Mon procès
Fiodorov en personne vint voir notre équipe. Comme à chaque visite de gradé, les roues des brouettes se mirent à tourner plus vite, les coups de pic se firent plus fréquents et plus forts. À peine plus rapides et plus bruyants : c’étaient de vieux loups des camps qui travaillaient là ; ils se moquaient bien des autorités, et puis ils n’avaient pas de forces. L’accélération du rythme de travail n’était qu’un lâche tribut à la tradition et, peut-être, l’expression d’un certain respect à l’égard du chef de brigade : on pouvait l’accuser de complot, le renvoyer de son poste et le juger si la brigade arrêtait de travailler. Le désir irrépressible de trouver un prétexte pour se reposer aurait été interprété comme une manifestation, une protestation. Les roues des brouettes tournaient plus vite, mais plus par politesse que par peur.
Fiodorov, dont des dizaines de lèvres brûlées et craquelées par le vent et le froid répétaient le nom, était le délégué local du département politique du gisement. Il s’approchait du front de taille où travaillait notre équipe.
Il est peu de spectacles aussi saisissants que les gueules rougies par l’alcool et les silhouettes grasses, lourdes, ventripotentes des chefs du camp vêtues de pelisses de mouton neuves, puantes et brillantes comme le soleil, coiffées de malakhaïs iakoutes multicolores en fourrure et gantées de moufles crispins brodées de couleurs vives, juste à côté des crevards, des « flammèches » dont les blousons matelassés usés jusqu’à la corde perdaient leur ouate par touffes, des crevards aux visages sales et osseux tous semblables, aux mêmes yeux enfoncés brillants de faim. Des tableaux de ce genre, on en contemplait tous les jours, à toute heure : dans les wagons de transfert Moscou-Vladivostok et sous les tentes déchirées des camps, des tentes en simple grosse toile, où les détenus passaient l’hiver au pôle du froid sans se déshabiller ni se laver, où les cheveux restaient collés par le gel aux murs, et où il était impossible de se réchauffer. Les toits des tentes étaient déchirés : lors des explosions pratiquées dans les tailles situées à proximité, des pierres dégringolaient sur les tentes, un gros quartier de roc était même tombé dans l’une d’elles ; on l’y laissa à jamais : on s’en servit pour s’asseoir, manger, couper le pain en rations, etc.
Fiodorov avançait lentement dans la taille. Il y avait d’autres personnes en pelisse avec lui : je n’eus jamais l’occasion d’apprendre de qui il s’agissait.
C’était le printemps, une époque désagréable où l’eau glaciale débordait de partout, mais où on ne nous avait pas encore distribué les caoutchoucs tchouni de l’été et où nous avions tous aux pieds nos chaussures d’hiver : des bourki en tissu, fabriquées dans de vieux pantalons ouatés et piqués, avec des semelles découpées dans le même tissu, et qui étaient détrempées en dix minutes au travail. Le froid atteignait nos orteils gelés et sanguinolents, c’était insupportable. Les premières semaines en tchouni, ce n’était pas mieux : le caoutchouc laissait facilement passer le froid du permafrost et il était impossible d’échapper à la douleur lancinante.
Fiodorov parcourut la taille, demanda quelque chose, et notre chef de brigade, respectueusement courbé, lui répondit en quelques mots. Fiodorov bâilla et ses dents en or, bien soignées, reflétèrent les rayons du soleil. Le soleil était déjà haut : il faut croire que Fiodorov avait entrepris sa promenade après « un travail de nuit[81] ». Il posa une autre question.
Le chef de brigade m’appela ; je venais tout juste de ramener une brouette vide avec toute la technique d’un vieil habitué : les brancards de la brouette vers le haut afin de reposer mes bras et la brouette elle-même retournée la roue vers l’avant. Je m’approchai du chef.
— C’est toi, Chalamov ? demanda Fiodorov.
Le soir même, j’étais arrêté.
On nous distribua l’équipement d’été ce soir-là : des vareuses, des pantalons en coton, des chaussettes russes, des tchouni ; c’était un des jours importants de l’année, dans la vie des détenus. Un autre jour encore plus important, à l’automne, on nous distribuait les vêtements d’hiver. On les distribuait au hasard, et c’est seulement plus tard, à la baraque, que chacun se mettait à chercher sa pointure, sa taille.
Quand mon tour arriva, le responsable de l’économat me dit :
— Fiodorov t’a convoqué. Tu auras ton dû quand tu reviendras…
Je ne compris pas, alors, le sens de ses paroles.
Un civil inconnu m’emmena à l’extrémité du bourg où se trouvait la maisonnette du délégué de district.
Assis dans la pénombre devant les fenêtres obscures de l’isba de Fiodorov, je mâchonnais un brin de paille de l’année précédente, sans penser à rien. Sur le remblai de terre entourant l’isba, il y avait un vrai banc, mais il n’était pas permis aux détenus de s’asseoir sur les bancs des gradés. Les mains glissées sous mon blouson matelassé, je lissais et grattais ma peau sale et craquelée, sèche comme du parchemin, et je souriais. Quelque chose de bien m’attendait nécessairement. Un étrange sentiment de soulagement, presque de bonheur, s’empara de moi. Je n’aurais pas à travailler le lendemain ni le surlendemain, je n’aurais pas à balancer mon pic, à casser cette maudite pierre, où chaque coup assené faisait trembler les muscles, aussi fins que des ficelles.
Je savais que je risquais à tout moment d’avoir une nouvelle peine. Je connaissais bien les traditions du camp. En 1938, l’année la plus terrible à la Kolyma, on fabriqua d’abord des « dossiers » contre ceux qui avaient de toutes petites peines, ceux dont la condamnation touchait à sa fin. On avait toujours procédé ainsi. Mais là, dans cette zone disciplinaire de Djelgala, j’étais arrivé en qualité de « re-détenu ». Ma peine s’était terminée en janvier 1942, sans que je sois libéré, j’avais été « maintenu au camp jusqu’à la fin de la guerre », comme des milliers, des dizaines de milliers d’autres. Jusqu’à la fin de la guerre ! Il était difficile de vivre une seule journée, sans parler d’une année. Tous les « maintenus » faisaient désormais l’objet d’une attention particulière de la part des Organes. On avait aussi essayé par tous les moyens de me coller une « affaire » à Arkagala, d’où l’on m’avait envoyé à Djelgala. On n’y était pas parvenu. On avait simplement obtenu mon transfert dans une zone disciplinaire, ce qui, bien sûr, était de mauvais augure. Mais à quoi servait de me torturer en pensant à des choses auxquelles je ne pouvais rien ?
Je savais, bien sûr, qu’il me fallait être extrêmement prudent dans mes propos et mon comportement : car je n’étais pas un fataliste. Cependant, qu’est-ce que cela pouvait bien changer, que je sache et que je prévoie tout ? Je n’avais jamais pu ni ne pourrais me forcer, de toute ma vie, à dire d’un salaud que c’était un honnête homme. Je pense qu’il vaut mieux carrément ne pas vivre s’il est impossible de parler avec les gens ou s’il faut dire le contraire de ce qu’on pense.
À quoi sert l’expérience humaine ? me demandai-je, assis par terre sous la fenêtre sombre de Fiodorov. À quoi bon savoir, sentir, deviner qu’Untel est un dénonciateur et un mouchard, tel autre un salaud et tel autre, encore, un lâche vindicatif ? Que je gagnerais à être leur ami plutôt que leur ennemi, que j’y trouverais peut-être mon salut ? Ou qu’il vaut mieux, au moins, me taire ? Il suffirait de mentir, à eux tous comme à moi-même. Mais c’était incroyablement difficile, bien plus difficile que de dire la vérité. À quoi bon, alors, si j’étais incapable de changer mon caractère, ma conduite ? À quoi me servait cette maudite expérience ?
Une lumière jaillit dans la pièce, on ferma le rideau, la porte de l’isba s’ouvrit et le planton apparut sur le seuil, fit un geste de la main m’invitant à entrer.
Toute la petite pièce du délégué de district, minuscule et basse, était encombrée d’un énorme bureau nanti d’une multitude de tiroirs et croulant sous des dossiers, des crayons, des cahiers. À part le bureau, la pièce suffisait à peine à contenir deux chaises bricolées. Sur l’une d’elles, qui était peinte, était assis Fiodorov. L’autre, en bois brut, lustrée par le derrière de centaines de détenus, m’était destinée.
Fiodorov m’indiqua la chaise, remua des papiers et « l’affaire » commença…
Au camp, trois choses peuvent « briser » le sort du détenu, c’est-à-dire le changer : une maladie grave, une nouvelle peine ou un événement extraordinaire. L’extraordinaire, le fortuit, ce n’était pas ce qui manquait dans notre vie.
Alors que je m’affaiblissais de jour en jour dans les tailles de Djelgala, j’avais espéré me retrouver à l’hôpital où j’aurais pu aussi bien mourir que guérir, ou être envoyé ailleurs. Je tombais de fatigue, de faiblesse, je me déplaçais en traînant les pieds : le moindre accident de terrain, un caillou ou un bout de bois m’étaient obstacles infranchissables. Mais, chaque fois que j’allais aux visites à l’infirmerie, le médecin me donnait une dose de permanganate dans une cuiller-mesure métallique et disait d’une voix rauque, sans me regarder : « Au suivant ! » On administrait par voie orale du permanganate contre la dysenterie et on en badigeonnait les gelures, les plaies et les brûlures. Le permanganate était le remède unique et universel du camp. Pas une seule fois, on ne me dispensa de travail : l’aide-soignant m’expliqua ingénument que « la limite était atteinte ». Il y avait effectivement des chiffres plafond pour le groupe V, pour les « provisoirement dispensés de travail », fixés pour chaque poste de camp, pour chaque infirmerie. Personne ne tenait à dépasser la limite : les médecins et aides-médecins détenus au cœur trop tendre risquaient de se retrouver aux travaux généraux. Le plan était un Moloch qui exigeait des sacrifices humains.
Pendant l’hiver, une huile était venue visiter Djelgala : Drabkine[82], le chef des camps de la Kolyma.
— Vous savez qui je suis ? Je suis celui qui est au-dessus de tout le monde.
Drabkine était jeune, sa nomination était récente.
Entouré d’une masse de gardes du corps et de chefs locaux, il avait fait le tour des baraques. Dans la nôtre, il y avait encore des gens qui n’avaient pas perdu le goût des échanges avec les autorités supérieures. On avait demandé à Drabkine :
— Pourquoi garde-t-on ici des dizaines de gens sans condamnation : des gens dont la peine est depuis longtemps terminée ?
Drabkine était parfaitement préparé à cette question :
— N’avez-vous donc pas de condamnation ? Ne vous a-t-on pas donné lecture d’un document disant qu’on vous gardait jusqu’à la fin de la guerre ? C’est la condamnation. Cela veut dire que vous devez rester au camp.
— Sans limitation de durée ?
— N’interrompez pas un chef quand il parle. On vous libérera à la demande des autorités locales. Vous savez bien, sur attestation… et Drabkine avait eu un geste vague de la main…
Combien y avait-il de silences inquiets dans mon dos, de conversations qui s’interrompaient à l’approche d’un homme condamné, de regards compatissants – mais pas de sourires, bien entendu, ni de ricanements : il y avait longtemps que les hommes de notre brigade avaient désappris à sourire. Beaucoup savaient que Krivitski et Zaslavski[83] avaient « déposé » contre moi. Beaucoup me plaignaient, sans oser le montrer : pour qu’on n’aille pas les « ramasser dans cette affaire » s’ils me témoignaient une compassion trop visible. Plus tard, j’appris que l’ex-instituteur Fertiouk, invité par Zaslavski à venir témoigner, avait refusé tout net, et que Zaslavski avait dû se produire en compagnie de son éternel partenaire, Krivitski. Deux témoins à charge : c’était le minimum exigé par la loi.
Quand on a perdu ses forces, qu’on est complètement affaibli, on a une insurmontable envie de se bagarrer. Ce sentiment, cette excitation de l’homme affaibli, tous les détenus qui ont eu faim un jour les connaissent parfaitement. Les affamés ne se battent pas de façon humaine. Ils prennent leur élan pour frapper, s’efforcent de donner des coups d’épaule, de mordre, de faire des crocs-en-jambe, de serrer la gorge de l’adversaire… Quant aux raisons qui font naître une dispute, elles sont infinies. Tout exaspère le détenu : aussi bien les gradés que le travail à faire, le froid, les outils pesants ou le camarade debout à ses côtés. Le détenu se dispute avec le ciel, avec sa pelle, avec une pierre et avec l’être vivant qui est à côté de lui. La moindre dispute peut dégénérer en combat sanglant. Mais, les détenus n’écrivent pas de dénonciations. Ce sont les Krivitski et les Zaslavski qui s’en chargent. C’est là aussi l’esprit de 1937.
« Il m’a traité d’idiot, et moi, j’ai écrit qu’il voulait empoisonner le gouvernement. On est quitte ! Il m’a injurié, il l’a payé par une relégation. D’ailleurs, pas une relégation, plutôt la prison ou la peine capitale. »
Artistes en la matière, les Krivitski et les Zaslavski se retrouvaient eux aussi bien souvent en prison. Ce qui voulait dire que quelqu’un s’était servi de leurs armes.
Dans le passé, Krivitski avait été vice-ministre de l’Industrie de guerre et Zaslavski reporter aux Izvestia. J’avais frappé Zaslavski plus d’une fois. Pourquoi ? Parce qu’il avait triché et pris le rondin « du côté de la cime » au lieu de le prendre « par le pied », parce qu’il rapportait toutes les conversations du groupe au chef de brigade ou à Krivitski, l’adjoint du chef. Je n’avais jamais eu l’occasion de frapper Krivitski – nous travaillions dans des groupes différents – mais je le détestais à cause de tout le cinéma qu’il faisait devant le chef de brigade, de son éternelle fainéantise au travail et du sourire « de Japonais » qu’il affichait constamment.
— Comment vous traite votre chef de brigade ?
— Bien.
— Avec qui êtes-vous en mauvais termes dans la brigade ?
— Avec Krivitski et Zaslavski.
— Pourquoi ?
Je m’expliquai comme je pus.
— Fadaises. Bon, on va noter que Krivitski et Zaslavski ne vous aiment pas parce que vous avez eu des disputes pendant le travail.
Je signai.
Tard dans la nuit, je retournai vers le camp avec un soldat d’escorte. Mais pas pour regagner la baraque : pour aller dans une petite bâtisse située à côté de la zone – à l’isolateur du camp.
— Tu as des affaires dans la baraque ?
— Non, j’ai tout sur moi.
— Tant mieux.
On dit qu’un interrogatoire, c’est un affrontement entre deux volontés : celle du juge d’instruction et celle du détenu. Il en est sans doute ainsi. Mais comment parler de volonté dans le cas d’un homme constamment torturé par la faim, le froid et un travail pénible de longues années, dont les neurones sont complètement dégénérés, ont perdu toutes leurs propriétés ? L’effet que peut avoir une faim prolongée, une faim quotidienne de plusieurs années, sur la volonté d’un homme, sur son âme, n’a vraiment rien à voir avec une grève de la faim ou la torture par la faim en prison, où l’on recourt à l’alimentation artificielle. Le cerveau n’est pas encore détruit et l’âme demeure forte. L’âme peut toujours commander au corps. Si le procès de Dimitrov[84] avait été préparé par les juges d’instruction de la Kolyma, le monde entier n’aurait jamais entendu parler du procès de Leipzig.
— Bon, mais alors ?
L’essentiel : rassemble les débris de ton intelligence, devine, comprends, tâche de savoir ; seuls Zaslavski et Krivitski ont pu faire un rapport sur toi. (À la demande de qui ? Selon quel plan, quel « bilan prévisionnel » ?) Rappelle-toi comme le juge d’instruction a dressé l’oreille, comme il a fait grincer sa chaise dès que tu as prononcé ces deux noms. Sois ferme : dis-lui que tu les récuses. Récuse Krivitski et Zaslavski ! Triomphe et tu seras « libre ». Tu regagneras la baraque, tu te retrouveras « en liberté ». Et ce sera immédiatement la fin de ce conte de fées, de cette joie d’être seul, du cachot sombre et intime où l’air et la lumière ne pénètrent que par la fente de la porte, et tu retrouveras le travail, le pic, la brouette, la roche grise, l’eau glaciale. Où est donc la bonne voie ? Le salut ? La solution ?
— Bon, et alors ? Si vous voulez, je vais faire venir ici dix témoins de votre choix pris dans votre brigade. Citez-moi n’importe quels noms. Je les ferai passer par mon bureau et ils témoigneront tous contre vous. Pas vrai ? J’en mettrais ma main au feu. Enfin, nous sommes adultes, vous et moi…
Les zones disciplinaires ont des noms mélodieux : « Djelgala », « Zolotisty »… On choisit leur emplacement avec intelligence. Le camp de Djelgala est situé sur une montagne élevée, les tailles du gisement sont en bas, dans la gorge. Ce qui veut dire qu’après un travail éreintant de plusieurs heures, les détenus doivent gravir des marches taillées dans la neige et couvertes de glace, en se rattrapant aux restes de saules gelés tout en transportant des bûches sur leur dos : la ration quotidienne de bûches pour chauffer la baraque. Le chef malin qui avait choisi l’emplacement de la zone disciplinaire l’avait fait en toute conscience. Il avait également compris que, du haut de la montagne, on pourrait pousser, jeter ceux qui se cramponneraient, qui ne voudraient ou ne pourraient aller travailler ; c’était d’ailleurs ainsi qu’on procédait le matin à Djelgala, lors du départ au travail. Ceux qui n’avançaient pas, les robustes surveillants les attrapaient par les bras et les jambes, les balançaient et les jetaient vers le bas. Là se trouvait un cheval attelé à un tombereau. On attachait les réfractaires au tombereau par les pieds et on les traînait sur le lieu de travail.
L’homme est peut-être devenu homme parce qu’il était plus solide, plus résistant que n’importe quel animal. Et il l’est resté. Les gens ne mouraient pas, bien que leur tête cognât contre le sol sur deux kilomètres des chemins de Djelgala. Car on n’avance pas au galop avec un tombereau.
Grâce à cette particularité topographique, on réussissait facilement, à Djelgala, ce qu’on appelait des « départs sans le dernier » : les détenus s’efforcent eux-mêmes de glisser rapidement, de rouler vers le bas sans attendre que les surveillants les balancent dans l’abîme. Ailleurs, pour ce genre de départs, on avait en général besoin de chiens. À Djelgala, on pouvait s’en passer.
C’était le printemps et le cachot ne semblait pas si terrible. À cette époque, je connaissais déjà celui de Kadyktchane creusé dans le roc, dans le permafrost, et l’isolateur du gisement Partisan dont les surveillants avaient arraché exprès toute la mousse bouchant les fentes entre les rondins. Je connaissais le cachot du gisement Spokoïny fait avec des mélèzes d’hiver, recouvert de glace et plein de vapeur fumante. Et celui du « Lac-Noir » où il y avait de l’eau glaciale en guise de plancher et un banc étroit en place des châlits. Mon expérience de détenu était immense : je pouvais très bien dormir sur un banc étroit, rêver et ne pas tomber dans l’eau glacée.
L’éthique du camp autorise à tromper les autorités, à pratiquer la « truffe » dans le métrage, le décompte et la qualité du travail accompli. La ruse, le mensonge fleurissent sur tous les chantiers des camps. Il n’y a qu’une chose qu’il faut construire consciencieusement : l’isolateur du camp. La baraque destinée aux autorités peut être négligée, mais la prison doit être chaude et solide. « Car c’est nous qui allons y croupir. » Cette tradition, bien qu’elle soit essentiellement cultivée par les truands, recèle une graine de bon sens. Mais ce n’est que la théorie. Dans la pratique, la négligence et la truffe règnent partout en maîtres et les isolateurs ne font pas exception.
Le cachot de Djelgala était spécial : sans fenêtre, il rappelait les célèbres « boxes » de la prison des Boutyrki. La fente de la porte qui donnait dans le couloir remplaçait la fenêtre. J’y passai un mois à la ration disciplinaire : trois cents grammes de pain avec un gobelet d’eau par jour. Durant ce mois, le planton de l’isolateur me donna deux fois une gamelle de soupe.
Tout en se recouvrant le visage d’un mouchoir parfumé, Fiodorov, le juge d’instruction, daigna converser avec moi :
— Vous ne voulez pas un journal ? Tenez, vous voyez, le Komintern est dissous. Ça devrait vous intéresser.
Non, ça ne m’intéressait pas. En revanche, fumer un coup…
— Alors là, excusez-moi, je ne fume pas. Tenez, vous voyez, on vous accuse d’avoir vanté l’armement d’Hitler.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Eh bien, que vous avez approuvé l’invasion allemande.
— Je ne sais presque rien de tout ça. Je n’ai pas vu de journaux depuis des années. Depuis six ans.
— Ce n’est pas le plus important. Tenez, vous avez dit un jour que les mouvements stakhanovistes au camp n’étaient que mensonge et hypocrisie.
Il y avait trois sortes de rations alimentaires au camp, trois « contenus de la gamelle » pour les détenus : les rations de stakhanovistes, de travailleurs « de choc » et de simples travailleurs, sans parler des rations disciplinaires, d’instruction et de transfert. Elles différaient par la quantité de pain et la qualité des plats. Dans le front de taille voisin, un surveillant avait mesuré un espace à chacun des travailleurs – une tâche à accomplir – et placé une cigarette de gros gris au bout. Tous ceux qui sortaient la terre jusqu’à l’emplacement marqué gagnaient la cigarette et étaient des stakhanovistes.
— C’est comme ça que ça s’est passé, lui dis-je. Je trouve ça monstrueux.
— Et puis vous avez dit que Bounine[85] était un grand écrivain russe.
— Il l’est vraiment. Et, parce que je l’ai dit, on peut me donner une peine ?
— Oui, c’est un émigré. Un émigré haineux.
« L’affaire » s’annonçait bien. Fiodorov était tout content.
— Vous voyez comment nous vous traitons. Pas un mot grossier. Notez bien que personne ne vous frappe comme en 1938. Il n’y a aucune pression.
— Et les trois cents grammes de pain par jour ?
— Ce sont les ordres, mon vieux, les ordres. Je n’y peux rien. Ce sont les ordres. La ration d’instruction.
— Et la cellule sans fenêtre ? C’est que je deviens aveugle. Et puis, on n’a pas d’air.
— Comment, sans fenêtre ? Ce n’est pas possible. La lumière doit passer.
— Par la fente de la porte, en bas.
— Vous voyez bien.
— L’hiver, elle doit être masquée par la vapeur.
— Mais nous ne sommes pas en hiver.
— C’est vrai, nous ne sommes plus en hiver.
— Écoutez, dis-je. Je suis malade. À bout de forces. Je suis allé plusieurs fois au poste médical, mais on ne m’a jamais dispensé de travail.
— Faites un rapport écrit. Ce sera important pour le tribunal et l’instruction.
Je tendis la main vers le stylo le plus proche : il y en avait une grande quantité sur la table, de différentes tailles et différentes marques.
— Non, non, avec un simple porte-plume, s’il vous plaît.
— Bien.
J’écrivis : « Je me suis souvent adressé à l’infirmerie, presque tous les jours. » Il m’était très difficile d’écrire, j’avais fort peu de pratique dans ce domaine.
Fiodorov défroissa le papier :
— Ne craignez rien. Tout sera fait conformément à la loi.
Le soir même, les verrous de ma cellule cliquetèrent et la porte s’ouvrit. Dans un coin, sur la petite table du planton, une kolymka brûlait, une lampe à pétrole à mèche de quatre[86], faite à partir d’une boîte de conserve. Quelqu’un était assis à la table, un homme en pelisse et bonnet à oreillettes.
— Approche.
J’obtempérai. L’homme se leva. C’était le docteur Mokhnatch, un vieil habitué de la Kolyma, une victime de l’année 1937. À la Kolyma, il avait d’abord été aux travaux généraux, puis on lui avait permis d’occuper un poste de médecin. On lui avait inculqué la terreur des autorités. J’avais été plusieurs fois à ses consultations à l’infirmerie de la zone.
— Bonjour, docteur.
— Bonjour. Déshabille-toi. Respire. Ne respire plus. Tourne-toi. Baisse-toi. Tu peux te rhabiller.
Le docteur Mokhnatch se rassit à la table et écrivit à la lumière tremblotante de la kolymka : « Le détenu Chalamov V.T., est pratiquement en bonne santé. Lorsqu’il était à la zone, il n’est jamais venu à l’infirmerie. Le docteur Mokhnatch, responsable de l’infirmerie. »
On me donna lecture de ce texte un mois plus tard, au tribunal.
L’instruction touchait à sa fin, et je n’arrivais toujours pas à comprendre de quoi on m’accusait. Mon corps affamé me faisait mal et se réjouissait de ne pas avoir à travailler. Et si on me libérait tout à coup pour me renvoyer au front de taille ? Je chassai ces pensées alarmantes.
À la Kolyma, l’été arrive très vite, hâtif. À l’occasion d’un des interrogatoires, j’aperçus le soleil brûlant, le ciel bleu, je sentis l’odeur subtile des mélèzes. Il y avait encore de la neige sale dans les ravins, mais l’été n’attendait pas qu’elle eût fondu.
L’interrogatoire se prolongea : il s’agissait de « préciser » un point et le soldat d’escorte ne m’avait pas encore ramené quand je vis arriver sous escorte une autre personne à la petite isba de Fiodorov. C’était Nestérenko, mon chef de brigade. Il fit un pas vers moi et me dit sourdement : « J’ai été obligé, comprends-moi, obligé », et il disparut derrière la porte de l’isba.
Nestérenko avait fait un rapport écrit sur moi. Les témoins étaient Zaslavski et Krivitski. Mais Nestérenko n’avait probablement jamais entendu parler de Bounine. Et, si Zaslavski et Krivitski étaient des salauds, c’était grâce à Nestérenko que je n’étais pas mort de faim : il m’avait sauvé en me prenant dans sa brigade. J’y travaillais ni mieux ni moins bien que les autres. Et je n’éprouvais aucune animosité à son égard. J’avais entendu dire qu’il purgeait sa troisième peine de camp, que c’était un ancien des Solovki. C’était un chef de brigade très expérimenté : il comprenait ce qu’était le travail, mais il comprenait aussi des hommes affamés ; il ne compatissait pas, mais il comprenait. Ce qui n’était pas le cas, loin s’en faut, de tous les chefs de brigade. Après le dîner, on distribuait du rabiot dans toutes les brigades : une puisette de lavasse, des restes. D’ordinaire, les chefs donnaient cette lavasse à ceux qui avaient le mieux travaillé dans la journée : c’était le procédé officiellement recommandé par les autorités du camp. On faisait beaucoup de propagande autour de ces suppléments : c’était presque une cérémonie. On les utilisait à des fins tout à la fois productives et éducatives. Celui qui avait travaillé le plus n’était pas toujours celui qui avait travaillé le mieux. Et ce n’était pas toujours le meilleur qui avait envie de lavasse.
Dans la brigade de Nestérenko, on donnait du rabiot aux plus affamés : sur l’avis et l’ordre du chef de brigade, bien entendu.
Un jour, j’avais dégagé un énorme roc dans la fosse. Je n’étais pas de force à retirer ce gigantesque bloc de ma tranchée, c’était évident. Nestérenko, sans un mot, avait sauté dans ma fosse, avait dégagé le roc au pic et l’avait poussé hors de ma tranchée.
Je ne pouvais croire qu’il avait fait un rapport sur moi. Et pourtant…
On prétendait que, l’année précédente, deux hommes de cette même brigade avaient été traduits devant le tribunal : Iojikov et, trois mois plus tard, Issaiev, l’ex-secrétaire d’un des comités régionaux du parti de Sibérie. Et les témoins avaient été les mêmes : Krivitski et Zaslavski. Je n’avais pas prêté attention à ces dires.
— Voilà, signez ici. Et là.
Je n’eus pas longtemps à attendre. Le 20 juin, les portes de mon cachot s’ouvrirent et on me fit sortir sur la terre brune et chaude, sous le soleil brûlant et aveuglant.
— Tiens, voilà des affaires : des souliers, une casquette. Tu vas à Iagodnoïé.
— À pied ?
Les deux soldats m’examinèrent attentivement.
— Il n’y arrivera pas, dit l’un d’eux, on ne l’emmène pas.
— Comment ça, vous ne l’emmenez pas ? demanda Fiodorov. Je vais téléphoner au groupe opérationnel.
Ces soldats ne constituaient pas une véritable escorte commandée d’avance et envoyée spécialement. C’étaient deux opérationnels qui regagnaient Iagodnoïé – ce qui représentait un trajet de dix-huit verstes à travers la taïga – et ils devaient m’escorter jusqu’à la prison du bourg.
— Bon, et toi, qu’est-ce que tu en dis ? demanda un des opérationnels. Tu y arriveras ?
— Je ne sais pas.
J’étais parfaitement calme. Et je n’avais pas à me presser. Le soleil était trop cuisant, il brûlait mes joues déshabituées de la lumière et de l’air frais. Je m’assis contre un arbre. C’était agréable de rester assis à l’extérieur, de respirer l’air vivifiant, merveilleux, l’odeur de l’églantier en fleur. J’en eus le vertige.
— Bon, on y va.
Nous pénétrâmes dans le bois d’un vert éclatant.
— Tu peux marcher plus vite ?
— Non.
Nous fîmes un nombre infini de pas. Les branches des saules me fouettaient le visage. Trébuchant sur les racines des arbres, je débouchai sans savoir comment sur une clairière.
— Écoute un peu, me dit l’opérationnel le plus âgé, nous devons aller au cinéma à Iagodnoïé. Ça commence à huit heures, au club. Il est deux heures. C’est notre premier jour de congé de l’été. En six mois, on n’est pas allés une seule fois au cinéma.
Je ne dis rien.
Les opérationnels se consultèrent.
— Repose-toi, dit le jeune. Il ouvrit son sac : tiens, voilà du pain blanc. Un kilo. Mange, repose-toi et on repartira. S’il n’y avait pas le cinéma, ça ne serait pas bien grave. Seulement, il y a le cinéma.
Je mangeai le pain, léchai les miettes que j’avais sur les paumes, me couchai près du torrent pour boire doucement, mais à satiété, de son eau froide et délicieuse. Et je perdis mes dernières forces. J’avais chaud et je n’avais plus qu’une seule envie : dormir.
— Alors, on y va ?
Je ne dis rien.
Alors, ils se mirent à me frapper. Ils me piétinèrent et je criai, je cachai mon visage dans mes mains. D’ailleurs, ils ne me frappèrent pas au visage : ils avaient de l’expérience.
Ils me battirent longtemps, avec application. Et, plus ils me tabassaient, plus il devenait évident qu’il n’y avait aucun moyen d’accélérer notre marche commune vers la prison.
Nous marchâmes de longues heures dans la forêt, et c’est dans les ténèbres que nous débouchâmes sur la grand-route qui traversait toute la Kolyma, une route tracée à travers les marécages et les rochers, longue de deux mille kilomètres, entièrement construite au pic et à la brouette.
J’avais presque perdu connaissance et c’est à peine si je pouvais encore me mouvoir quand on m’amena à l’isolateur de Iagodnoïé. La porte de la cellule s’ouvrit toute grande, et je fus propulsé à l’intérieur par les mains expertes du planton. On entendait juste la respiration haletante de nombreuses personnes. Au bout de dix minutes, j’essayai de m’accroupir et me couchai sous les châlits, contre un poteau. Passé un certain temps, les truands qui se trouvaient dans la cellule rampèrent jusqu’à moi : pour me fouiller, me voler ; mais leurs espoirs de profit étaient vains : je n’avais rien, sauf des poux. Et, bercé par les rugissements des truands déçus, je m’endormis.
Le lendemain, à trois heures, on m’emmena au tribunal.
La chaleur était étouffante. Il n’y avait pas un souffle d’air. Pendant six ans, j’avais été à l’air vingt-quatre heures sur vingt-quatre et j’avais terriblement chaud dans la pièce minuscule du tribunal militaire. Plus de la moitié des douze mètres carrés de la pièce était dévolue à la cour, installée derrière une barrière en bois, le reste à l’accusé, à l’escorte et aux témoins. J’aperçus Zaslavski, Krivitski et Nestérenko. Des bancs en bois grossier dépourvu de toute peinture couraient le long des murs. Il y avait deux fenêtres à croisillons aux carreaux minuscules, comme on les faisait alors à la Kolyma – on se serait cru à Bériozovo, dans l’isba du Menchikov de Sourikov[87]. En fait, dans ce genre de châssis, on utilisait le verre brisé : c’était une idée du constructeur qui avait tenu compte des difficultés de transport, de la fragilité du verre et qui avait pensé que les bocaux pouvaient être découpés en deux dans le sens de la longueur. Bien entendu, on ne se préoccupait que des fenêtres des autorités et des administrations. Il n’y avait pas de vitres aux fenêtres des baraques des détenus.
La lumière qui filtrait à travers ce genre de fenêtres était diffuse et trouble, et il y avait une lampe électrique sans abat-jour sur la table du président du tribunal.
Le procès fut très court. Le président donna lecture d’un bref acte d’accusation en quelques points. Il interrogea les témoins pour savoir s’ils maintenaient leurs dépositions de l’instruction préliminaire. À ma grande surprise, je vis qu’il n’y avait pas trois témoins, mais quatre : un certain Chaïlevitch avait exprimé le désir de prendre part à mon procès. Je n’avais jamais vu ce témoin de ma vie, je n’avais pas échangé un mot avec lui : il était d’une autre brigade. Cela n’empêcha pas Chaïlevitch de réciter à toute vitesse les chefs d’accusation : Hitler, Bounine… Je compris que Fiodorov avait pris Chaïlevitch pour se prémunir, au cas où je récuserais Zaslavski et Krivitski. Mais il s’était inquiété pour rien.
— Avez-vous des questions ?
— Oui. C’est la troisième fois qu’un accusé du gisement Djelgala passe en jugement selon l’article 58, et les témoins sont toujours les mêmes. Pourquoi ?
— Votre question n’a rien à voir avec l’affaire.
J’étais sûr que la condamnation serait sévère : la mort faisait partie des usages de ces années-là. Avec, en outre, un procès à la date anniversaire de la guerre, le 22 juin[88]. Après s’être consultés pendant trois minutes, les membres du tribunal – ils étaient trois – énoncèrent leur verdict : « dix ans plus cinq ans de privation des droits… ».
— Au suivant !
On entendit un remue-ménage dans le couloir, des bruits de bottes. Le lendemain, on me transféra au camp de transit. Et commença la procédure de régularisation de mon nouveau dossier pénitentiaire, une procédure par laquelle j’étais passé bien des fois avec les éternelles empreintes digitales, enquêtes et photographies. Maintenant, j’étais détenu Untel, article 58, alinéa dix, peine : dix ans plus cinq de privation. Je n’étais plus un siglard avec l’effroyable lettre « T ». Cela eut d’énormes conséquences, et c’est peut-être ce qui me sauva la vie.
J’ignore ce que sont devenus Nestérenko et Krivitski. Selon certaines rumeurs, Krivitski était mort. Quant à Zaslavski, il revint à Moscou et devint membre de l’Union des écrivains, bien qu’il n’eût jamais rien écrit de sa vie, sauf des dénonciations. Je l’aperçus un jour de loin. Mais en fin de compte, le problème, ce n’était pas les Zaslavski ni les Krivitski. Tout de suite après le verdict, j’aurais été capable de tuer ces dénonciateurs et autres faux témoins. Et je l’aurais certainement fait si j’étais revenu à Djelgala. Mais les dispositions en vigueur au camp prévoient que les personnes condamnées une nouvelle fois ne reviennent jamais au camp qu’elles ont quitté pour comparaître devant le tribunal.
1960