette énorme boîte. Des châlits continus à quatre étages faits de blocs entiers de mélèzes avaient été construits pour toujours, calculés pour durer l’éternité comme les ponts de César. Plus de mille hommes étaient couchés sur les rayonnages de l’entrepôt. C’était l’un des vingt entrepôts remplis jusqu’au plafond d’une nouvelle marchandise vivante : il y avait une quarantaine à cause du typhus au port et il n’y avait eu aucun départ, ou, comme on dit en prison, aucun convoi, depuis plus d’un mois.
La circulation sanguine du camp, où les érythrocytes étaient des personnes vivantes, avait été interrompue. Les camions de transport étaient immobilisés. Dans les gisements, on augmentait la durée de travail des détenus. Et, dans la ville même, l’usine à pain n’arrivait pas à cuire tout le pain qu’il fallait : on devait en distribuer cinq cents grammes par jour et par personne et on essayait de faire du pain dans des appartements. La colère des autorités augmentait d’autant plus que les déchets humains rejetés par le gisement arrivaient peu à peu en ville.
Il y avait plus de mille personnes dans la section – pour employer le terme à la mode – où l’on avait amené Andreïev. Mais on ne remarquait pas immédiatement ce grand nombre. Sur les châlits du haut, les gens étaient nus tant il faisait chaud ; et ceux qui étaient sur les châlits du bas ou couchés par terre, en dessous, avaient leur blouson matelassé, leur caban et leur chapka. La grande majorité était couchée sur le dos ou sur le ventre – personne ne peut expliquer pourquoi les prisonniers ne dorment presque jamais sur le côté –, et sur les châlits massifs les corps ressemblaient aux excroissances, aux nœuds d’un arbre ou d’une planche déformée.
De petits groupes se formaient à côté ou autour d’un conteur, d’un rômancier, ou à l’occasion d’une dispute, et, dans un tel entassement de personnes, il en survenait immanquablement une par minute. Les prisonniers étaient étendus là depuis plus d’un mois, ils n’allaient pas au travail, ils allaient juste aux bains où l’on désinfectait les vêtements. Cela faisait vingt mille journées de travail perdues tous les jours, cent soixante mille heures de travail ou peut-être même trois cent vingt mille : la durée du travail était tellement variable. Ou vingt mille journées de vie sauvegardées.
Vingt mille journées de vie. On peut interpréter différemment les chiffres, les statistiques sont trompeuses.
Quand on distribuait la nourriture, chacun était à sa place : on donnait des parts pour dix. Il y avait tellement de monde que ceux qui distribuaient la nourriture avaient à peine terminé de servir le petit déjeuner que c’était l’heure du déjeuner, et à peine en achevaient-ils la distribution qu’arrivait l’heure du dîner. Du matin au soir, on distribuait de la nourriture à la section. Or, le matin, on ne donnait que le pain pour la journée et du thé (de l’eau tiède bouillie) et, un jour sur deux, un demi-hareng saur par personne ; à midi, rien que de la soupe ; et, le soir, de la bouillie.
Néanmoins, on manquait de temps.
Le répartiteur conduisit Andreïev près des châlits et lui montra le premier étage : « Tiens, voilà ta place ! »
Des protestations fusèrent d’en haut, mais le répartiteur les fit taire d’un juron. Andreïev attrapa le bord du châlit à deux mains et tenta en vain d’y balancer sa jambe droite. Le répartiteur le poussa de ses bras vigoureux et il tomba lourdement parmi des corps nus. Personne ne fit plus attention à lui. La procédure d’enregistrement était terminée.
Andreïev dormit. Il ne se réveillait qu’au moment où on distribuait la nourriture et, ensuite, il s’endormait de nouveau après s’être soigneusement léché les doigts ; mais son sommeil était léger, les poux l’empêchaient de bien dormir.
Personne ne lui posa de questions, bien qu’il y eût très peu de gens venus de la taïga dans ce camp de transit et que tous les autres fussent destinés à y aller. Et ils le comprenaient parfaitement. C’est justement pour cela qu’ils ne voulaient rien savoir de l’inéluctable taïga. Et c’était aussi bien, d’après Andreïev. Ils n’avaient pas besoin de savoir tout ce que lui avait vu. On ne pouvait rien éviter : ici, les supputations étaient inutiles. À quoi bon une angoisse supplémentaire ? Ceux qui se trouvaient ici étaient encore des hommes. Andreïev, lui, représentait des morts. Et son savoir, celui d’un homme mort, ne pouvait leur être d’aucune utilité, à eux qui étaient encore vivants.
Le surlendemain, ce fut le jour du bain. Tous en avaient déjà assez de la désinfection et des bains et se rassemblèrent à contrecœur ; Andreïev, lui, avait très envie de se défaire de ses poux. Il avait maintenant tout son temps et, plusieurs fois par jour, il chassait tous les poux de sa vareuse décolorée. Mais seule la désinfection pouvait en venir vraiment à bout. Voilà pourquoi il s’y rendit volontiers, et bien qu’on ne lui donnât pas de linge et qu’il dût remettre sa vareuse roussie à même la peau, au moins il ne sentit plus les piqûres habituelles.
Aux bains, on distribuait l’eau selon la norme : une cuvette d’eau chaude et une cuvette d’eau froide ; mais Andreïev réussit à tromper le préposé et se fit donner une cuvette de plus. On ne touchait qu’un morceau de savon minuscule, mais on pouvait ramasser des restes de savon par terre et Andreïev entreprit de bien se laver. De toute l’année passée, c’était son meilleur bain. Et qu’importait si le sang et le pus de ses ulcères scorbutiques coulaient sur ses genoux ? Qu’importait si les gens se détournaient de lui aux bains ? Qu’importait s’ils s’écartaient avec dégoût de ses vêtements pleins de poux ?
On rendit les habits passés à la désinfection, et le voisin d’Andreïev, Ognev, reçut des chaussettes miniatures à la place de ses chaussettes en peau de mouton fourrées, tant le cuir avait rétréci. Ognev se mit à pleurer. Ces chaussettes de fourrure, c’était son salut dans le Nord. Mais Andreïev le regarda sans bienveillance. Il avait vu tant d’hommes pleurer pour les raisons les plus diverses. Il y avait les simulateurs rusés, il y avait les malades des nerfs, il y avait ceux qui avaient perdu tout espoir et les gens fous de rage. Il y avait ceux qui pleuraient de froid. Andreïev n’avait jamais vu personne pleurer de faim.
Ils rentrèrent par la ville sombre et silencieuse. Les flaques aux reflets métalliques s’étaient figées, mais l’air était frais, printanier. Après le bain, Andreïev dormit très profondément, « à satiété », comme dit son voisin Ognev qui avait déjà oublié sa mésaventure aux bains.
On ne laissait sortir personne. Mais il y avait quand même dans la section une unique obligation qui permettait de franchir les barbelés. Bien sûr, il n’était pas question de quitter l’enceinte du camp, d’aller au-delà des barbelés extérieurs : trois barrières d’une dizaine de fils barbelés suivis d’une zone prohibée, entourée elle-même d’un fil de fer barbelé tendu à hauteur d’homme. Il ne fallait même pas en rêver. Il s’agissait simplement de sortir hors de la petite cour délimitée par des barbelés. Là-bas, il y avait la cantine, la cuisine, les entrepôts, l’hôpital, en un mot, une autre vie, interdite à Andreïev. Une seule personne pouvait s’y rendre : l’homme chargé de la tinette. Et quand il mourut brusquement – la vie est pleine de hasards heureux –, Ognev, le voisin d’Andreïev, déploya des miracles d’énergie et de perspicacité. Pendant deux jours, il ne mangea pas son pain, puis il l’échangea contre une grande valise en carton : « C’est le baron Mandel qui me l’a cédée, Andreïev ! »
Le baron Mandel ! Un descendant de Pouchkine ! Tiens, là-bas, là-bas. On pouvait voir de loin le baron, grand, les épaules étroites, avec un tout petit crâne chauve. Mais Andreïev n’eut pas l’occasion de faire sa connaissance.
Ognev avait gardé une veste de laine du temps de la liberté : il n’était en quarantaine que depuis quelques mois.
Il apporta la veste et la valise en carton au répartiteur et obtint les fonctions de l’homme qui était mort. Deux semaines plus tard, des truands l’étranglèrent à moitié dans l’obscurité : ils ne le tuèrent pas, heureusement, mais ils lui prirent près de trois mille roubles.
Andreïev ne voyait pratiquement pas Ognev quand son négoce était florissant. Battu, à bout de forces, Ognev regagna son ancienne place et, la nuit, il se confessa à Andreïev.
Andreïev aurait pu lui raconter deux ou trois choses parmi toutes celles qu’il avait vues au gisement, mais Ognev ne se repentait nullement et ne se plaignait pas.
« Aujourd’hui, ils m’ont eu. Demain, ce sera mon tour. Je les… aurai au jeu. Je les aurai au stoss, à la tierce et à la boura. Je récupérerai tout. »
Ognev ne donna ni pain ni argent à Andreïev, ce n’était pas admis en de telles circonstances : du point de vue de l’éthique du camp, tout cela était normal.
Un beau jour, Andreïev s’étonna d’être encore en vie. Il lui était terriblement difficile de se hisser sur le châlit, mais enfin il y parvenait. L’essentiel, c’était qu’il ne travaillait pas et qu’il restait allongé : et même cinq cents grammes de pain de seigle, trois cuillerées de bouillie et une écuelle de soupe liquide par jour pouvaient ressusciter un homme, pourvu qu’il ne travaillât pas.
C’est à ce moment précis qu’il comprit qu’il n’éprouvait aucune crainte et ne tenait pas à la vie. Il comprit aussi qu’il avait subi une grande épreuve et qu’il était resté vivant. Qu’il lui fallait appliquer sa terrible expérience des gisements à son profit. Il comprit qu’aussi misérables que fussent les possibilités de choix, de libre arbitre du détenu, elles n’en existaient pas moins et pouvaient vous sauver la vie à l’occasion. Et Andreïev était prêt pour cette grande bataille où il lui faudrait opposer une ruse animale à la bête féroce. On le trompait. Lui aussi allait le faire. Il ne mourrait pas, il n’avait absolument pas l’intention de mourir.
Il allait suivre les désirs de son corps : ce que son corps lui avait dit au gisement aurifère. Il avait perdu une bataille, mais ce n’était pas la dernière. Il était une scorie rejetée par le gisement. Et il le resterait. Il avait vu le cachet violet, apposé sur un bout de papier par la main de Lidia Ivanovna, un cachet qui portait trois lettres : LFT, travaux physiques légers. Il savait qu’aux gisements on n’accordait guère d’attention à ces cachets, mais ici, au bourg, il avait l’intention d’en tirer le maximum.
Il n’y avait pas un grand choix. Il pouvait dire au répartiteur : « Moi, Andreïev, je reste couché et je refuse de partir. Si on m’envoie au gisement, alors, dès la première halte, je sauterai du véhicule, et que l’escorte me fusille : de toutes les façons, je n’irai plus aux gisements d’or. »
Il n’y avait pas un grand choix. Il s’agissait d’être malin, de faire confiance à son corps. Son corps ne le trahirait pas. Sa famille, son pays l’avaient trompé. Amour, énergie, talents : tout avait été piétiné et détruit. Toutes les justifications que cherchait son cerveau étaient fausses, mensongères ; et Andreïev le comprenait. Seul son instinct animal réveillé par le gisement pouvait lui suggérer une issue, et il la lui suggérait.
C’est précisément là, sur ces châlits cyclopéens, qu’Andreïev comprit qu’il valait quelque chose, qu’il pouvait avoir du respect pour lui-même. Il était encore là, vivant, et il n’avait trahi ni vendu personne, ni pendant l’instruction ni au camp. Il avait réussi à dire beaucoup de vérités, il avait réussi à tuer la peur qui était en lui. Non pas qu’il ne craignît plus rien, mais les limites morales avaient été fixées de façon plus claire et plus précise qu’auparavant, tout était devenu plus simple et plus clair. Il était clair, par exemple, qu’il ne pourrait pas survivre. Sa santé n’était plus qu’un souvenir, elle était brisée à jamais. À jamais ? Quand on avait amené Andreïev dans cette ville, il pensait qu’il n’en avait plus que pour deux ou trois semaines. Et qu’il lui aurait fallu un repos complet de plusieurs mois, au bon air, dans une station de vacances, avec du lait et du chocolat, pour voir revenir ses forces d’antan. Et comme il était absolument clair qu’il n’aurait jamais l’occasion de voir un tel établissement de cure, il lui faudrait donc mourir. Ce qui, encore une fois, n’était pas effrayant. Beaucoup de ses camarades étaient morts. Mais quelque chose de plus fort que la mort l’empêchait de mourir. L’amour ? La haine ? Non. L’homme vit par la force des mêmes principes qui font que vivent un arbre, une pierre, un chien. Voilà ce qu’Andreïev comprit précisément ici, ce qu’il ne fit pas que comprendre mais qu’il ressentit, au camp de transit de la ville, pendant la quarantaine déclarée à cause du typhus.
Les piqûres grattées jusqu’au sang guérirent bien plus rapidement que les autres plaies d’Andreïev. L’aspect « carapace de tortue » que sa peau avait pris au gisement disparaissait peu à peu ; les extrémités rose vif de ses doigts gelés avaient foncé peu à peu : la peau très fine qui les recouvrait une fois que l’ampoule des engelures avait crevé s’était quelque peu épaissie. Sa main gauche s’était assouplie et c’était primordial. Après un an et demi de travail au gisement, ses deux mains s’étaient repliées, épousant la forme du manche de pelle ou de pic et s’étaient raidies, lui semblait-il, à jamais. Pendant les repas, comme tous ses camarades, il tenait le manche de sa cuiller du bout des doigts en le pinçant et il avait oublié qu’on pût s’y prendre autrement. Sa main vivante ressemblait à une prothèse en forme de crochet. Elle ne pouvait accomplir que les mouvements d’une prothèse. Elle aurait pu, en plus, faire le signe de croix si Andreïev avait prié Dieu. Mais il n’y avait rien d’autre que de la rage dans son âme. Les plaies de l’âme ne pouvaient pas se cicatriser aussi facilement. Elles ne furent jamais cicatrisées.
Au moins, il avait pu déplier sa main. Un beau jour, au bain, les doigts de sa main gauche se redressèrent. Il en fut étonné. Sa main droite n’allait-elle pas à son tour se déplier ? Et Andreïev palpait sa main droite pendant des nuits entières, il essayait de déplier ses doigts et avait l’impression que sa main allait bientôt s’assouplir. Il avait très soigneusement rongé ses ongles et, maintenant, il mordait par petits bouts la peau sale, épaisse et encore très dure. Cette opération hygiénique était une des rares distractions d’Andreïev en dehors des repas et du sommeil.
Les crevasses sanguinolentes de la plante des pieds ne le faisaient plus autant souffrir qu’auparavant. Les ulcères dûs au scorbut qui recouvraient ses jambes n’étaient pas encore cicatrisés et il fallait les panser, mais il y avait de moins en moins de plaies : elles étaient remplacées par des taches bleu foncé, noirâtres, comme une marque au fer rouge, une estampille de maître d’esclaves, de marchand de nègres. Seuls les gros orteils ne voulaient pas guérir : les gelures avaient atteint la moelle des os, et du pus en suintait. Bien sûr, ils suppuraient beaucoup moins qu’avant, au gisement, où le sang et le pus coulaient tellement dans ses caoutchoucs tchouni, la chaussure d’été des détenus, que ses pieds faisaient de grands « flocs » comme s’il marchait dans une flaque d’eau.
Bien des années passeraient avant que les orteils d’Andreïev ne guérissent. Et, bien des années après la cicatrisation, ils lui rappelleraient, par une douleur sourde au moindre froid, les gisements du Nord. Mais Andreïev ne pensait pas à l’avenir. Habitué par le gisement à vivre au jour le jour, il s’efforçait de se battre pour quelque chose de proche, comme le fait tout homme à l’article de la mort. Maintenant, il ne désirait qu’une chose : que la quarantaine dure éternellement. Mais c’était impossible, et un jour, la quarantaine prit fin.
Ce matin-là, on poussa tous les habitants de la section dans la cour. Les détenus se pressèrent pendant des heures contre la clôture de barbelés, gelés, en silence. Le répartiteur, juché sur un tonneau, criait des noms d’une voix enrouée, mais acharnée. Ceux qu’on avait appelés passaient de l’autre côté du portail pour toujours. Des camions vrombissaient sur la chaussée et ils faisaient un tel bruit dans l’air froid matinal qu’ils gênaient le répartiteur.
« Pourvu qu’on ne m’appelle pas, pourvu qu’on ne m’appelle pas », répétait Andreïev comme une conjuration enfantine. Non, il n’aurait pas de chance. Même si on ne l’appelait pas aujourd’hui, on le ferait demain. Il irait de nouveau au chantier de l’or, vers la faim, les coups et la mort. Ses doigts de mains et de pieds gelés commencèrent à lui faire mal, ainsi que ses oreilles et ses joues. De plus en plus souvent Andreïev sautait d’un pied sur l’autre, tout recroquevillé ; il soufflait sur ses doigts repliés, mais ce n’était pas une mince affaire que de réchauffer ses pieds engourdis et ses mains malades. Tout était inutile. Il n’était pas de force à lutter contre cette machine gigantesque dont les dents broyaient son corps.
— Voronov, Voronov ! s’égosillait le répartiteur. C’est qu’il est là, ce chien !
Et le répartiteur jeta la mince chemise jaune contenant le dossier pénitentiaire sur le tonneau et l’écrasa du pied.
Alors Andreïev comprit tout, d’un seul coup. Ce fut une illumination comme dans un orage, un éclair qui montre le chemin du salut. Et, tout échauffé par l’émotion, il s’enhardit immédiatement et s’avança vers le répartiteur. Celui-ci appelait un nom après l’autre ; les gens partaient un par un. Mais la foule était encore très nombreuse. Allez, maintenant, maintenant…
— Andreïev ! cria le répartiteur.
Andreïev garda le silence tout en fixant les joues rasées du répartiteur. Après avoir considéré ses joues, son regard se porta sur les dossiers pénitentiaires. Il y en avait très peu. « C’est le dernier camion », pensa Andreïev.
Le répartiteur garda le dossier d’Andreïev à la main et il le mit de côté, sur le tonneau, sans renouveler son appel.
— Sytchev ! Réponds : prénom, patronyme ?
— Vladimir Ivanovitch, répondit dans toutes les règles un prisonnier âgé, et il fendit la foule.
— Article ? Peine ? Dehors !
Quelques hommes répondirent encore à l’appel, s’en allèrent, et le répartiteur s’en fut à leur suite. On ramena les détenus à la section.
Les toux, les piétinements et les cris s’atténuèrent, se fondirent en un brouhaha de voix de centaines de gens.
Andreïev voulait vivre. Il s’était fixé deux objectifs simples et il voulait les atteindre. Il était absolument clair qu’il lui fallait se maintenir ici aussi longtemps que possible, jusqu’au dernier jour. Tâcher de ne pas faire d’erreurs, de bien se maîtriser… L’or, c’était la mort. Personne ne le savait mieux qu’Andreïev dans ce camp de transit. Il fallait à tout prix éviter la taïga, les chantiers aurifères. Comment pourrait-il y parvenir, lui, Andreïev, l’esclave privé de tous droits ? Voici comment. Pendant la quarantaine, la taïga s’était dépeuplée : le froid, la faim, le travail long et pénible et le manque de sommeil avaient privé la taïga d’hommes. On allait donc en premier lieu envoyer des camions du camp de quarantaine aux directions de l’or, et ce n’est que lorsque la commande en hommes des gisements serait exécutée – « envoyez deux centaines d’arbres », comme on écrivait dans les télégrammes de service –, ce n’est que lorsque la commande serait exécutée qu’on enverrait les gens ailleurs que dans la taïga, ailleurs qu’à l’or. Quant à la destination, Andreïev s’en moquait. Pourvu que ce ne fût pas l’or.
Andreïev ne souffla mot à personne de tout cela. Il ne prit conseil de personne, ni d’Ognev, ni de Parfentiev, son camarade du gisement, ni d’un seul parmi ce millier de gens allongés avec lui sur les châlits. Parce qu’il savait que chaque personne à qui il confierait son projet le dénoncerait aux autorités, pour se faire féliciter, pour un mégot ou simplement comme ça… Il savait le poids du mystère, du secret, et était capable de garder le sien. C’était le seul moyen de n’avoir rien à redouter. Tout seul, il est deux fois, trois fois, quatre fois plus facile de se faufiler entre les dents de la machine. Son jeu n’était qu’à lui ; cela, il l’avait aussi fort bien compris à la mine.
Pendant de nombreux jours, Andreïev ne répondit pas. Dès que la quarantaine fut terminée, on se mit à envoyer les hommes au travail, et il fallait se débrouiller en sortant pour ne pas se retrouver dans de grands groupes : on les emmenait d’habitude faire des travaux de terrassement avec pelle, pioche et levier. Mais, dans les petits groupes de deux, trois personnes, on pouvait toujours espérer gagner un morceau de pain supplémentaire ou même du sucre : cela faisait plus d’un an et demi qu’Andreïev n’avait pas vu de sucre. Ce calcul était élémentaire et rigoureusement exact. Tous ces travaux étaient bien sûr illégaux : les détenus étaient considérés comme en transit, mais on trouvait beaucoup d’amateurs pour bénéficier d’une main-d’œuvre gratuite. Ceux qui se retrouvaient affectés aux travaux de terrassement y allaient dans l’espoir de quémander du tabac ou du pain. Et ils s’en procuraient, parfois même auprès des passants. Andreïev fut envoyé à l’entrepôt de légumes, où il mangea de la betterave et des carottes et rapporta « à la maison » quelques pommes de terre qu’il fit cuire sous la cendre, dans le poêle, et qu’il retira à moitié crues pour les manger : la vie du camp exigeait que toutes les fonctions nutritives se fassent vite, il y avait trop d’hommes affamés tout autour.
Vinrent alors des jours où la vie avait presque un sens, des jours où il agissait. Tous les matins, il fallait rester deux heures environ au froid. Et le répartiteur criait : « Eh toi, réponds ! Prénom, patronyme ! » Et quand le sacrifice quotidien à Moloch était accompli et que tous couraient à la baraque en tapant des pieds, on les emmenait au travail. Andreïev travailla à l’usine de pain, il transporta des ordures dans le camp de transit des femmes, lava les planchers au bâtiment de l’escorte où il ramassait, dans la cantine à demi obscure, des restes de viande poisseux et savoureux dans les assiettes laissées sur les tables des militaires. Après le travail, on apportait à la cuisine de grandes cuvettes pleines de kissel et des montagnes de pain, et tous s’asseyaient autour de la table, mangeaient et bourraient leurs poches de pain.
Une seule fois, les calculs d’Andreïev furent erronés. Plus le groupe est petit, mieux cela vaut, telle était sa devise. Et le mieux, c’est encore d’être seul. Mais il était rare qu’on prît un seul homme pour n’importe quel travail. Une fois, le répartiteur, qui connaissait maintenant le visage d’Andreïev (il le connaissait sous le nom de Mouraviov), lui dit : « Je t’ai trouvé un travail formidable, tu t’en souviendras toute ta vie. Scier du bois chez un grand chef. Tu iras avec un autre. »
Tout contents, ils coururent devant leur garde vêtu d’une capote de cavalerie. Celui-ci glissait souvent à cause de ses bottes, il trébuchait, sautait par-dessus les flaques d’eau et les rattrapait au pas de course en tenant les pans de son manteau à deux mains. Ils arrivèrent très vite à une petite maison avec un portail fermé et du fil de fer barbelé au-dessus de la palissade. Le garde frappa à la porte. Un chien se mit à aboyer. L’ordonnance du chef leur ouvrit et les emmena sans mot dire dans un hangar, les y enferma et lâcha un énorme chien de berger dans la cour. Il leur apporta un seau d’eau. Et tant que les prisonniers n’eurent pas scié et fendu tout le bois qui était dans le hangar, le chien les y garda enfermés. Tard dans la soirée, on les ramena au camp. Le lendemain, on voulut les envoyer au même endroit, mais Andreïev se cacha sous les châlits et n’alla pas du tout travailler ce jour-là.
Le lendemain matin, avant la distribution de pain, il eut une idée toute simple qu’il mit immédiatement à exécution.
Il ôta ses bourki et les posa au bord du châlit, l’une sur l’autre, la semelle vers l’extérieur comme s’il était lui-même allongé sur le lit. Il se coucha à côté, sur le ventre, en posant sa tête sur son bras replié.
Celui qui distribuait le pain compta rapidement la dizaine suivante et remit dix parts de pain à Andreïev. Il obtint ainsi deux rations. Mais un tel procédé était incertain et occasionnel, et Andreïev se mit de nouveau à chercher du travail hors de la baraque.
Pensait-il alors à sa famille ? Non. À la liberté ? Non. Récitait-il des vers de mémoire ? Non. Évoquait-il le passé ? Non. Il vivait uniquement d’une rage indifférente. C’est précisément à cette période qu’il rencontra le capitaine Schneider.
Les truands occupaient les places à proximité du poêle. Sur leurs châlits, il y avait des couvertures ouatinées et sales avec une multitude d’oreillers en plume de différentes tailles. La couverture ouatinée est l’immanquable compagnon de route du voleur chanceux, le seul objet qu’il traîne avec lui de prisons en camps : il la vole, la prend à quelqu’un quand il n’en a pas ; quant à l’oreiller, ce n’est pas seulement un objet qu’on met sous la tête, mais aussi une table de jeu pour les interminables combats de cartes. On peut donner n’importe quelle forme à cette table. Et ça reste un oreiller. Les joueurs de cartes perdent leur pantalon avant de jouer leur oreiller.
Ce sont les caïds qui s’installent sur les couvertures et les oreillers, ou plus exactement ceux qui jouent à ce moment-là le rôle de caïds. Au troisième étage des châlits, là où il faisait sombre, il y avait aussi des couvertures et des oreillers ; c’était la place des jeunes chapardeurs efféminés, pas seulement des jeunes d’ailleurs : tout voleur ou presque était pédéraste.
Les voleurs étaient entourés d’une cour de serfs et de laquais, de courtisans-conteurs, car les truands estiment qu’il est de bon ton de s’intéresser aux « romans » ; il y avait même des courtisans-coiffeurs avec leurs petits flacons de parfum, et puis encore une multitude de serviteurs prêts à faire n’importe quoi pourvu qu’on leur donnât un croûton de pain ou qu’on leur versât un peu de soupe.
— Silence ! Sénietchka parle. Silence ! Sénietchka veut dire quelque chose.
Spectacle bien connu.
Soudain, parmi la foule des quémandeurs, la suite éternelle des truands, Andreïev aperçut un visage connu, des traits familiers, et il entendit une voix qu’il connaissait. Il n’y avait aucun doute possible, c’était le capitaine Schneider, le camarade d’Andreïev à la prison des Boutyrki.
Le capitaine Schneider était un communiste allemand du Komintern qui possédait fort bien le russe, un connaisseur de Goethe, un théoricien marxiste cultivé. Andreïev avait encore en mémoire leurs conversations, discussions de « haute volée » pendant les longues nuits de prison. Joyeux de nature, l’ancien capitaine au long cours maintenait un esprit combatif dans la cellule.
Andreïev n’en crut pas ses yeux.
— Schneider !
— Oui. Que veux-tu ? dit le capitaine en se retournant.
Ses yeux bleus et ternes se posèrent sur Andreïev sans le reconnaître.
— Schneider !
— Mais qu’est-ce que tu me veux ? Tu vas réveiller Sénietchka.
Le bord de la couverture s’était déjà soulevé et un visage blême et malsain apparut à la lumière.
— Holà, capitaine, dit Sénietchka avec langueur de sa voix de ténor, je n’arrive pas à dormir, je n’ai pas eu tes services.
— Je viens, je viens, dit Schneider tout agité.
Il grimpa sur le châlit, s’assit, rabattit la couverture, fourra la main dessous et se mit à gratter la plante des pieds de Sénietchka.
Andreïev regagna sa place à pas lents. Il n’avait pas envie de vivre en cet instant. Et bien que ce fût là un événement ni très important ni effroyable en comparaison de ce qu’il avait déjà vu et qu’il verrait encore, le capitaine Schneider se grava pour toujours dans sa mémoire.
Mais il y avait de moins en moins de gens. Le camp de transit se vidait. Andreïev se trouva nez à nez avec le répartiteur :
— C’est quoi, ton nom ?
Il s’était depuis longtemps préparé à cette question.
— Gourov, répondit-il d’un air docile.
— Attends !
Le répartiteur feuilleta sa liste en papier pelure.
— Non, t’es pas dessus.
— Je peux aller ?
— Fous le camp, fumier ! rugit le répartiteur.
Une fois, à la cantine du transit, il fut chargé de débarrasser les tables et de laver la vaisselle des gens libérés qui allaient partir après avoir purgé leur peine. Il avait pour compagnon de travail un squelette émacié, un crevard d’âge indéterminé qu’on venait de relâcher de la prison locale. C’était la première fois que le crevard allait travailler. Il n’arrêtait pas de poser des questions : sur ce qu’ils auraient à faire, et si on allait les nourrir, et si on pouvait demander quelque chose à manger avant de commencer à travailler.
Le crevard raconta qu’il était professeur de neuropathologie et Andreïev reconnut son nom.
Andreïev savait d’expérience que les cuisiniers du camp – et pas seulement les cuisiniers – n’aimaient pas les « Ivan Ivanovitch », comme ils avaient surnommé avec mépris les intellectuels. Il conseilla au professeur de ne rien demander d’avance et pensa avec tristesse que le plus gros du travail de vaisselle et de rangement allait retomber sur lui, Andreïev : le professeur était trop faible. C’était normal et il n’y avait pas à s’en offenser : combien de fois, au gisement, Andreïev n’avait-il pas été le mauvais, le faible partenaire pour ses compagnons, et personne ne lui avait jamais rien dit. Où étaient-ils, tous ? Où étaient Cheïnine, Rioutine, Khvostov ? Tous étaient morts, et lui, Andreïev, avait ressuscité. D’ailleurs, il n’était pas encore ressuscité et il était peu probable qu’il le fût un jour. Mais il fallait se battre pour vivre.
Les suppositions d’Andreïev se révélèrent exactes : le professeur ne l’aida pas beaucoup, bien qu’il courût dans tous les sens.
Le travail terminé, le cuisinier les installa dans sa cuisine et posa devant eux un énorme baquet de soupe de poisson épaisse et une grande assiette métallique avec de la bouillie. Le professeur se frotta les mains de joie, mais Andreïev, qui avait vu des hommes manger au gisement vingt portions d’un repas à trois plats accompagné de pain, se pencha sur le repas offert d’un air désapprobateur.
— Sans pain, si je comprends bien ? demanda-t-il d’un air renfrogné.
— Comment, sans pain ? Je vais vous en donner un peu.
Et le cuisinier sortit deux morceaux de pain d’une armoire.
Le repas fut vite terminé. Lors de telles « invitations », Andreïev mangeait toujours sans pain, en homme prévoyant. Là encore, il mit le pain dans sa poche. Le professeur cassait déjà le sien, avalait la soupe, mâchait, et de grosses gouttes de sueur sale perlaient sur son front surmonté de cheveux blancs coupés ras.
— Voici encore un rouble chacun, dit le cuisinier. Je n’ai plus de pain pour l’instant.
On ne pouvait souhaiter meilleur salaire. Il y avait un petit magasin au transit, une échoppe où l’on pouvait acheter du pain aux travailleurs libres. Andreïev le dit au professeur.
— Oui, oui. Vous avez raison, dit le professeur. Mais j’ai vu qu’on y vendait aussi du kvas sucré. Ou c’est de la limonade ? J’ai très envie de limonade et, plus généralement, de quelque chose de sucré.
— C’est votre affaire, professeur, mais dans votre cas j’achèterais plutôt du pain.
— Oui, oui. Vous avez raison, répéta le professeur. Mais j’ai très envie de kvas sucré. Prenez-en aussi.
Mais Andreïev refusa tout net le kvas.
Finalement, Andreïev réussit à obtenir un travail individuel : il lavait le plancher au bureau de l’économat du transit. Tous les soirs, le planton qui était chargé de la propreté du bureau venait le chercher. Deux petites pièces minuscules de quatre mètres carrés chacune étaient encombrées de tables. Le sol était peint. Cette tâche ne lui prenait qu’une dizaine de minutes et Andreïev ne comprit pas tout de suite pourquoi le planton engageait un travailleur pour un si petit ménage puisque le planton traversait tout le camp pour apporter lui-même l’eau nécessaire et qu’il y avait toujours des chiffons propres préparés d’avance. Le travail était généreusement payé : du tabac, de la soupe, de la bouillie, du pain et du sucre. Le planton avait même promis à Andreïev de lui donner « un veston léger », mais il n’eut pas le temps de tenir sa promesse.
Apparemment, le planton estimait que ce serait une honte de laver lui-même le plancher, ne serait-ce que cinq minutes par jour, alors qu’il était en mesure d’engager un travailleur. Andreïev avait aussi remarqué au gisement ce trait de caractère propre aux Russes : le chef donne une poignée de tabac au chef de baraque pour qu’il la nettoie ; celui-ci en met la moitié dans sa blague à tabac et il fait travailler un autre chef de baraque, pris parmi les 58, en échange de l’autre moitié ; celui-ci, à son tour, partage le tabac en deux et délègue le travail à un gars de sa baraque en échange de deux cigarettes de gros gris. Et voilà que ce travailleur qui a fait une journée de douze à quatorze heures se met à laver le plancher la nuit en échange de ces deux cigarettes. Et encore, il considère qu’il a eu de la chance : il pourra échanger le tabac contre du pain.
Le problème des valeurs d’échange est le domaine théorique le plus complexe de l’économie. Au camp aussi, il est complexe ; les étalons sont étonnants : thé, tabac, pain, telles sont les valeurs cotées.
À l’économat, le planton payait parfois Andreïev en tickets pour la cuisine. C’étaient des petits bouts de carton avec un tampon, semblables à des jetons : dix repas, cinq plats, etc. Ainsi, le planton donna à Andreïev un jeton pour vingt parts de bouillie, et ces vingt parts ne purent recouvrir le fond de l’écuelle en fer-blanc.
Andreïev voyait les truands glisser au guichet des billets de trente roubles orange vif, pliés en forme de tickets. Cela marchait à tous les coups. Une écuelle remplie de bouillie passait à travers le guichet en réponse au « jeton ».
Il y avait de moins en moins de monde au camp de transit. Et le jour où, après le départ du dernier camion, il ne resta plus qu’une trentaine d’hommes dans la cour finit par arriver.
Cette fois-là, on ne les laissa pas retourner au baraquement, on les mit en rang et on leur fit traverser tout le camp.
— On ne va pas nous fusiller, quand même, dit un géant borgne aux grandes mains qui marchait à côté d’Andreïev.
C’était justement ce qu’Andreïev était en train de se demander : n’allait-on pas les fusiller ? On les amena tous chez le répartiteur, au département de l’enregistrement.
— On va prendre vos empreintes, dit le répartiteur en sortant sur le perron.
— Bon, alors si c’est pour les empreintes, on peut aussi s’en passer, dit gaiement le borgne. Je m’appelle Filippovski, Guéorgui Adamovitch.
— Et toi ?
— Andreïev, Pavel Ivanovitch.
Le répartiteur sortit leurs dossiers pénitentiaires.
— Ça fait un bon moment qu’on vous cherche, dit-il sans colère. Retournez à la baraque, je vous dirai plus tard où on vous a affectés.
Andreïev savait qu’il avait gagné la bataille pour sa vie. Il était tout simplement impossible que la taïga ne fût pas rassasiée d’hommes. Et si on faisait partir des convois, ce serait pour des missions proches, locales ; ou alors carrément en ville, ce qui serait encore le mieux. On ne pouvait pas l’envoyer bien loin, et ce n’était pas seulement parce qu’il avait la catégorie « travail physique léger » : il connaissait la pratique des brusques changements de catégories. On ne pouvait l’envoyer bien loin parce qu’on avait déjà répondu aux demandes de la taïga. Et seules les destinations proches où la vie était plus facile et plus simple, où l’on était mieux nourri et où il n’y avait pas de gisement d’or, qui laissaient donc une chance de salut, seules ces destinations attendaient encore leur tour qui venait en dernier. Andreïev avait acheté cela au prix de deux ans de travail au gisement. Grâce à cette tension proprement animale pendant ces mois de quarantaine. Il en avait trop fait pour renoncer. Ses espoirs devaient se réaliser coûte que coûte.
Il n’eut qu’une nuit à attendre.
Après le petit déjeuner, le répartiteur fit irruption dans la baraque avec une liste, une petite liste comme le remarqua immédiatement Andreïev avec soulagement. Les listes pour les gisements étaient de vingt-cinq personnes par camion et il y avait toujours plusieurs papiers de ce genre, jamais un seul.
Andreïev et Filippovski étaient sur la liste ; il n’y avait plus grand monde sur le papier, mais davantage que deux ou trois noms.
On emmena les détenus qui avaient été appelés vers la porte bien connue de la section d’enregistrement. Il y avait déjà trois hommes près de la porte : un vieillard aux cheveux blancs, sérieux, calme, chaussé de bottes de feutre et vêtu d’un bon manteau en mouton ; et un homme sale et remuant, vêtu d’un blouson ouaté, d’un pantalon et de bottes en caoutchouc avec des chaussettes russes enroulées autour de ses jambes. Le troisième homme était un vieillard au visage agréable qui gardait sa tête baissée. Plus loin, il y avait un homme en capote militaire avec une toque de fourrure.
— Voilà, c’est tout, dit le répartiteur. Ça ira ?
L’homme en capote tendit le doigt vers le vieillard :
— Qui es-tu ?
— Izguibine, Iouri Ivanovitch, article 58, peine : vingt-cinq ans, répondit le vieillard d’un ton vif.
— Non, non, dit la capote en fronçant les sourcils. Ta profession, c’est quoi ? Je trouverai bien vos données de base sans vous…
— Fumiste, citoyen chef.
— Et quoi d’autre ?
— Et je m’y connais comme ferblantier.
— Très bien. Et toi ?
Le chef regarda Filippovski. Le géant borgne dit qu’il était chauffagiste de locomotive de Kamenets-Podolski.
— Et toi ?
Soudain, le vieillard marmonna quelques mots en allemand.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda la capote avec intérêt.
— Ne vous inquiétez pas, répondit le répartiteur. C’est un menuisier, un excellent menuisier : Frisorger. Il n’a pas tous ses esprits, mais il va se reprendre.
— Et pourquoi de l’allemand ?
— Il est du sud de Saratov, d’une république autonome…
— Ah bon. Et toi ?
La question s’adressait à Andreïev. « Il lui faut des hommes de métier ou en tout cas des ouvriers, pensa Andreïev. Je vais faire le peaussier. »
— Je suis tanneur, citoyen chef.
— Très bien. Et quel âge as-tu ?
— Trente et un ans.
Le chef hocha la tête. Mais comme c’était un homme expérimenté et qu’il avait vu ressusciter des morts, il ne dit rien et passa au cinquième.
Celui-ci, l’homme remuant, se révéla être ni plus ni moins qu’un militant espérantiste.
— Moi, en somme, voyez-vous, je suis agronome : j’ai étudié l’agronomie, j’ai même fait des conférences ; mais j’ai été arrêté comme espérantiste.
— Espionnage, non ? demanda la capote avec indifférence.
— C’est ça, quelque chose de ce genre, confirma l’homme agité.
— Alors ? demanda le répartiteur.
— Je prends, répondit le chef. De toute façon, on ne peut pas trouver mieux. On n’a plus beaucoup de choix.
On les conduisit tous les cinq dans une cellule séparée, une pièce du baraquement. Mais il y avait encore deux ou trois noms sur la liste, Andreïev l’avait fort bien remarqué. Arriva le répartiteur.
— Où allons-nous ?
— Travailler dans le coin, où voulez-vous aller ? dit le répartiteur. Et lui, ce sera votre chef. Vous partirez dans une heure. Vous avez tiré au flanc pendant trois mois ; maintenant, mes amis, il est temps de vous y mettre.
Une heure plus tard, on les emmena non pas au camion mais au magasin. « Donc, on va changer d’équipement, pensa Andreïev. C’est que le printemps nous pend au nez, on est en avril. Ils vont nous donner les habits d’été. » Quant aux vêtements d’hiver, ces vêtements détestés qu’ils avaient portés au gisement, il allait les rendre, les jeter, les oublier. Mais, au lieu de leur donner la tenue d’été, on leur remit celle d’hiver. Une erreur ? Non. Il y avait une note en rouge sur la liste ; « tenue d’hiver. »
Sans rien y comprendre, au printemps, ils revêtirent des blousons matelassés et des cabans usagés, de vieilles bottes de feutre rapiécées. Puis, sautant par-dessus les flaques d’eau comme ils pouvaient, ils arrivèrent pleins d’inquiétude à la pièce du baraquement qu’ils avaient quittée pour aller au magasin.
Ils étaient tous terriblement inquiets, tous se taisaient, seul Frisorger marmonnait sans cesse en allemand.
— C’est ses prières qu’il récite, ce fils de…, chuchota Filippovski à Andreïev.
— Alors ! Y a-t-il quelqu’un ici qui sache quelque chose ? demanda Andreïev.
Le fumiste aux cheveux blancs qui avait l’air d’un professeur énuméra toutes les missions proches : le port, le kilomètre quatre, le kilomètre dix-sept, vingt-trois, quarante-sept…
Après, c’étaient les secteurs chargés des routes, des postes, qui ne valaient guère mieux que les mines d’or.
Ils sortirent et se dirigèrent vers le portail du camp de transit. De l’autre côté du portail, il y avait un grand camion recouvert d’une bâche verte.
— L’escorte ! Prenez en charge !
Le soldat d’escorte fit l’appel. Andreïev sentait le froid gagner ses jambes, son dos.
— Grimpez dans le camion !
Le soldat d’escorte releva un côté de la grande bâche qui recouvrait le camion : il était plein de gens assis qui occupaient déjà toute la place.
— Embarquez !
Ils montèrent tous les cinq ensemble. Tous se taisaient. Le soldat d’escorte grimpa dans la cabine, le moteur vrombit et le camion s’engagea sur le chemin menant à la grand-route.
— On nous emmène au kilomètre quatre, dit le fumiste.
Les poteaux kilométriques défilaient. Les cinq hommes avaient collé la tête à une fente de la bâche, ils n’en croyaient pas leurs yeux.
— Kilomètre dix-sept…
— Vingt-trois, dit Filippovski.
— Un travail dans le coin ! Les salauds ! siffla le fumiste en colère.
Le camion suivait déjà depuis longtemps la route qui serpentait entre les rochers. La chaussée ressemblait à un câble avec lequel on tirerait la mer vers le ciel. C’étaient les monts-haleurs qui tiraient, le dos rond.
— Quarante-sept, piailla désespérément l’espérantiste remuant.
Le camion passa sans s’arrêter.
— Où allons-nous ? demanda Andreïev en attrapant quelqu’un par l’épaule.
— À Atka, kilomètre deux cent huit, pour y passer la nuit.
— Et après ?
— Je ne sais pas… Donne-moi de quoi fumer.
Le camion grimpait vers le col de la chaîne Iablonov en haletant pesamment.
1959