ROuR

Étions-nous des robots ? En tout cas, pas des robots du RUR de Capek[23]. Ni des mineurs du bassin de la Ruhr. Notre ROuR, c’était la compagnie de régime renforcé, la prison dans la prison, le camp dans le camp. Non, nous n’étions pas des robots. Il y a quelque chose d’humain dans leur insensibilité métallique.

D’ailleurs, en 1938 qui d’entre nous pensait à Capek ou aux charbonnages de la Ruhr ? Ce n’est que vingt ou trente ans plus tard qu’on peut trouver la force d’établir des comparaisons, lorsqu’on tente de ressusciter cette époque, l’atmosphère et les sensations d’alors.

Nous n’éprouvions que la joie confuse et lancinante du corps, de nos muscles desséchés par la faim, débarrassés, ne serait-ce que pour un instant, une heure ou une journée, du front de taille aurifère, du travail maudit, de ce labeur abhorré. Le travail était synonyme de mort, et pas seulement pour les détenus, les « ennemis du peuple » voués à l’extermination. Il l’était aussi aux yeux des autorités du camp et de Moscou, sinon, ils n’auraient pas écrit dans leurs « directives spéciales », ces feuilles de route pour la mort établies par Moscou : « à n’utiliser qu’à des travaux physiques pénibles ».

On nous avait amenés à la ROuR : nous étions des fainéants, des tire-au-flanc, nous ne remplissions pas la norme. Mais nous n’étions pas des réfractaires au travail. Au camp, refuser de travailler, c’était un crime passible de mort. On fusillait au bout de trois refus, trois « absences », trois procès-verbaux. Nous quittions la zone du camp et nous nous traînions jusqu’à notre lieu de travail. Il ne nous restait plus de forces pour faire quoi que ce soit. Mais nous n’étions pas des réfractaires.

On nous conduisit au poste de garde. Le surveillant de service tendit la main vers ma poitrine ; je chancelai et faillis tomber : d’un coup de son Nagan, il venait de me casser une côte. La douleur persista pendant des années. En fait, ce n’était pas vraiment une fracture, comme me l’expliquèrent plus tard des spécialistes. Il m’avait juste déchiré le périoste.

On nous conduisit à la ROuR, mais celle-ci avait disparu. Je vis une terre encore vivante, noire et pierreuse, couverte de racines d’arbres calcinées, de racines et de broussailles polies par des corps humains. Je vis un rectangle noir de terre carbonisée qui se détachait dans la morte blancheur de l’interminable hiver. Il eût été tout aussi visible au milieu de la végétation exubérante, pendant l’été fugace et passionné de la Kolyma. C’était la fosse noire laissée par des feux, une trace de chaleur, de vie humaine.

La fosse était vivante. Des gens faisaient rouler des rondins, se hâtaient, juraient, et je voyais s’élever sous mes yeux une ROuR rajeunie, les nouveaux murs de la baraque disciplinaire. C’est alors qu’on nous expliqua tout. La veille, on avait enfermé dans la cellule commune de la ROuR un ancien responsable du magasin, un droit commun complètement ivre. Naturellement, il avait démonté les murs, rondin par rondin ; toute la prison y était passée. La sentinelle n’avait pas tiré. Il s’agissait d’un droit commun : les sentinelles s’y retrouvaient fort bien dans le Code pénal, dans la politique du camp et même dans les caprices du pouvoir. La sentinelle n’avait pas tiré. On avait emmené le responsable du magasin et on l’avait mis au cachot, sous la surveillance du détachement de la garde. Mais même ce droit commun, un vrai héros, n’avait pas osé quitter cette fosse noire. Il s’était contenté d’en démolir les murs. Et maintenant, la centaine de 58 entassée dans la ROuR reconstruisait soigneusement sa prison, rebâtissait vite les murs, prenant garde de ne pas franchir le bord de la fosse, de ne pas marcher par inadvertance sur la neige blanche qui n’avait pas encore été souillée par l’homme.

Les 58 se hâtaient de reconstruire leur prison. Il n’était besoin ni d’incitations ni de menaces.

Cent personnes étaient blotties sur les châlits, sur la carcasse des châlits détruits. En fait, il n’y avait plus de châlits : tous les rondins, toutes les perches dont ils étaient faits – sans le moindre clou, car un clou c’est un objet de valeur à la Kolyma –, tout avait été brûlé par les truands détenus à la ROuR. Les 58 n’auraient pas osé casser un petit bout de châlit pour réchauffer leurs corps transis, leurs muscles amaigris, semblables à des ficelles.

Non loin de la ROuR, il y avait le bâtiment du détachement de la garde, également noirci de fumée. Vue de l’extérieur, la baraque des gardes ne se distinguait en rien de celle des détenus ; d’ailleurs, même à l’intérieur, il y avait peu de différences. Une fumée sale, de la toile de sac aux fenêtres en guise de vitres ; pourtant, c’était la baraque de la garde.

La ROuR allait au travail. Mais pas aux tailles aurifères, elle assurait l’approvisionnement en bois, creusait des tranchées et frayait des routes dans la neige. On nourrissait tout le monde de la même façon à la ROuR, il y avait là de quoi se réjouir. La journée de travail s’y achevait plus tôt qu’au front de taille. Que de fois nous avions suivi d’un regard envieux les colonnes dispersées de la ROuR, levant les yeux au-dessus de nos brouettes, de la taille, du pic et de la pelle, pour les voir rentrer au bercail ! En les apercevant, nos chevaux hennissaient, réclamaient la fin du travail. Ou peut-être les chevaux connaissaient-ils l’heure mieux que les humains, et n’avaient-ils nul besoin d’apercevoir la ROuR.

À présent, moi aussi, je claudiquais dans la colonne marchant au pas, j’avançais à contretemps, dépassant les autres ou traînant en arrière… Je ne souhaitais qu’une chose : que la ROuR dure toujours. Je ne savais pas pour combien de jours – dix, vingt ou trente – j’avais été « placé à la ROuR ».

« Placé » – ce terme de prison m’était bien familier. Il semble que ce verbe ne soit utilisé que sur les lieux de détention. En revanche, le vocable « déplacé » a eu une longue carrière diplomatique : « personne déplacée », etc. On voulait donner à ce verbe « placer » une nuance de menace et de raillerie, mais la vie change les valeurs et, dans notre cas, il résonnait plutôt comme « sauver ».

Tous les jours, après le travail, on « expédiait » les gars de la ROuR à la recherche de bois de chauffage « pour eux-mêmes », comme disaient les autorités. D’ailleurs, on « expédiait » aussi les brigades des tailles. C’étaient des courses en traîneaux où les sangles étaient prévues pour des hommes : ces traîneaux étaient munis de boucles en fils de fer où l’on pouvait enfiler la tête et les épaules, puis on ajustait la sangle et on tirait, on tirait… Il fallait gravir une pente montagneuse sur quatre kilomètres environ, jusqu’à un endroit où l’on avait préparé des piles de bois en été : du pin nain tout noir, tordu et léger. On lâchait les traîneaux chargés du haut de la montagne, tout simplement. Les truands – ceux qui avaient encore des forces – s’installaient dessus pour dévaler la pente en riant. Nous autres, qui n’avions pas la force de redescendre en courant, nous nous laissions glisser, nous descendions vite, en nous raccrochant à des branches cassées et gelées de saules ou d’aulnes. C’était merveilleux : la journée se terminait.

Les bûches, les piles de pin nain recouvertes de neige, il fallait aller les chercher chaque jour plus loin, mais nous ne ronchonnions pas : la corvée de bois, c’était comme le coup de marteau sur le rail[24] ou le son de la sirène : le signal de la nourriture, du sommeil.

Nous déchargeâmes notre bois et commençâmes à nous mettre joyeusement en rangs.

— Demi-… tour !

Personne n’obtempéra. Dans tous les regards, je vis une angoisse mortelle, l’hésitation de ceux qui ne croient plus à la chance, car on les trompe, on les gruge, on les roule toujours. Et bien que le bois ne fût pas de la pierre, ni les traîneaux des brouettes…

— Demi-… tour !

Personne n’obéit. Le détenu est extrêmement sensible à toute promesse violée, bien qu’il ne puisse plus être question de justice, ici.

Deux hommes apparurent sur le seuil de la baraque de la garde : le chef du camp, un lieutenant âgé, et le chef du détachement de la garde, un lieutenant plus jeune. Il n’y a rien de pire que deux chefs à peu près égaux en grade agissant côte à côte, l’un devant l’autre. Tout ce qu’il y a d’humain en eux disparaît et chacun veut démontrer sa « vigilance », ne pas « faire preuve de faiblesse », exécuter les ordres de l’État.

— Attelez-vous aux traîneaux.

Personne ne bougea.

— Mais c’est une manifestation organisée !

— Du sabotage !

— Vous feriez mieux d’y aller gentiment !

— Allez vous faire voir avec votre gentillesse.

— Qui a dit ça ? Sors des rangs !

Personne ne s’avança.

Un ordre retentit, quelques soldats d’escorte sortirent en courant de la baraque et nous encerclèrent, s’enfonçant dans la neige, faisant claquer les culasses de leurs fusils, pâles de rage contre ceux qui les privaient de leur repos, de leur temps libre, de leur horaire réglementaire.

— Couché !

On s’allongea dans la neige.

— Debout !

On se releva.

— Couché !

On s’allongea.

— Debout !

On se releva.

— Couché !

On s’exécuta.

J’attrapai sans peine ce rythme simple. Je m’en souviens parfaitement : je n’avais ni froid ni chaud. Comme si ce n’était pas à moi qu’on faisait tout cela.

Quelques coups de fusil claquèrent : une sommation.

— Debout !

On se releva.

— Ceux qui y vont : placez-vous à gauche.

Personne ne bougea.

Le chef s’approcha, il vint se poster juste devant nos yeux déments pleins de détresse. Il tapota la poitrine du plus proche.

— Toi, tu y vas ?

— Oui.

— Mets-toi à gauche.

— Toi, tu y vas ?

— Oui.

— Attelez-vous ! L’escorte, prends les gens en charge, compte-les !

Les patins de bois des traîneaux se mirent à grincer.

— Allons-y !

— Voilà comment il faut faire, dit le lieutenant plus âgé.

Mais tout le monde n’y alla pas. Deux gars restèrent sur place : Sérioja Oussoltsev et moi. Sérioja Oussoltsev était un truand. Déjà, tous les jeunes ourkas tiraient des traîneaux sur la route aux côtés des 58. Mais Sérioja ne pouvait admettre qu’un cave minable tienne bon alors que lui, un ourka de souche, cédait.

— Ils vont nous laisser rentrer à la baraque… On va rester un peu là, dit Oussoltsev en souriant d’un air sombre, et puis, on va rentrer. On va se réchauffer.

Mais on ne nous laissa pas regagner la baraque.

— Amenez le chien ! ordonna le lieutenant plus âgé.

— Tiens, attrape ! me dit Oussoltsev sans tourner la tête.

Les doigts du truand me glissèrent quelque chose de très fin et léger dans la main.

— Compris ?

— Oui.

J’avais entre les doigts un morceau de lame de rasoir, et je le montrai au chien sans me faire voir des hommes d’escorte. Le chien le vit et comprit. Il gronda, glapit, trépigna, mais n’essaya pas de nous déchiqueter. Sérioja avait l’autre morceau de la lame dans la main.

— Il est encore jeune, dit le chef du camp, le lieutenant plus âgé, celui qui était le plus expérimenté et savait tout.

— Oui. Si Valet avait été là, il aurait fait une belle démonstration. Ils se seraient retrouvés tout nus !

— À la baraque !

On ouvrit la porte, on repoussa la lourde clenche métallique qui servait de verrou. Maintenant, nous allions avoir chaud, enfin…

Mais le lieutenant plus âgé dit quelque chose au surveillant de service, qui fit tomber dans la neige les braises du poêle métallique. Les tisons chuintèrent, s’enveloppant de fumée bleue et, du pied, le surveillant les recouvrit de neige.

— Entrez dans la baraque.

Nous nous assîmes sur la carcasse des châlits. Nous ne ressentions plus rien, sauf le froid, un froid brutal. Nous fourrâmes nos mains dans nos manches et nous nous recroquevillâmes…

— N’aie pas peur, dit Oussoltsev, les gars vont bientôt revenir avec les bûches. Et, en attendant, on va danser.

Et nous nous mîmes à danser.

Un bruit de voix, le bruit merveilleux de voix qui se rapprochaient, fut coupé par un ordre sec. Notre porte s’ouvrit, non sur la lumière, mais sur l’obscurité, la même que dans la baraque.

— Dehors !

Des lampes « chauve-souris » scintillaient entre les mains des hommes d’escorte.

— Dans le rang !

Nous ne vîmes pas tout de suite que ceux qui venaient de rentrer du travail étaient tout proches. Tout le monde était en rangs et attendait. Pourquoi ?

Dans la brume laiteuse et obscure, des chiens hurlaient et, à la lumière mouvante des torches, on voyait un groupe approcher d’un pas vif. À l’allure de ces lumières, il était évident qu’il ne s’agissait pas de détenus.

En tête, devançant ses gardes du corps, bedonnant, mais la démarche légère, un colonel avançait à grands pas ; je le reconnus immédiatement, il avait plus d’une fois inspecté les tailles aurifères où travaillait notre brigade. C’était Garanine. Le souffle court, il s’arrêta devant les rangs tout en défaisant le col de sa tunique, et demanda en enfonçant un petit doigt dodu et soigné dans la poitrine sale du détenu le plus proche :

— Délit ?

— J’ai l’article…

— Je m’en fous. Pourquoi tu es à la ROuR ?

— Je ne sais pas.

— Tu ne sais pas ? Eh, chef !

— Voici le registre des ordres, camarade colonel.

— Va au diable avec ton registre. Ah, ces salopards !

Garanine s’avança un peu plus loin en fixant chaque détenu.

— Et toi, le vieux, pourquoi tu es à la ROuR ?

— Je suis en cours d’instruction. On a mangé un cheval crevé. On est des gardes.

Garanine cracha.

— Écoutez mes ordres ! Tout le monde à sa baraque ! Chacun dans sa brigade ! Et demain, à la taille !

On rompit les rangs. Tout le monde courut sur la route, sur le sentier, dans la neige, jusqu’à sa baraque, sa brigade. Oussoltsev et moi y allâmes aussi en traînant des pieds.

1965

Récits de la Kolyma
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