Une attaque
Le mur vacilla, une nausée douceâtre, familière, me monta à la gorge. L’allumette à moitié consumée, par terre, passa devant mes yeux pour la millième fois. Je tendis la main pour saisir cette allumette qui m’ennuyait, et elle disparut : je perdis la vue. Le monde ne m’avait pas encore quitté complètement : là-bas, sur le boulevard, résonnait une voix, lointaine, insistante – la voix de l’infirmière. Puis je vis danser des blouses blanches, l’angle de la maison, le ciel étoilé… Apparut une énorme tortue grise dont les yeux impassibles brillaient ; quelqu’un brisa la carapace de la tortue et je me glissai dans une sorte de tanière, me cramponnant, m’agrippant : je n’avais de confiance qu’en mes mains.
Je me rappelai le contact de doigts insistants qui obligèrent avec adresse ma tête et mes épaules à se poser sur un lit. Tout se tut et je restai seul avec quelqu’un d’immense comme Gulliver. J’étais fixé sur une planche comme un insecte et ce quelqu’un m’examinait attentivement à la loupe. Je me détournais, mais la loupe effrayante suivait tous mes mouvements. Je me tortillais sous ce verre monstrueux. Et c’est seulement lorsque les aides-soignants m’eurent transporté sur un lit d’hôpital et que s’instaura la paix bénie de la solitude que je compris que la loupe de Gulliver n’était pas un cauchemar, mais les lunettes du médecin de garde. Je ressentis une joie indicible.
J’avais mal à la tête, tout se mettait à tourner au moindre mouvement ; impossible de penser : je ne pouvais que me souvenir ; d’anciens tableaux terrifiants commencèrent à défiler comme des séquences de cinéma muet, des silhouettes en noir et blanc. Et toujours cette nausée douceâtre, semblable à celle que provoque l’anesthésie à l’éther. Je la reconnus, je compris à quoi elle me faisait penser. Un souvenir me revint : bien des années auparavant, dans le Nord, après six mois de travail continu, on avait décrété pour la première fois une journée de repos. Tout le monde ne souhaitait qu’une chose : rester couché, sans repriser ses vêtements, sans bouger… Mais, dès le matin, on avait obligé tout le monde à se lever pour aller chercher des bûches. À huit kilomètres du bourg, il y avait des coupes de bois : chacun devait choisir un rondin pas trop lourd pour lui et le transporter jusqu’à chez nous. J’avais décidé d’aller de mon côté ; là, à deux kilomètres environ, il y avait de vieilles piles de bois ; il était possible d’y trouver un rondin qui ferait l’affaire. J’avais eu du mal à gravir la pente et, arrivé aux piles, je n’y avais pas trouvé de rondin léger. Plus haut, on voyait des tas de bois effondrés, tout noirs, et j’avais entrepris de grimper jusque-là. Il y avait là des rondins moins gros, mais leurs extrémités étaient coincées sous la pile et je n’avais pas eu la force d’en arracher un. Je m’y étais essayé à plusieurs reprises et, à la fin, j’étais exténué. Mais je n’avais pas le droit de revenir sans bûche et, rassemblant mes dernières forces, j’avais grimpé encore plus haut vers une pile recouverte de neige. Longtemps, j’avais déblayé à coups de pied et de mains la neige friable qui crissait sous mes pas, et j’étais enfin parvenu à extraire un des rondins. Mais il était trop lourd. J’avais ôté de mon cou la serviette sale qui me servait d’écharpe et, l’attachant à un bout du rondin, je l’avais tiré le long de la pente. Le rondin sautait et venait cogner contre mes jambes. Quand il ne s’emballait pas pour dévaler la montagne plus vite que moi. Il s’accrochait aux buissons de pins nains ou se fichait dans la neige. Je rampais alors jusqu’à lui et l’obligeais à glisser plus loin. J’étais encore très haut dans la montagne quand l’obscurité était tombée et j’avais compris que de nombreuses heures s’étaient écoulées et que la route qui menait au bourg et à la zone était encore loin. J’avais tiré sur mon écharpe et le rondin s’était de nouveau précipité vers le bas, à grands sauts. J’avais fini par le traîner sur la route. Alors la forêt s’était mise à bouger sous mes yeux et ma gorge s’était emplie d’une nausée douceâtre. J’avais repris connaissance dans la cabane du conducteur de treuil : il était en train de me frotter le visage et les mains avec de la neige qui me picotait.
Voilà ce que je vis défiler sur le mur de l’hôpital.
Mais, au lieu du conducteur de treuil, c’était un médecin qui me tenait la main. Un appareil Riva-Rocci, pour prendre la tension, se trouvait à côté. Et je me réjouis, car je compris que je n’étais plus dans le Nord.
— Où suis-je ?
— À l’Institut de neurologie.
Le médecin me posa quelques questions. Je lui répondis avec difficulté. J’avais envie d’être seul. Je n’avais pas peur de mes souvenirs.
1960