Le chef de la Direction politique
Une automobile klaxonnait, klaxonnait sans fin… Elle appelait le directeur de l’hôpital, donnait l’alerte… Mais les hôtes gravissaient déjà les marches de l’escalier. Ils étaient affublés de blouses blanches dont le tissu craquait, déchiré par les épaulettes, car l’uniforme hospitalier était trop étroit pour les hôtes militaires.
Devançant tout le monde de deux marches, montait un homme de haute taille aux cheveux blancs, dont tous connaissaient le nom à l’hôpital, mais que nul n’avait jamais rencontré en personne.
C’était un dimanche – un dimanche pour les travailleurs libres – et le directeur faisait une partie de billard avec les médecins : il les battait tous car chacun laissait gagner le directeur.
Devinant immédiatement pourquoi l’avertisseur se déchaînait, il essuya la craie qui maculait ses doigts moites. Il envoya un messager pour dire qu’il arrivait, qu’il serait là immédiatement.
Mais les hôtes ne l’attendirent pas.
— Commençons par la chirurgie…
Il y avait environ deux cents malades en chirurgie : deux salles de quatre-vingts lits, dont l’une était réservée à la chirurgie générale, et l’autre aux lésions infectieuses. Dans la première, on soignait les fractures (sauf les fractures ouvertes) et les entorses. Il y avait aussi deux chambres postopératoires et la salle des moribonds du service des lésions infectieuses : septicémie, gangrène.
— Où est le chirurgien ?
— Il est allé au bourg. Voir son fils. Qui est à l’école du bourg.
— Et le chirurgien de service ?
— Il arrive immédiatement.
Ivre mort, le chirurgien de service Outrobine, que tout le monde, à l’hôpital, surnommait Outombine, ne répondit pas à l’appel des autorités supérieures. Ce fut l’aide-médecin chef, un détenu, qui accompagna les gradés en chirurgie.
— Tes explications, tes dossiers médicaux, on n’en a pas besoin. On connaît, déclara le chef à l’aide-médecin en entrant dans la grande salle et en refermant la porte derrière lui. Ne laissez pas entrer le directeur de l’hôpital pour le moment.
Un des aides de camp, un commandant, se mit en faction devant la porte de la salle.
— Écoutez, dit le chef aux cheveux blancs, en se postant au milieu de la salle et tendant les deux bras vers les couchettes alignées en double rang le long des murs. Écoutez-moi ! Je suis le nouveau chef de la Direction politique du Dalstroï. Ceux qui ont des fractures ou des contusions, qui ont été battus au front de taille ou à la baraque par des contremaîtres ou des chefs de brigade – bref, tous ceux qui ont reçu des coups –, qu’ils le disent. Nous sommes venus enquêter sur le traumatisme. Le traumatisme est horrible. Mais nous allons y mettre fin. Tous ceux qui ont reçu de tels traumas, parlez-en à mon aide de camp. Commandant, notez !
Ce dernier ouvrit son bloc-notes et prit son stylo.
— Allons !
— Et les gelures, citoyen chef ?
— Pas les gelures, seulement les coups.
J’étais l’aide-médecin de cette salle. Sur les quatre-vingts malades, soixante-dix avaient des traumas de ce genre et c’était inscrit dans leur dossier médical. Mais pas un malade ne répondit à l’appel du chef. Personne ne faisait confiance au gradé aux cheveux blancs. Essayez de vous plaindre, et on vous réglera votre compte sur-le-champ. Alors qu’autrement, par reconnaissance, puisque vous avez su rester tranquille, vous montrer raisonnable, on vous gardera un jour de plus à l’hôpital. Se taire était bien plus avantageux.
— Eh bien moi, un soldat m’a cassé le bras.
— Un soldat ? Est-ce que nos soldats battent les détenus ? Ce n’était sûrement pas un soldat de la garde, mais un chef de brigade.
— Oui, sûrement.
— Vous voyez comme vous avez mauvaise mémoire. Ce n’est pourtant pas tous les jours que vous avez une occasion comme celle-ci. Je suis le contrôle suprême. Nous n’admettrons pas les coups. Et, plus généralement, il faut mettre fin à la grossièreté, à la crapulerie, aux jurons. J’ai déjà pris la parole à une réunion des responsables économiques. J’ai dit : « Si le chef du Dalstroï est impoli lorsqu’il s’adresse au chef de la Direction, alors, le chef de la Direction minière, en semonçant les chefs des gisements, se permettra des jurons grossiers et obscènes. Alors, comment le chef du gisement, lui, va s’adresser aux chefs de secteur ? Il les traitera de tous les noms possibles et imaginables. Mais ce sont encore des grossièretés du continent. Le chef de secteur, lui, va tancer les chefs de chantier, les chefs de brigade et les contremaîtres dans l’argot des truands de la Kolyma. Alors que reste-t-il au contremaître, au chef de brigade ? Rien d’autre que prendre un bâton et assaisonner les travailleurs. » Vrai ou faux ?
— Vrai, camarade chef, dit le commandant.
— Nikichov a pris la parole à cette conférence. Il a dit : « Vous êtes des gens nouveaux, vous ne connaissez pas la Kolyma. Ici, on a des conditions spéciales, une morale spéciale. » Moi, je lui ai répondu : « Nous sommes venus ici pour travailler et nous allons travailler. Seulement, nous n’allons pas travailler comme le dit le camarade Nikichov, mais comme le dit le camarade Staline. »
— Vrai, camarade chef, dit le commandant.
En entendant que l’affaire en était arrivée jusqu’à Staline, les malades avalèrent leur langue.
Les responsables des services se pressaient derrière la porte : on les avait déjà fait venir de leurs appartements. Le directeur de l’hôpital était là et il attendait la fin du discours.
— On destitue Nikichov, comme qui dirait, supposa Baïkov, le responsable de la deuxième section thérapeutique. Mais on lui fit « chut ! » et il se tut.
Le chef du département politique sortit de la salle et salua les médecins d’une poignée de main.
— Venez prendre une collation, lui proposa le directeur de l’hôpital, le déjeuner est servi.
— Non, non, répondit le chef en regardant sa montre. Nous devons y aller, il faut être à Soussoumane, à la Direction de l’Ouest, avant la nuit. Il y a une réunion demain. À propos… Pas de déjeuner. Mais en revanche… Donnez-moi ma serviette.
Le chef aux cheveux blancs prit une lourde serviette des mains du commandant.
— Vous pouvez me faire du glucose ?
— Du glucose, répéta le directeur de l’hôpital, qui ne comprenait pas.
— Mais oui, du glucose. En intraveineuse. Moi, je n’ai jamais bu une goutte d’alcool depuis mon enfance… Je ne fume pas. Mais tous les deux jours, je me fais une injection de glucose. Vingt centimètres cubes en intraveineuse. Mon médecin me l’a conseillé, quand j’étais encore à Moscou. Et qu’est-ce que vous croyez ? C’est le meilleur des toniques. Meilleur que tous les ginsengs, toutes les testostérones. J’emporte toujours du glucose avec moi. Mais pas de seringue : on me fait les piqûres dans n’importe quel hôpital.
— Je ne sais pas les faire, dit le directeur de l’hôpital. Je vais plutôt poser le garrot. Voilà le chirurgien de service : à lui de voir.
— Non, dit le chirurgien de service, je ne sais pas non plus les faire. Tous les médecins ne peuvent pas faire ce genre de piqûre, camarade chef.
— Bon, un aide-médecin.
— Nous n’avons pas d’aide-médecin libre.
— Et celui-ci ?
— C’est un zéka.
— Bizarre. Mais peu importe. Tu peux le faire ?
— Oui, répondis-je.
— Stérilise la seringue.
Je fis stériliser la seringue, la laissai refroidir. Le chef aux cheveux blancs prit une boîte de glucose dans sa serviette. Le directeur de l’hôpital lui arrosa le bras d’alcool et, aidé par le secrétaire du parti, cassa l’ampoule et aspira la solution de glucose dans la seringue. Le directeur de l’hôpital fixa l’aiguille sur la seringue, me la remit et, prenant le garrot, serra le bras du grand chef ; j’injectai le glucose et appliquai un tampon de ouate à l’endroit de la piqûre.
— J’ai des veines de débardeur, me lança le gradé en guise de plaisanterie.
Je ne dis rien.
— Bon, je me suis reposé, il est temps d’y aller.
Le chef aux cheveux blancs se leva.
— Et les sections thérapeutiques ? demanda le directeur de l’hôpital qui craignait une réprimande au cas où ses hôtes seraient contraints de rebrousser chemin pour voir les malades des sections thérapeutiques.
— Nous n’avons rien à faire dans les sections thérapeutiques, dit le chef de la Direction politique. Nous avons un objectif précis.
— Et le déjeuner ?
— Pas de déjeuner. Le travail avant tout.
On entendit le bruit de l’avertisseur et l’automobile du chef de la Direction politique disparut dans la brume hivernale.
1967