La médaille d’or
Au début, il y avait eu les bombes. Mais, encore avant les bombes, avant l’île Aptekarski, où la datcha de Stolypine avait volé en éclats[44], il y avait eu le lycée de filles de Riazan, la médaille d’or. Comme prix d’excellence et de bonne conduite.
Je cherche les ruelles. Leningrad, la ville-musée, préserve les traits de Pétersbourg. Je trouverai la datcha de Stolypine sur l’île Aptekarski, la ruelle Fonarny. La rue Morskaïa. La perspective Zagorodny. Je pénétrerai dans le bastion Troubetskoï de la forteresse Pierre-et-Paul où fut prononcé le jugement, la sentence que je connais par cœur et dont j’ai récemment tenu entre les mains une copie portant le sceau en plomb d’une étude de notaire moscovite.
« En août 1906, membre d’une bande criminelle se baptisant organisation de combat des socialistes-révolutionnaires maximalistes, lesquels se sont ouvertement donnés pour but le renversement par la violence du pouvoir institué par la loi…
… convaincue de sa nécessaire complicité lors de l’attentat perpétré contre le ministre de l’Intérieur au moyen de l’explosion de la datcha qu’il habite sur l’île Aptekarski en raison de ses obligations professionnelles… »
Les juges n’ont que faire de la grammaire. On ne remarque les incorrections de ce genre de condamnations qu’au bout de cinquante ans, pas avant.
« Natalia Sergueïevna Klimova, vingt et un ans, d’origine noble, et Nadejda Andreïevna Térentiéva, vingt-cinq ans, fille de marchand, sont condamnées à la peine de mort par pendaison avec les conséquences stipulées dans l’article 28. »
Ce que le tribunal entend par « les conséquences d’une pendaison », seuls les juristes, les spécialistes de droit le savent.
Klimova et Térentiéva ne furent pas exécutées.
Au cours de l’instruction, le président du tribunal régional avait reçu une requête du père de Klimova, un avocat de Riazan. Une requête au ton très étrange, qui ne ressemblait ni à une demande ni à une plainte, c’était quelque chose comme un journal intime, une conversation avec soi-même.
« Vous devez considérer comme véridique l’idée que dans le cas présent, vous avez à faire à une jeune fille étourdie, influencée par l’époque révolutionnaire actuelle…
Dans la vie, c’était une jeune fille gentille, douce et bonne, mais qui a toujours été sujette à des engouements. Il y a un an et demi à peine, elle s’est passionnée pour les enseignements de Tolstoï, qui prêche que “Tu ne tueras pas” est le commandement le plus important. Pendant deux ans, elle a été végétarienne et s’est comportée comme une simple employée, refusant que les domestiques l’aident à entretenir son linge, à faire le ménage de sa chambre, à laver par terre, et maintenant, voilà que, tout à coup, elle est devenue complice d’un terrible assassinat dont le motif serait, paraît-il, que la politique de monsieur Stolypine ne répond pas à la conjoncture actuelle.
Je me permets de vous assurer que ma fille n’entend strictement rien à la politique, elle a manifestement été une marionnette entre les mains de gens plus forts, auxquels la politique de monsieur Stolypine paraît peut-être nocive au plus haut point.
J’ai tenté d’inculquer à mes enfants des opinions correctes, mais je dois reconnaître qu’à une époque aussi chaotique, l’influence des parents n’a aucun poids. Nos jeunes sont la cause d’immenses malheurs et de grandes souffrances pour leur entourage, y compris pour leurs parents… »
L’argumentation est originale. Les réflexions qui l’accompagnent étranges. Le ton même de la lettre est surprenant.
Cette lettre sauva Klimova. Il serait plus juste de dire que ce n’est pas la lettre qui la sauva, mais la mort subite de Klimov, alors qu’il venait d’écrire et d’envoyer cette lettre.
Cette mort conféra à la requête un tel poids moral, elle transporta le procès tout entier sur de tels sommets, qu’aucun général de gendarmerie n’aurait osé entériner la condamnation à mort de Natalia Klimova. À Dieu ne plaise !
Sur l’original de la condamnation figure la confirmation suivante : « Je ratifie la sentence du tribunal, mais avec commutation de la condamnation à mort en déportation aux travaux forcés à perpétuité pour les deux accusées, avec toutes les conséquences découlant de ce châtiment. Le 29 janvier 1907. Gazenkampft, général d’infanterie auprès du Haut Commandement. Certifié conforme par le Conseiller d’État Mentchoukov, greffier du Tribunal. Cachet du tribunal régional de Saint-Pétersbourg. »
Au cours de la séance du tribunal consacrée à l’affaire Klimova et Térentiéva, il y a une scène extrêmement singulière, unique, sans équivalent dans les procès politiques en Russie, et pas seulement en Russie. Cette scène est consignée dans le procès-verbal de la séance par une formule laconique du secrétaire.
On accorda une dernière fois la parole aux condamnées.
Le procès, dans le bastion Troubetskoï de la forteresse Pierre-et-Paul, avait été très court, deux heures, pas plus.
Les accusées avaient refusé de démentir le réquisitoire du procureur. Tout en reconnaissant avoir pris part à l’attentat contre Stolypine, elles ne s’étaient pas reconnues coupables. Elles avaient refusé le pourvoi en cassation.
Et voilà que, dans ses dernières paroles, avant la mort, avant l’exécution, Klimova, cette jeune fille « sujette aux engouements », laissa soudain parler sa nature, son sang bouillant, elle dit et fit de telles choses que le président du tribunal, interrompant ce dernier discours, la fit sortir de la salle « pour conduite inconvenante ».
À Pétersbourg, la mémoire respire librement. Cela lui est plus difficile à Moscou, où le quartier de Khamovniki a été éventré par des avenues et celui de Presnia écrasé, où le lacis des ruelles a été déchiqueté, et le lien entre les époques déchiré…
Rue Merzliakovski. Je m’y suis souvent rendu dans les années vingt, quand j’étais étudiant à l’Université. Il y avait à Merzliakovski un foyer d’étudiantes, ces mêmes chambres où, vingt ans plus tôt, au début du siècle, avait vécu une étudiante de l’institut pédagogique, la future institutrice Nadia Térentiéva. Mais elle n’est jamais devenue institutrice.
Le numéro 6 de la rue Povarskaïa, où il est inscrit dans les registres de l’année 1905 que Natalia Klimova et Nadejda Térentiéva ont vécu ici ensemble – une pièce à conviction.
Où est la maison dans laquelle Natalia Klimova avait transporté trois bombes à la dynamite pesant un poud – au 49 de la rue Morskaïa, appartement 4 ?
Ne serait-ce pas au numéro 6 de la rue Povarskaïa que Sokolov, l’Ours, a rencontré Klimova pour la mener vers la mort et vers la gloire, parce qu’il n’est pas de sacrifices inutiles, pas de prouesses anonymes ? Dans l’histoire, rien ne se perd, seules les proportions s’altèrent. Et si le temps veut perdre le nom de Klimova, nous nous battrons contre le temps.
Où se trouve cette maison ?
Je cherche les ruelles. C’est un divertissement de jeunesse que de grimper des escaliers qui portent la marque de l’histoire, mais n’ont pas encore été transformés en musées. Je devine, je reproduis les gestes des gens qui ont gravi ces marches, qui se sont tenus à ces carrefours afin d’accélérer la marche des événements, de hâter la course du temps.
Et le temps s’est mis en marche.
Sur l’autel de la victoire, on sacrifie les enfants. C’est une vieille tradition. Klimova avait vingt et un ans quand on l’a condamnée.
La Passion de Notre-Seigneur, le mystère dans lequel les révolutionnaires jouaient des scènes de cape et d’épée, se déguisant, se cachant sous les portes cochères, descendant d’un omnibus pour chevaucher un coursier… L’art d’échapper aux filatures était l’un des examens d’entrée dans cette université russe. Au bout du cursus, il y avait le gibet.
On a beaucoup écrit sur tout cela, beaucoup trop.
Mais moi, ce n’est pas de livres que j’ai besoin, c’est de gens, ce n’est pas de croquis de rues, mais de ruelles tranquilles.
Au début, il y avait la cause. Au début, il y a eu les bombes, la condamnation à mort de Stolypine, trois pouds de dynamite dans trois cartables de cuir noir, quant à savoir dans quoi les bombes étaient emballées et de quoi elles avaient l’air, là, je me tais. « C’est moi qui ai apporté les bombes, mais quand, d’où, et dans quoi, là-dessus, je ne dirai rien ! »
Qu’est-ce qui grandit un être humain ? Le temps.
Le tournant de ce siècle a vu son âge d’or, quand la littérature russe, la philosophie, la science, la morale de la société russe se sont élevées jusqu’à des sommets jamais atteints. Tout ce que le grand XIXe siècle avait accumulé de moralement important et fort, tout cela fut transformé en cause concrète, en vie réelle, en exemple vivant, et lancé dans un dernier combat contre l’autocratie. Le sens du sacrifice, l’abnégation jusqu’à l’anonymat. Combien de terroristes sont morts, sans que personne n’apprenne leur nom. Le sens du sacrifice d’un siècle qui avait trouvé la liberté suprême et la force suprême dans l’accord entre les paroles et les actes. On commençait avec « Tu ne tueras pas », avec « Dieu est amour », avec un régime végétarien, avec le dévouement à son prochain. Les exigences morales et l’abnégation étaient si immenses que les meilleurs d’entre les meilleurs, déçus par la théorie de la non-violence, passaient du « Tu ne tueras point » aux « actes », ils prenaient des revolvers, des bombes, de la dynamite. Ils n’avaient pas le temps d’être déçus par les bombes, tous les terroristes mouraient jeunes.
Natalia Klimova était originaire de Riazan. Nadejda Térentiéva était née dans l’Oural, à l’usine de Biéloretsk. Mikhaïl Sokolov, lui, était de Saratov.
Les terroristes naissaient en province. Ils venaient à Pétersbourg pour y mourir. Il y a une logique à cela. C’est en province que la littérature classique et la poésie du XIXe, avec leurs exigences morales, s’étaient implantées le plus profondément, et c’est justement là qu’elles conduisaient à la nécessité de répondre à la question : « Quel est le sens de la vie ? »
Et le sens de la vie, on le cherchait avec passion, avec abnégation. Klimova l’avait trouvé en se préparant à reproduire, à dépasser l’exploit de Pérovskaïa. Il apparut que Klimova avait de la force d’âme, ce n’était pas pour rien qu’elle avait passé son enfance dans une famille tout à fait remarquable – la mère de Natalia Sergueïevna avait été la première femme russe médecin.
Il ne lui manquait plus qu’une rencontre personnelle, un exemple personnel, pour bander à l’extrême toutes ces forces émotionnelles, spirituelles et physiques, et sa riche nature lui fournit d’emblée l’occasion d’accéder au rang des femmes les plus brillantes de Russie.
Ce petit choc, ce contact personnel, fut sa rencontre avec Mikhaïl Sokolov, « l’Ours ».
Cette rencontre transporta la destinée de Natalia Klimova sur les plus hauts sommets de l’héroïsme révolutionnaire russe, vers l’épreuve de l’abnégation, du sacrifice.
La « cause » dont le maximaliste Sokolov était l’inspirateur était la lutte contre l’autocratie. Organisateur jusqu’à la moelle des os, Sokolov était également un éminent théoricien du parti. La terreur agraire et la terreur ouvrière, ce sont là des apports de l’Ours dans le programme des « oppositions » SR.
Principal commandant des combats dans le quartier de Presnia pendant les émeutes de décembre (c’est à lui que Presnia doit d’avoir tenu si longtemps), Sokolov ne s’entendait pas avec le parti et, après les émeutes de Moscou[45], il le quitta, créant sa propre organisation de combat des socialistes-révolutionnaires maximalistes.
Natalia Klimova était son assistante et sa femme.
Sa femme ?
Le monde chaste de la clandestinité révolutionnaire donne une réponse singulière à cette question simple.
« Ai vécu sous l’identité de Véra Chapochnikova avec mon époux Sémione Chapochnikov. »
« Je voudrais ajouter que j’ignorais que Sémione Chapochnikov et Mikhaïl Sokolov étaient une seule et même personne. »
Sous l’identité de ? Mais, rue Morskaïa, Natalia Klimova vivait sous l’identité d’Éléna Morozova, avec son époux Mikhaïl Morozov, ce même Morozov qui fut déchiqueté par sa propre bombe dans le salon de Stolypine.
Le monde clandestin des fausses identités et des vrais sentiments. On estimait que toute vie personnelle devait être étouffée, soumise au but suprême d’un combat dans lequel la vie et la mort revenaient au même.
Voici un extrait d’un manuel de police, Histoire du parti des socialistes-révolutionnaires, écrit par le général de gendarmerie Spiridonovitch :
« Le 1er décembre, Sokolov en personne est appréhendé dans la rue, et le 2, il est condamné par le tribunal.
Le 3, on découvre l’appartement des conspirateurs, celui de Klimova, où, parmi divers objets, on trouve un poud et demi de dynamite, 7 600 roubles en billets de banque, et sept cachets de diverses administrations gouvernementales. Klimova elle-même est arrêtée, ainsi que d’autres maximalistes éminents. »
Pourquoi Klimova a-t-elle vécu trois mois entiers à Pétersbourg après l’attentat de l’île Aptekarski ? On attendait l’Ours, les maximalistes tenaient congrès en Finlande, et c’est seulement fin novembre que l’Ours et d’autres maximalistes étaient rentrés en Russie.
Au cours de la brève instruction de son affaire, Natacha apprit la mort de Sokolov. Il n’y avait rien d’inattendu dans cette exécution, dans cette mort, et pourtant, Natacha était vivante, alors que l’Ours ne l’était plus. Dans sa Lettre avant l’exécution, elle parle tranquillement de la mort de ses amis proches. Mais jamais elle n’oublia Sokolov.
C’est dans le fortin de la prison préventive de Pétersbourg que Klimova écrivit sa fameuse Lettre avant l’exécution qui a circulé dans le monde entier.
C’est une lettre philosophique, écrite par une jeune fille de vingt ans. Ce n’est pas un adieu à la vie, mais un hymne à la joie de vivre.
Rédigée dans des tonalités exprimant la communion avec la nature (un leitmotiv auquel Klimova resta fidèle toute sa vie), cette lettre est extraordinaire. Par la fraîcheur des sentiments, par la sincérité. Il n’y a pas là une ombre de fanatisme, de didactisme. C’est une lettre sur la liberté suprême, sur le bonheur de faire concorder la parole et les actes. Cette lettre n’est pas une question, c’est une réponse. Elle fut publiée dans la revue L’Éducation, à côté d’un roman de Marcel Prévôt.
J’ai lu cette lettre trouée par une série de « coupes » de la censure, de points de suspension lourds de sens. Cinquante ans plus tard, elle fut de nouveau publiée à New York, les coupures étaient les mêmes, les erreurs et les coquilles aussi. Sur la copie de New York, le temps a exercé sa propre censure : l’encre s’est décolorée, le texte s’est effacé, mais les mots ont gardé toute leur force, ils n’ont pas trahi leur sens sublime. La lettre de Klimova avait bouleversé la Russie.
Aujourd’hui encore, en 1966, bien que le lien entre les époques ait été rompu, le nom de Klimova trouve d’emblée un écho dans le cœur et la mémoire des intellectuels russes.
« Ah, Klimova ! La Lettre avant l’exécution… Oui, oui, bien sûr ! »
Dans cette lettre, il n’y a pas seulement les barreaux de la prison, pas seulement le gibet et l’écho de l’explosion. Non. Dans la lettre de Klimova, il y a quelque chose de particulièrement important pour l’homme, quelque chose d’essentiel.
Dans La Parole, un grand journal de Moscou, le philosophe Frank[46] a consacré à la lettre de Klimova un énorme article intitulé : « Surmonter la tragédie ».
Frank voit dans cette lettre la manifestation d’une nouvelle conscience religieuse, et il écrit : « Par leur valeur morale, ces six pages pèsent plus lourd que les innombrables volumes de philosophie contemporaine et de poésie sur le tragique. »
Frappé par la profondeur des sentiments et des pensées de Klimova (elle n’avait que vingt et un ans), il compare sa lettre au De Profundis d’Oscar Wilde. C’est une lettre-délivrance, une lettre-conclusion, une lettre-réponse.
Alors pourquoi ne sommes-nous pas à Pétersbourg ? Parce qu’il est apparu que l’attentat contre Stolypine et la Lettre avant l’exécution ne suffisaient pas à cette vie, cette vie grandiose, ample, et surtout, en osmose avec son temps.
La Lettre avant l’exécution fut imprimée en automne 1908. Les vagues lumineuses, sonores et magnétiques qu’elle souleva firent le tour du monde et, un an plus tard, avant qu’elles aient eu le temps de s’apaiser, de refluer, voilà que soudain, une nouvelle étonnante se répandait aux quatre coins du globe. À Moscou, treize condamnées s’étaient évadées de la prison de femmes Novinskaïa en compagnie d’une surveillante, Tarassova.
La voilà, la « liste des personnes évadées de la prison du gouvernement de Moscou au cours de la nuit du 30 juin au 1er juillet 1909 ».
« Numéro 6 : Klimova Natalia Sergueïevna, condamnée par le tribunal régional militaire de Pétersbourg le 29 janvier 1907 à la mort par pendaison, et dont la peine a été commuée en travaux forcés à perpétuité. Vingt-deux ans, de constitution assez corpulente, cheveux sombres, yeux bleus, teint rose, type russe. »
Cette évasion, qui tenait à un fil si mince qu’une demi-heure de retard aurait signifié la mort, avait brillamment réussi.
Herman Lopatine, un homme qui s’y connaissait en évasions, avait surnommé les prisonnières évadées de la prison Novinskaïa « les amazones ». Dans sa bouche, ce mot n’était pas simplement un éloge amical, un peu ironique et bienveillant. Lopatine avait senti la réalité du mythe.
Il comprenait comme personne ce que représentait l’évasion réussie d’une cellule de prison où le hasard avait réuni, depuis peu de temps, des prisonnières aux « affaires », aux intérêts et aux destins les plus divers. Lopatine comprenait que pour transformer cette communauté disparate en unité de combat, il fallait la volonté d’un organisateur. Et c’était Natalia Sergueïevna Klimova qui avait été cet organisateur.
Les affaires les plus diverses. L’anarchiste Maria Nikiforova, celle qui serait plus tard « l’atamane » Marouska du temps de Makhno et de la guerre civile, prit part à cette évasion. Elle serait tuée par le général Slachtchov. Il y a longtemps que Marouska est devenue au cinéma le type même de la belle brigande, alors que c’était un vrai hermaphrodite, et elle avait bien failli faire rater l’évasion.
Dans la cellule (la cellule numéro 8), il y avait aussi des droit commun, deux délinquantes avec leurs enfants.
C’est pour cette évasion que l’on a cousu des vêtements destinés aux évadées dans la famille de Maïakovski, et Maïakovski lui-même a fait de la prison pour ça (il a été interrogé par la police sur cette affaire).
Les condamnées avaient appris par cœur le scénario de leur futur spectacle, elles avaient potassé leurs rôles codés.
L’évasion avait été préparée de longue date. Pour la libération de Klimova, le représentant du Comité central du parti SR à l’étranger était venu en personne, le « général », comme l’appelaient Koridzé et Kalachnikov, les organisateurs de l’évasion. Les plans du général avaient été écartés. Les SR moscovites Koridzé et Kalachnikov avaient déjà mis leur « combinaison » au point. C’était une libération « de l’intérieur », par la seule force des prisonnières elles-mêmes. Elles devaient être délivrées par la surveillante de prison Tarassova, qui s’enfuirait à l’étranger avec elles.
Dans la nuit du 1er juin, les prisonnières désarmèrent les surveillantes, et sortirent dans les rues de Moscou.
On a beaucoup parlé de l’évasion des treize, de la « libération » des treize, dans les journaux et dans des livres. Cette évasion aussi fait partie des « morceaux d’anthologie » de la révolution russe.
Il faut se souvenir, cela en vaut la peine, comment la clé enfoncée dans le trou de la serrure de la porte d’entrée n’a pas tourné entre les doigts de Tarassova, qui avait pris les devants. Comment elle a baissé les bras, impuissante. Et comment la prisonnière Guelme lui a pris la clé d’une main ferme, l’a enfoncée dans la serrure, l’a tournée, et a ouvert la porte de la liberté.
Il faut se souvenir : les prisonnières étaient en train de sortir quand le téléphone a sonné sur le bureau de la surveillante. Klimova a pris l’écouteur et a répondu avec la voix de la gardienne. C’était le chef de la police : « Nous avons reçu des informations selon lesquelles une évasion se préparerait dans la prison Novinskaïa. Prenez des mesures. » « Vos ordres seront exécutés, Votre Excellence. Les mesures seront prises. » Et Klimova a raccroché.
Il faut se souvenir de la lettre malicieuse de Klimova, la voilà, je tiens dans ma main deux feuilles de papier à lettres froissées, encore vivantes. Une lettre écrite le 22 mai à des enfants, ses frères et sœurs plus jeunes, des gamins, que leur belle-mère, la tante Olga Nikiforovna Klimova, avait amené plus d’une fois à Moscou pour rendre visite à leur sœur. Ces entrevues en prison étaient une idée de Natalia Sergueïevna elle-même. Elle estimait que ce genre d’impressions, ce genre d’entrevues, ne pouvaient qu’être profitables à des âmes d’enfants. Et voilà que le 22 mai, elle écrit une lettre malicieuse se terminant par des mots que l’on ne trouve dans aucune autre lettre de cette condamnée à perpétuité : « Au revoir ! À bientôt ! » La lettre a été écrite le 22 mai, et le 30 juin, Klimova s’évadait de prison. En mai, non seulement l’évasion était décidée, mais tous les rôles étaient déjà appris, et Klimova n’avait pu s’empêcher de plaisanter. En fait, les retrouvailles n’eurent pas lieu, les frères et sœurs ne revirent jamais leur aînée. La guerre, la révolution, la mort de Klimova.
Les prisonnières libérées, accueillies par leurs amis, disparurent dans les chaudes ténèbres moscovites de cette nuit du 1er juillet. Natalia Sergueïevna Klimova était la figure la plus importante de cette évasion, et son salut, sa fuite présentaient des difficultés particulières. Les partis de l’époque étaient remplis de provocateurs, et Kalachnikov devina les pensées de la police, il résolut ce problème d’échecs. Il s’était chargé personnellement de la fuite de Klimova et, la nuit même, il la remit entre les mains d’un homme qui n’avait absolument aucun rapport avec le parti, c’était une relation privée, rien de plus, un ingénieur des chemins de fer ayant des sympathies pour la révolution. Klimova passa un mois dans sa maison à Moscou. Kalachnikov et Koridzé avaient été arrêtés depuis longtemps, toute la ville de Riazan avait été mise sens dessus dessous par des perquisitions et des rafles.
Au bout d’un mois, l’ingénieur, faisant passer Klimova pour son épouse, prit avec elle la ligne du grand chemin de fer de Sibérie. Traversant le désert de Gobi à dos de chameau, elle parvint jusqu’à Tokyo. Du Japon, elle gagna l’Italie en bateau, puis Paris.
Et voilà dix condamnées aux travaux forcés qui arrivent à Paris. Trois avaient été rattrapées le jour de l’évasion : Kartachova, Ivanova et Chichkareva. On les juge, on augmente leur peine, et elles ont pour avocat Nikolaï Constantinovitch Mouraviov, le futur président de la Commission du gouvernement provisoire chargée d’interroger les ministres tsaristes, le futur avocat de Ramzine.
C’est ainsi que s’entremêlent dans la vie de Klimova les noms de gens provenant de divers échelons de l’échelle sociale, mais ce sont toujours les meilleurs, les plus doués.
Klimova était une femme d’une trempe peu commune. À peine reposée de deux années de prison et d’une évasion qui lui avait fait faire le tour du monde, la voilà de nouveau en quête d’action. En 1910, le Comité central du parti SR charge Savinkov de constituer un nouveau groupe de combat. La sélection d’un groupe est une tâche difficile. Mandé par Savinkov, Tchernavski, un des membres du groupe, parcourt la Russie et arrive à Tchita. Les anciens combattants ne veulent plus toucher aux bombes. Tchernavski revient bredouille.
Voici son rapport, publié dans Bagne et Relégation :
« Mon voyage (en Russie et à Tchita, chez A.V. Iakimova et V. Smirnov) n’a pas permis de renflouer le groupe. Les deux candidats sélectionnés ont refusé de s’y joindre. Sur le chemin du retour, je pressentais combien cet échec allait miner le moral déjà assez bas des camarades. Mes craintes ne furent pas justifiées. L’échec que j’annonçais était compensé par un heureux événement survenu en mon absence. On me présenta un nouveau membre du groupe, Natalia Sergueïevna Klimova, la célèbre maximaliste qui venait de s’évader d’une prison de Moscou avec un groupe de prisonnières politiques. Un des membres de notre Comité central savait toujours, à tout moment, où se trouvait notre groupe, et nous étions entrés en contact avec elle. C’était par lui que N.S. avait informé Savinkov de son désir de se joindre à nous et, bien entendu, elle avait été accueillie avec joie. Nous comprenions tous parfaitement combien son arrivée renforçait notre groupe. J’ai déjà mentionné plus haut qu’à mon avis, M.A. Prokofievna était la personne la plus forte du groupe. Désormais, nous avions deux fortes personnalités et, malgré moi, je les comparais, je le mettais côte à côte. Je songeais au célèbre poème de Tourguéniev, “Le Seuil”. Une jeune fille russe franchit un seuil fatidique, en dépit de la voix qui la met en garde en lui prédisant là-bas, de l’autre côté, toutes sortes de malheurs : “Le froid, la faim, la haine, les railleries, le mépris, l’offense, la prison, la maladie, la mort”, y compris le fait qu’elle sera déçue par ce en quoi elle croit à présent. Klimova et Prokofieva avaient franchi ce seuil depuis longtemps, elles avaient suffisamment éprouvé les malheurs prédits par la voix qui les mettait en garde, mais les épreuves subies n’avaient nullement entamé leur enthousiasme, leur volonté s’était même trempée et renforcée. Du point de vue du dévouement à la révolution et de l’aptitude à affronter tous les sacrifices imaginables, du point de vue de la force et de la valeur, on pouvait hardiment placer ces femmes à égalité. Mais il suffisait de les observer attentivement pendant quelques jours pour comprendre à quel point elles étaient dissemblables, et même, sur certains points, diamétralement opposées. Ce qui sautait aux yeux avant tout, c’était le contraste entre leurs états de santé. Klimova, qui avait eu le temps de se remettre de son évasion, était une femme épanouie, en pleine forme, vigoureuse. Prokofieva était tuberculeuse, et la maladie en était à un stade si avancé, elle marquait tellement son apparence physique, que la pensée d’une bougie presque entièrement consumée venait involontairement à l’esprit.
Il y avait tout autant de différences dans leurs goûts, dans leurs rapports avec la vie autour d’elles, et dans leurs tempéraments.
Prokofieva avait grandi au sein d’une famille de vieux-croyants, dans laquelle se transmettaient de génération en génération des mœurs et une mentalité ascétiques. L’école, puis sa passion pour le mouvement de libération, avaient complètement éliminé la religion de sa conception du monde, mais il en restait, dans son caractère, la trace à peine perceptible de quelque chose qui ressemblait à du mépris ou du dédain pour toutes les joies de l’existence, une sorte d’aspiration au sublime, à un détachement de la terre et des petites affaires d’ici-bas. Peut-être cette tonalité de son caractère était-elle en partie entretenue et soulignée par sa maladie. Klimova, elle, c’était exactement l’inverse. Elle acceptait tout, et toutes les joies de la vie, parce qu’elle acceptait la vie dans son ensemble, avec ses peines et ses joies organiquement liées entre elles, inséparables les unes des autres. Ce n’était pas une conception philosophique, mais la perception spontanée d’une nature riche et forte. Les exploits et les sacrifices, elle les considérait comme les joies les plus grandes, les plus désirables de l’existence.
Elle était arrivée chez nous, joyeuse, rieuse, et avait introduit dans notre groupe une animation considérable. Nous avions l’impression qu’il n’y avait plus rien à attendre. Pourquoi ne pas nous mettre au travail avec les forces dont nous disposions ? Mais Savinkov nous signala qu’un point d’interrogation était de nouveau suspendu au-dessus de notre groupe. Il rapporta qu’en mon absence, un certain Kirioukhine, venu de Russie, avait vécu dans le groupe, et, en peu de temps, il avait réussi à éveiller ses soupçons.
— Il raconte beaucoup d’histoires, expliqua Savinkov. Un jour, j’ai dû lui faire tout un sermon sur la nécessité de réfréner plus fermement sa propension au bavardage. Peut-être a-t-il juste la langue un peu trop bien pendue. À présent, il est retourné en Russie, il vient d’avoir une fille. Il doit rentrer ces jours-ci. Il va falloir l’observer de plus près.
Peu après mon arrivée à Guernesey, un autre point noir surgit à l’horizon. M.A. (M.A. Prokofievna) fondait à vue d’œil et s’affaiblissait de jour en jour. On commença naturellement à craindre que cette bougie presque consumée ne s’éteignît bientôt. Tous sentirent combien leur était précieuse et indispensable sa douce lumière pure dans les ténèbres de notre clandestinité, et tous s’émurent. Un médecin de la région conseilla de l’envoyer dans un sanatorium spécial, le mieux serait à Davos. Savinkov dut dépenser beaucoup d’énergie pour convaincre M.A. de se rendre à Davos. Au terme d’une longue lutte, ils se mirent d’accord sur les principes suivants, semble-t-il : Savinkov s’engageait à lui faire savoir quand le groupe serait prêt à partir pour la Russie, et elle disposerait du droit de décider elle-même, d’après son état de santé, si elle poursuivait le traitement, ou si elle quittait le sanatorium pour se joindre au groupe.
À ce moment-là, Savinkov fut informé qu’un combattant qu’il connaissait bien, F.A. Nazarov, avait fini de purger sa peine de bagne et partait en relégation. Nazarov avait tué Tatarov, un provocateur, et il avait été condamné pour une autre affaire à une courte peine de bagne. Au moment où il faisait partir M.A. pour Davos, Savinkov envoya de Paris en Sibérie un jeune homme chargé de proposer à Nazarov de rallier le groupe. Quand le groupe s’était formé, ce jeune homme avait posé sa candidature, mais il avait été refusé. Maintenant, on lui avait promis de le prendre s’il s’acquittait avec succès de sa mission.
Le groupe quitta l’île de Guernesey pour le continent, et s’installa dans un petit village français à cinq ou six kilomètres de Dieppe. Kirioukhine arriva. Nous étions sept à présent : Savinkov et sa femme, Klimova, Fabrikant, Moïsseïenko, Kirioukhine et Tchernavski. Kirioukhine se comportait toujours avec calme et simplicité. On ne remarquait aucun bavardage inutile. Une vie ennuyeuse. Une côte plate, morne. Un temps d’automne morose. Pendant la journée, nous ramassions au bord de la mer des bouts de bois pour nous chauffer. Nous avions abandonné les cartes depuis notre long séjour à New Key, les échecs aussi étaient oubliés. Les conversations banales, il n’en était même pas question. De temps en temps, nous échangions des phrases décousues, mais la plupart du temps, nous nous taisions. Chacun observait les arabesques du feu dans la cheminée et y entrelaçait ses tristes réflexions. Apparemment, nous faisions tous l’expérience que le travail le plus éreintant, c’était d’attendre les bras croisés sans connaître exactement la durée de cette attente.
Un jour, quelqu’un proposa : “Si on faisait cuire des pommes de terre sous la cendre ? Comme ça, nous ferons d’une pierre deux coups : nous aurons une occupation intéressante le soir, et nous ferons des économies pour le dîner.” La proposition fut acceptée, mais tous ces intellectuels se révélèrent de piètres cuisiniers, seul le marin (Kirioukhine) manifesta de grands talents dans ce domaine. Je m’excuse beaucoup d’accorder tant d’attention à de telles vétilles. Mais je ne peux passer sous silence les pommes de terre cuites sous la cendre.
Près d’un mois s’écoula. On était donc en décembre 1910. Tous, nous mourions d’ennui, mais Kirioukhine plus que les autres. Il commença à se rendre de temps en temps à Dieppe, et un jour, il revint tout réjoui. Le soir, il s’assit à sa place près de la cheminée, et s’attela à sa tâche habituelle. Il avait perdu sa maîtrise du feu : les pommes de terre ne lui obéissaient plus, même ses propres mains ne voulaient plus obéir. Natacha Klimova se mit à le taquiner :
— On dirait que vous avez égaré vos talents à Dieppe, Iakov Ipatycth ! Je vois qu’aujourd’hui, vous n’arrivez à rien…
Ils se lancent dans un échange de propos aigres-doux. Kirioukhine décoche de plus en plus souvent une phrase pleine de sous-entendus :
— Vous, on vous connaît !
— Vous ne connaissez rien du tout ! Qu’est-ce que vous savez ? Allez, dites-le !
Kirioukhine se met en rogne :
— Vous voulez que je vous dise ? Vous vous souvenez du jour où, sous couvert de faire la fête, vous, les maximalistes, vous avez tenu une réunion dans un cabinet particulier du restaurant Pakline ? À ce moment-là, dans la salle, il y avait le vice-directeur du département de la police. Vous vous souvenez ? Et après la réunion, vous vous souvenez où vous êtes allés ? Et vous n’étiez pas seule ! conclut-il triomphalement.
Natacha écarquille les yeux de stupéfaction. Elle appelle Savinkov : c’était vrai, ils avaient bien tenu une réunion dans un cabinet particulier sous couvert de faire la fête. On les avait informés que le vice-directeur du département de la police se trouvait dans la salle. Ils avaient quand même tenu leur réunion jusqu’à la fin, et s’étaient séparés sans encombre. Natacha était allée passer la nuit à l’hôtel avec son mari, sur les îles.
Au matin, on demande à Kirioukhine d’où il tient cette information. Il répond que c’est Feit qui lui a raconté ça. Savinkov se rend à Paris, convoque Kirioukhine là-bas, et revient très vite, seul. En réalité, Feit n’avait rien dit et il ne pouvait rien dire, étant donné que les faits dont il était question lui étaient inconnus. De nouveau, on demanda à Kirioukhine d’où il tenait cela. Cette fois, il répondit que c’était sa femme qui le lui avait raconté, et qu’elle l’avait appris par des gendarmes de sa connaissance. On le chassa.
Une fois revenu dans le groupe, Savinkov mit aux voix la question de savoir si nous avions le droit de déclarer que Kirioukhine était un provocateur. La réponse fut affirmative, à l’unanimité. On décida de s’adresser au Comité central en lui demandant de publier dans l’organe du parti l’annonce que Kirioukhine était un provocateur. Quand, après New Key, nous étions parvenus à la certitude que Rotmistr était un provocateur, nous ne nous étions tout de même pas décidés à en faire l’annonce, trouvant que les données dont nous disposions n’étaient pas suffisantes. Nous nous étions donc contentés de signaler au Comité central son exclusion du groupe en raison de nos soupçons. Nous savions qu’il s’était installé à Meudon (je crois que c’est ainsi que s’appelle cette petite ville près de Paris), loin des émigrés.
Cet incident inattendu avec Kirioukhov nous montra à quel point nous étions ridicules et stupides de jouer à cache-cache dans des coins reculés de l’Europe occidentale, alors que le département de police savait sur nous tout ce dont il avait besoin : si cela les avait intéressés, ils auraient même pu savoir lequel d’entre nous aimait le plus les pommes de terre sous la cendre. Aussi avons-nous quitté le village et déménagé à Paris. Telle fut la première conclusion que nous tirâmes de cet incident. La seconde fut la décision de réviser l’affaire Rotmistr. Étant donné notre manque de discernement en ce qui concernait Kirioukhine, nous fûmes tout naturellement pris d’un doute : n’avions-nous pas commis une erreur tout aussi grossière, mais en sens inverse, à l’égard de Rotmistr, autrement dit, n’avions-nous pas soupçonné un innocent ? Lorsque Kirioukhine fut démasqué au point qu’il ne pouvait plus y avoir aucun doute sur lui, une question se posa tout naturellement : “Et Rotmistr ? Alors, lui, ce n’était pas un provocateur ?” Savinkov décida d’avoir une entrevue avec lui et de lui arracher des explications sincères. En attendant, il nous proposa, à Moïsseïenko et à moi, de nous rendre à Davos et d’informer Prokofieva des importants événements qui s’étaient produits dans le groupe.
Nous avons passé à Davos environ deux semaines, je crois. Nous rendions visite tous les jours à M.A., au sanatorium. Sa santé s’était nettement améliorée. Elle avait pris un peu de poids, les médecins allégeaient progressivement son régime, ils lui permettaient des promenades, etc. Nous songions à prolonger notre séjour à Davos, quand nous reçûmes soudain un télégramme de Savinkov. “Venez. Rotmistr est mort.”
Quand je vis Savinkov, je fus frappé par son air abattu. Il me tendit une feuille de papier et dit d’un air sombre : “Lisez. Nous avons piétiné un homme.” C’était la lettre que Rotmistr avait écrite avant sa mort. Elle était courte, guère plus de dix lignes, écrite avec simplicité, rien à voir avec la lettre dédaigneuse qu’il nous avait envoyée à New Key. Je n’essaierai pas de me la rappeler en détail. J’en donnerai seulement la teneur : “Alors, c’était donc ça, on me soupçonnait d’être un provocateur ! Dire que je croyais que tout ça, c’était à cause de ma dispute avec B.V. Merci à vous, camarades !”
Voici comment les choses s’étaient passées. Savinkov avait demandé à Rotmistr de venir à Paris pour discuter. Rotmistr était venu. Savinkov lui avait raconté le fiasco qui s’était produit avec Kirioukhine, il lui avait avoué qu’on l’avait exclu, lui, parce qu’on le soupçonnait d’être un provocateur. Il lui avait demandé d’être franc, d’expliquer pourquoi il avait menti à propos du train et de la baignoire. Rotmistr avait reconnu avoir menti dans un cas comme dans l’autre, mais il n’avait donné aucune explication, il avait gardé un silence lugubre. Malheureusement, la conversation n’avait pu être menée à son terme, car des visiteurs étaient arrivés dans l’appartement où avait lieu l’entrevue et les avaient empêchés de poursuivre la discussion. Savinkov lui avait demandé de revenir le lendemain pour terminer la conversation. Rotmistr avait promis, mais il n’était pas venu, on l’avait trouvé mort dans sa chambre, et on avait également trouvé sa lettre.
Nous avions à peine eu le temps de digérer les aveux d’un “homme à la conscience tranquille”, qu’on nous lançait un cadavre à la figure. Tout était sens dessus dessous dans nos têtes. Tous, nous avons entériné la formule de Savinkov : “Nous avons piétiné un homme.”
Quelque temps plus tard, V.O. Fabrikant dut être hospitalisé dans une maison de repos pour maladie nerveuse. Nous étions effondrés, mais nous tenions encore le coup, nous nous disions : “Nazarov va arriver, et on rentrera tout de suite en Russie.” Je ne sais plus combien de temps il nous fallut encore attendre, finalement, le jeune homme envoyé en Sibérie revint. Il raconta que Nazarov avait accepté de faire partie du groupe, qu’ils étaient arrivés tous les deux à la frontière, mais pendant qu’ils la franchissaient, Nazarov s’était perdu. Ils s’étaient cachés dans une grange, près de la frontière. Le jeune homme avait dû s’absenter et, quand il était revenu, Nazarov n’était plus là. De toute évidence, il avait été arrêté ; c’est ce que pensait le jeune homme, et c’est ce que nous pensions aussi. Ce malheur acheva le groupe. Il fut dissout.
Après la liquidation du groupe, un beau jour, dans une rue de Paris, quelqu’un m’interpella. C’était Micha. Je savais qu’après son exclusion, à la demande de Savinkov, on lui avait trouvé une place de chauffeur dans une compagnie d’automobiles. Il était là, avec sa voiture, à attendre les clients. Nous avons parlé du passé, du présent. Il m’a proposé : “Je voudrais vous emmener faire un tour, montez.” J’ai refusé. La conversation s’est poursuivie, mais j’ai bientôt remarqué qu’il avait les larmes aux yeux, et me suis hâté de prendre congé. Il est toujours aussi déséquilibré ! me suis-je dit.
Je suis parti pour l’Italie. Quelques mois plus tard, j’ai reçu là-bas la nouvelle que Micha s’était tiré une balle dans la tête et que, dans le mot qu’il avait laissé, il demandait à être enterré aux côtés de Rotmistr… »
Voilà combien la mort touchait de près ces gens, dans leur vie de tous les jours. Avec quelle facilité on décidait de sa propre mort. On usait de son droit à mourir avec aisance, avec largesse.
Le groupe de Savinkov, Guernesey, Dieppe, Paris, telles sont les dernières équipées de Natalia Klimova. Il est peu probable qu’elle se soit laissée abattre par les échecs. Ce n’était pas dans son caractère. Klimova avait l’habitude des morts fréquentes, elle s’y était entraînée, et la bassesse humaine n’était sûrement pas une nouveauté dans le monde révolutionnaire clandestin. Il y avait longtemps qu’Azef[47] avait été démasqué et Tatarov tué. Les échecs du groupe ne pouvaient pas la convaincre de la toute-puissance de l’autocratie, et du caractère désespéré de leurs efforts. Ce fut pourtant sa dernière mission de combat. Ce choc a certainement dû laisser des traces sur son psychisme…
En 1911, Natalia Sergueïevna fait la connaissance d’un SR, un militant évadé du bagne de Tchita. Il est de la même région que Mikhaïl Sokolov, l’Ours.
Il n’était pas difficile de tomber amoureux de Natalia Sergueïevna. Elle le savait pertinemment elle-même. Le visiteur se rend dans la colonie des « amazones » avec une lettre à l’intention de Natalia Sergueïevna et, pour mot d’ordre, une boutade : « Ne va pas tomber amoureux de Klimova ! » C’est Alexandra Vassilievna Tarassova qui ouvre la porte, celle qui avait délivré les « amazones » de la prison Novinskaïa. Le visiteur, prenant Tarassova pour la maîtresse de maison, et songeant aux mises en garde de ses amis, s’étonne de l’inconsistance des jugements humains. Mais Natalia Sergueïevna entre, et le visiteur, parti pour rentrer chez lui, fait demi-tour à la première gare.
Une cour précipitée, un mariage précipité.
Toute la passion qu’elle avait mise à s’affirmer passe soudain dans la maternité. Un premier enfant. Un deuxième, un troisième. L’existence difficile des émigrés.
Klimova était une femme d’une trempe peu commune. En trente-trois ans de vie, le Destin l’avait transportée sur les crêtes les plus hautes, les plus dangereuses des vagues de la tempête révolutionnaire qui secouait la société russe, et elle avait réussi à surmonter cette tempête.
Le calme plat causa sa perte.
Un calme auquel Natalia Sergueïevna s’abandonna avec autant de passion et d’abnégation qu’elle s’était offerte à la tempête… Sa vie de mère (un premier enfant, un second, un troisième), fut aussi dévouée, aussi pleine que sa vie de dynamiteuse et de terroriste.
Le calme causa sa perte. Un mariage raté, le traquenard de la routine, les petits riens, le trottinement de souris de la vie, et la voilà qui se retrouve pieds et poings liés. Étant femme, elle accepta aussi ce lot, obéissant à cette nature qu’elle avait si bien appris à suivre depuis son enfance.
Un mariage raté, car jamais Natalia Sergueïevna n’oublia l’Ours (qu’ils aient été mariés ou non n’a décidément aucune importance). Son mari, originaire de la même région que Sokolov, était un bagnard et un clandestin, un homme d’un très haut mérite, et elle vécut cet amour avec toute la passion et la fougue qui la caractérisaient. Mais le mari de Klimova était un homme ordinaire, tandis que l’Ours, lui, était un homme d’une trempe peu commune – le premier et l’unique amour de celle qui avait suivi les cours de Lokhvitskaïa-Skalone.
Au lieu de bombes à la dynamite, là voilà qui doit trimbaler des couches, des montagnes de couches, laver, repasser, nettoyer.
Les amis de Klimova ? Ses amis les plus proches étaient morts sur le gibet en 1906. Nadejda Térentiéva, sa comparse dans l’affaire de l’île Aptekarski, n’était pas une amie intime. C’était une camarade dans la lutte pour la révolution, rien de plus. Un respect mutuel, de la sympathie, voilà tout. Pas de correspondance ni de rencontres, aucun désir d’en savoir davantage sur le destin de l’autre. Térentiéva purgeait une peine de bagne au département de Maltsevski, dans l’Oural, là où se trouve Akatouï, et fut libérée par la révolution.
Dans la prison Novinskaïa, où le contingent de prisonnières était très hétéroclite, Natalia Sergueïevna ne s’était fait qu’une amie, la surveillante Tarassova. Cette amitié dura toute leur vie.
À partir de Guernesey, davantage de personnes entrèrent dans la vie de Klimova : Moïsseïenko et Fabrikant, qui avait épousé Tarassova, devinrent des amis proches. Elle n’avait aucune intimité avec la famille Savinkov et n’essayait pas de consolider cette relation.
Comme Térentiéva, Savinkov était pour elle un camarade dans la lutte pour la cause, rien de plus.
Klimova n’était pas une théoricienne, ni une fanatique, ni une militante, ni une propagandiste. Toutes ses impulsions, ses actes étaient un effet de son tempérament, « des sentiments mêlés de philosophie ».
Klimova était faite pour tout, sauf pour la vie quotidienne. Il apparut qu’il y avait pour elle des choses plus dures que des mois d’attente le ventre creux, quand on faisait cuire des pommes de terre sous la cendre pour le dîner.
Toujours se démener pour gagner de l’argent, obtenir des allocations, deux petits enfants réclamant des soins et des décisions.
Après la révolution, son mari part pour la Russie avant sa famille, et le lien est rompu pour plusieurs années. Natalia Sergueïevna brûle d’envie de rentrer. Enceinte de son troisième enfant, elle quitte la Suisse pour Paris afin de gagner la Russie par Londres. Ses enfants et elle tombent malades, et ratent un bateau spécialement affrété pour les familles.
Ah, combien de fois, dans ses lettres envoyées de la prison préventive de Pétersbourg, avait-elle donné des conseils à ses petites sœurs que leur belle-mère, la tante Olga Nikiforovna Klimova, avait promis d’amener de Riazan à Moscou pour la voir.
Des milliers de conseils : ne prenez pas froid. Ne restez pas dans les courants d’air. Sinon, vous ne pourrez pas faire le voyage. Les enfants écoutaient les conseils de leur sœur aînée et, préservés de tout mal, venaient à Pétersbourg pour la voir en prison.
En 1917, Natalia Sergueïevna n’a personne pour lui donner de tels conseils. Les enfants prennent froid, et le bateau part. En septembre naît son troisième enfant, une petite fille qui ne vivra guère. En 1918, Natalia Sergueïevna fait une dernière tentative pour se rendre en Russie. Les places sur le bateau sont achetées. Mais ses deux filles, Natacha et Katia, attrapent la grippe. En les soignant, Natalia Sergueïevna tombe malade elle-même. La grippe de 1918, la grippe espagnole, est un fléau mondial. Klimova meurt, et ce sont des amis qui se chargent de ses enfants. Leur père, qui est en Russie, ne les reverra qu’en 1923.
Le temps passe plus vite qu’on ne le croit.
Cette famille n’a pas connu le bonheur.
La guerre. Natalia Sergueïevna, une femme active, une jusqu’au-boutiste, supportait mal la défaite militaire de la Russie, quant à la révolution, avec ses vagues troubles, elle la vivait de façon très douloureuse.
Il est probable qu’elle aurait trouvé sa voie en Russie. Mais Savinkov l’a-t-il trouvée ? Non. Térentiéva l’a-t-elle trouvée ? Non.
Ici, le destin de Natalia Sergueïevna rejoint la grande tragédie de l’intelligentsia russe, de l’intelligentsia révolutionnaire.
Les meilleures personnalités de la révolution russe ont fait d’immenses sacrifices, elles sont mortes jeunes, anonymes. Après avoir ébranlé le trône, elles avaient fait de tels sacrifices qu’au moment de la révolution, leur parti n’avait plus de force, il ne lui restait plus personne pour entraîner la Russie derrière lui.
La ligne de fracture le long de laquelle s’est brisé le temps, pas seulement celui de la Russie, mais celui du monde, avec, d’un côté, l’humanisme du XIXe siècle, son sens du sacrifice, son climat éthique, sa littérature et son art, et, de l’autre, Hiroshima, une guerre sanglante, les camps de concentration, des tortures moyenâgeuses, la dépravation des âmes, la trahison élevée au rang de mérite, cette ligne de fracture est la marque terrifiante d’un État totalitaire.
Si la vie de Klimova, son destin sont inscrits dans la mémoire des hommes, c’est parce que sa vie et son destin sont la ligne de fracture le long de laquelle le temps s’est brisé.
Le destin de Klimova, c’est l’immortalité, un symbole.
Une vie normale laisse derrière elle moins de traces qu’une vie de clandestin, délibérément cachée, délibérément dissimulée sous de faux noms et de faux vêtements.
Quelque part s’écrit cette chronique qui parfois remonte à la surface, comme La Lettre avant l’exécution, comme des mémoires, une révélation.
C’est ce que sont toutes les histoires sur Klimova. Il y en a beaucoup. Natalia Sergueïevna a laissé suffisamment de traces. Il se trouve seulement que toutes ces notes n’ont pas été rassemblées pour former le corps d’un monument unique.
Un récit, c’est un palimpseste qui garde tout son mystère. Un récit, c’est une occasion de se livrer à la sorcellerie, c’est un objet magique, une chose vivante que la mort n’a pas encore figée, qui témoigne du héros. Peut-être cette chose se trouve-t-elle dans un musée, et c’est une relique. Dans une rue, et c’est une maison, une place. Dans un appartement, et c’est un tableau, une photo, une lettre…
L’écriture d’un récit, c’est une quête, et dans la conscience confuse du cerveau doit entrer l’odeur d’un fichu, d’une écharpe, d’un foulard perdu par le héros ou l’héroïne.
Un récit, c’est un vestige, mais ce n’est pas un vestige paléographique. Il n’y a pas de récit. Il y a un objet qui raconte. Même dans un livre, dans une revue, le côté matériel du texte doit être exceptionnel : le papier, les caractères, les articles qui l’entourent.
J’ai tenu entre mes mains la lettre envoyée de prison par Natalia Klimova, et les dernières de sa vie, écrites en Italie, en Suisse, en France. Ces lettres sont en elles-mêmes un récit, une relique, avec une intrigue achevée, sobre et émouvante.
J’ai tenu entre mes mains les lettres de Klimova après le sanglant coup de balai des années trente, à une époque où l’on effaçait, où l’on anéantissait aussi bien le nom des hommes que leur souvenir. Il ne reste pas beaucoup de lettres manuscrites de Klimova. Mais ces lettres existent, et éclairent comme rien d’autre. Ce sont les lettres de Pétersbourg, celles de la prison Novinskaïa, celles de l’étranger, écrites après son évasion et adressées à sa tante, à ses jeunes frères et sœurs. Heureusement qu’au début du siècle, on fabriquait le papier à lettres avec des chiffons, il n’a pas jauni, et l’encre ne s’est pas décolorée…
La mort du père de Klimova, survenue au moment le plus crucial de sa vie, lors de l’instruction de son procès pour l’attentat de l’île Aptekarski, lui avait sauvé la vie, car aucun juge ne se risquerait à condamner à mort une fille quand son père meurt lui-même en envoyant sa requête.
La tragédie du foyer de Riazan avait rapproché Natacha de sa belle-mère, les avait liées l’une à l’autre par le sang, les lettres de Natacha deviennent extraordinairement affectueuses.
Son intérêt pour les affaires domestiques s’accroît.
Aux enfants, elle envoie des histoires sur les fleurs rouges qui poussent au sommet des plus hautes montagnes. C’est pour les enfants que fut écrite la nouvelle La Fleur rouge. Klimova savait tout faire. Dans ses lettres de prison aux enfants, il y a tout un programme d’éducation pour les jeunes âmes, sans rien de moralisateur ni de didactique.
Le façonnage d’un être humain est l’un des thèmes favoris de Natalia Sergueïevna.
Il y a dans ses lettres des passages plus frappants que la Lettre avant l’exécution. Une immense force de vie, la réponse à une question, et non des doutes sur le chemin suivi.
Les points de suspension étaient le signe de ponctuation préféré de Natalia Sergueïevna Klimova. Il y en a beaucoup plus qu’il n’est de mise dans un texte littéraire russe normal. Les points de suspension ne cachent pas seulement des allusions, un sens caché. C’est une façon de s’exprimer. Klimova sait rendre les points de suspension extraordinairement éloquents, et s’en sert très souvent. Les points de suspension de l’espoir, de la critique. Les points de suspension des arguments, des discussions. Les points de suspension en tant que descriptions, facétieuses ou terribles.
Dans les lettres des dernières années, il n’y a pas de points de suspension.
L’écriture se fait moins assurée. Les points et les virgules sont toujours à leur place, mais les points de suspension ont complètement disparu. Tout est clair, même sans eux. Les calculs sur le cours du franc n’ont pas besoin de points de suspension.
Ses lettres aux enfants sont remplies de descriptions de la nature, et l’on sent que ce n’est pas une conception philosophique livresque du sens des choses, mais une relation avec le vent, la montagne et les rivières, qui date de l’enfance.
Il y a une lettre magnifique sur la gymnastique et la danse.
Bien entendu, les lettres aux enfants tiennent compte d’une approche enfantine de ces questions, et également de la censure des prisons.
Klimova donne aussi des informations sur les cachots disciplinaires, elle s’y retrouvait souvent ; la raison, dans toutes les prisons, en est l’intervention en faveur des droits des prisonniers. I. Kakhovskaïa, qui rencontra Klimova à Pétersbourg et à Moscou (dans des cellules de prison, cela va de soi), en parle beaucoup. Elle raconte que dans la prison de transit de Pétersbourg, dans la cellule d’isolement voisine, « Klimova dansait au rythme du cliquetis des fers toutes sortes de danses fantastiques ».
Qu’elle tapait sur le mur les vers de Balmont :
Celui qui veut que les ombres
Disparaissent et s’effacent,
Celui qui ne veut pas de la répétition
Ni de l’immensité sans bornes du chagrin,
Celui-là doit s’aider lui-même
Il doit d’une main puissante
Écarter ce qui ne mène à rien.
« Klimova, condamnée à perpétuité, me tapait sur le mur ces vers de Balmont en réponse à mes lamentations. Six mois plus tôt, elle avait vécu l’exécution des gens qui lui étaient les plus proches, la forteresse Pierre-et-Paul, la condamnation à mort. »
Balmont était le poète préféré de Natalia Sergueïevna. C’était un « moderniste », or, que « l’art fût du côté du modernisme », Natalia Sergueïevna le sentait, bien que ce ne fussent pas ses propres mots.
En prison, elle a écrit aux enfants une lettre entière sur Balmont. Sa nature avait besoin d’une justification logique immédiate à ses sentiments. « Des sentiments mêlés de philosophie », voilà comme son frère Micha appelait ce trait de son caractère.
Balmont, cela veut dire que le goût littéraire de Natalia Sergueïevna, de même que toute sa vie, suivait lui aussi la ligne poétique d’avant-garde, celle de la modernité. Et si Balmont a justifié les espoirs de Klimova, la vie de Klimova suffit à justifier l’existence de Balmont, l’œuvre de Balmont. Dans ses lettres, Klimova se soucie énormément de poésie, elle s’arrange pour que le recueil Soyons comme le soleil l’accompagne partout.
S’il y avait dans la poésie de Balmont un thème, une mélodie, qui faisait résonner les cordes d’un instrument aussi bien accordé que l’âme de Klimova, alors Balmont est justifié. On aurait pu penser que Gorki, avec son oiseau d’orage, ou Nekrassov, seraient plus simples, plus en harmonie avec elle. Non. Le poète préféré de Klimova était Balmont.
Le motif de la Russie indigente, venteuse, cher à Blok, était aussi très puissant chez elle, surtout durant ses années d’isolement, ses années à l’étranger.
Natalia Sergueïevna ne s’imaginait pas hors de la Russie, sans la Russie, et autrement que pour la Russie. La nostalgie de la nature russe, des Russes, de sa maison de Riazan, la nostalgie sous sa forme la plus pure, s’exprime dans ses lettres de l’étranger très clairement et, comme toujours, avec passion et logique.
Il y a encore une lettre terrible. Elle qui endurait la séparation avec toute l’exaltation qui la caractérisait, elle qui pensait sans cesse à sa patrie en répétant son nom comme une litanie, la voilà qui devient soudain songeuse et prononce des mots qui ne sont pas ceux d’une rationaliste, d’une voltairienne, d’une héritière de l’athéisme du xixe : elle parle de son angoisse, envahie par le pressentiment que jamais plus elle ne reverra la Russie.
Que reste-t-il de cette vie passionnée ? Juste une médaille d’or d’écolière, dans la poche d’une veste matelassée de détenue, celle de sa fille aînée.
Je ne suis pas seul à suivre les traces de Klimova. Il y a sa fille aînée avec moi, et quand nous trouvons la maison que nous cherchons, elle entre à l’intérieur, dans l’appartement, tandis que je reste dans la rue ou bien, lui emboîtant le pas, je me cache quelque part près du mur, je me fonds avec le store de la fenêtre.
Je l’ai connue à sa naissance, je revois encore les bras forts et vigoureux de sa mère qui avaient transporté sans effort des bombes à la dynamite destinées à l’assassinat de Stolypine, je les revois étreignant avec une tendresse avide le petit corps de son premier enfant. L’enfant sera appelée Natacha, la mère lui donnera son nom pour la vouer aux exploits, à la poursuite de son œuvre, afin que, toute sa vie, résonne cette voix du sang, cet appel du Destin, afin que, portant le nom de sa mère, elle réponde toute sa vie à cette voix maternelle l’appelant par son nom.
Elle avait six ans à la mort de sa mère.
En 1934, nous avions rendu visite à Nadejda Térentiéva, la maximaliste, la complice de Natalia Sergueïevna dans sa première affaire retentissante, celle de l’île Aptekarski.
« Tu ne ressembles pas du tout à ta mère ! » avait crié Térentiéva à la nouvelle Natacha, la fille châtain clair qui se distinguait tant de sa mère si brune.
Térentiéva n’avait pas perçu la force maternelle, elle n’avait pas deviné, pas senti l’immense force de vie qu’il faudrait à la fille de Klimova pour des épreuves bien plus grandes que celles du feu et de la tempête qui avaient été le lot de sa mère.
Nous sommes allés chez Nikitina, l’une de celles qui avaient participé à l’évasion des treize, nous avons lu ses deux livres consacrés à cette évasion.
Nous sommes allés au musée de la Révolution, dans la salle des années 1900, il y avait deux photographies. Natalia Klimova et Mikhaïl Sokolov. « Envoyez-moi la photo où je suis en blouse blanche avec un manteau sur les épaules, beaucoup me la demandent, et si vous ne l’avez pas (Micha dit qu’on l’a perdue), alors ma photo d’écolière. Beaucoup la demandent. »
Ces lignes chaleureuses sont extraites de la première lettre envoyée après l’évasion.
Nous sommes aujourd’hui en quarante-sept, et, de nouveau, nous voilà ensemble rue Sivtsev Vrajek[48].
La veste matelassée garde encore, comme la trace d’un parfum coûteux, l’odeur à peine perceptible des écuries d’un camp du Kazakhstan.
C’est une sorte d’odeur originelle, d’où sont sorties toutes les odeurs de la terre, les odeurs de l’humiliation et de l’élégance, les odeurs de la misère et du luxe.
Au camp, dans les steppes du Kazakhstan, cette femme s’était prise d’amour pour les chevaux, leur liberté, cette liberté sans contrainte des troupeaux qui, pour une raison inconnue, n’ont jamais cherché à écraser d’autres êtres, à les détruire, ou à les rayer de la surface de la terre. La femme en veste matelassée de détenue, la fille de Klimova, avait compris assez tard qu’elle possédait le don merveilleux d’inspirer confiance aux animaux et aux oiseaux. Elle qui était une citadine, avait appris ce qu’est le dévouement des chiens, des chats, des oies, des colombes. Le dernier regard d’un chien de berger au Kazakhstan, au moment de la séparation, avait été lui aussi une sorte de charnière, un pont brûlé dans sa vie ; cette femme se rendait la nuit dans l’écurie, elle écoutait la vie des chevaux, une vie libre, à la différence des gens qui l’entouraient, une vie avec des intérêts, un langage et une existence propres. Plus tard, à Moscou, elle essaya de rencontrer des chevaux sur l’hippodrome. Une déception l’attendait. Les chevaux de course harnachés, avec des rubans et des chapeaux, grisés par la fièvre des compétitions, ressemblaient davantage à des hommes qu’à des chevaux. Elle ne vit plus jamais de chevaux.
Mais tout cela, ce fut plus tard ; pour l’heure, sa veste matelassée gardait encore l’odeur à peine perceptible de l’écurie d’un camp du Kazakhstan.
Qu’y avait-il eu avant ? Un poisson de la race des saumons était revenu dans sa rivière natale, pour se déchirer les flancs jusqu’au sang contre les rochers de la berge. « J’aimais beaucoup danser, voilà mon seul péché au regard de la Moscou morose de l’année 1937. » Elle était rentrée pour vivre sur la terre où avait vécu sa mère, pour arriver jusqu’en Russie, sur le bateau que Natalia Klimova n’avait pas pu prendre. Un poisson de la race des saumons n’écoute pas les mises en garde, sa voix intérieure est plus forte, plus puissante.
Le quotidien sinistre des années trente : les trahisons des amis proches, la méfiance, la suspicion, la méchanceté et l’envie. La femme avait alors compris, pour toute sa vie, qu’il n’est de pire péché que le péché de méfiance, et elle avait juré… Mais avant qu’elle eût juré, on l’avait arrêtée.
On avait arrêté son père, il avait disparu dans les caves gluantes de sang des camps « sans droit de correspondance ». Il avait un cancer de la gorge, et n’avait donc pu vivre longtemps après son arrestation. Mais lorsqu’on essaya d’obtenir des certificats, on reçut la réponse qu’il était mort en 1942. Cette mythique guérison du cancer, cette vertu anticancérigène du camp où il avait vécu et était mort, n’attira pas l’attention de la médecine mondiale. Une sinistre plaisanterie, comme il y en avait beaucoup à l’époque. Pendant bien des années, deux femmes allaient chercher ne fût-ce que l’ombre d’une trace d’un père, d’un mari, et elles ne trouveraient rien.
Dix ans de camp, des travaux de force sans fin, les mains et les pieds gelés – jusqu’à la fin, l’eau froide lui ferait mal aux mains. Des tempêtes de neige mortelles, où on est à deux doigts de cesser de vivre. Des mains anonymes qui vous soutiennent dans la tempête, qui vous amènent jusqu’à la baraque, vous frottent, vous réchauffent, vous raniment. Qui sont-ils, ces gens anonymes, anonymes comme les terroristes de la jeunesse de Natalia Klimova ?
Des troupeaux de chevaux. Des chevaux de camp, des chevaux du Kazakhstan, plus libres que les hommes, avec leur vie à eux. Cette citadine possédait le don étrange d’inspirer confiance aux animaux et aux oiseaux. C’est que les animaux sentent les hommes de façon plus subtile que ces derniers ne se sentent entre eux, ils s’y entendent en qualités humaines mieux que les êtres humains. Les animaux et les oiseaux accordaient leur confiance à la fille de Natacha Klimova – un sentiment que les hommes ne lui témoignaient pas.
En 1947, alors qu’elle avait derrière elle l’instruction de son affaire et dix ans de camp, les épreuves ne faisaient que commencer. Le mécanisme qui broyait et tuait semblait éternel. Ceux qui avaient tenu le coup, ceux qui avaient survécu jusqu’au terme de leur peine, étaient voués à de nouvelles errances, à de nouvelles souffrances sans fin. Le désespoir de n’avoir aucun droit, ce destin irrémédiable, c’est l’aube noire de sang des lendemains.
D’épais et lourds cheveux dorés. Qu’y aurait-il encore ? L’absence de tout droit, de longues années d’errance à travers le pays, des démarches à n’en plus finir pour obtenir le droit de résidence, le travail. Après la libération, après le camp, le premier emploi, comme domestique chez un chef de camp, le cochon qu’il faut laver, soigner, ou alors, encore, scier du bois, abattre des arbres. Et le salut : un emploi de caissière. Les démarches pour se faire domicilier quelque part, les villes et les régions « à régime[49] », le passeport-sceau, le passeport-outrage…
Que de frontières seront encore franchies, que de ponts seront encore brûlés…
C’est là, en 1947, que, pour la première fois, la jeune femme comprit et sentit qu’elle n’était pas venue sur terre pour glorifier le nom de sa mère, et que son destin n’était pas un épilogue, ni la postface d’une autre vie, même chère, même grandiose.
Qu’elle avait son propre destin. Et que le chemin qui devait entériner ce destin venait à peine de commencer. Qu’elle était elle-même une représentante de son siècle et de son époque, tout autant que sa mère.
Que conserver la foi en l’homme, avec son expérience à elle, avec sa vie, n’était pas un exploit moindre que l’œuvre de sa mère.
Je me suis souvent demandé pourquoi le mécanisme tout-puissant, omnipotent, du camp, n’avait pas piétiné l’âme de la fille de Klimova, pourquoi il n’avait pas broyé sa conscience. Et j’ai trouvé la réponse : pour la dégradation, l’anéantissement d’un être humain par les camps, pour sa déchéance, il faut une préparation assez considérable.
La corruption est un processus, et un processus qui dure longtemps, des années. Le camp, c’est la finale, le dénouement, l’épilogue.
C’est sa vie en émigration qui a sauvegardé la fille de Klimova. Il y avait pourtant, pendant les enquêtes de l’année 37, des émigrés qui ne se conduisaient pas mieux que les « autochtones ». Ce sont les traditions familiales qui l’ont sauvée. Et cette immense force de vie qui endure toute épreuve. On désapprend juste à pleurer pour toujours.
Non seulement elle ne perdra pas sa foi dans les hommes, mais la résurrection de cette foi, la démonstration constante de cette foi en l’être humain, elle en fera une règle de vie : « Considérer d’avance que chaque homme est un homme bien. C’est le contraire qu’il faut prouver. »
Au milieu du Mal, de la méfiance, de l’envie et de la méchanceté, sa voix pure attire l’attention.
« L’opération était très grave, des calculs dans les reins. On était en 1952, l’année la plus dure de ma vie, la pire. Et, allongée sur la table d’opération, je pensais… Ces opérations, pour les calculs, ne se font pas sous anesthésie générale. Les anesthésies générales entraînent la mort à cent pour cent. On m’opérait sous anesthésie locale, et je ne pensais qu’à une chose : il faut cesser de souffrir, cesser de vivre, et c’est si facile : il suffit de détendre très légèrement sa volonté, et le seuil sera franchi, la porte sur le néant sera ouverte. À quoi bon vivre ? À quoi bon ressusciter les années 1937, 1938, 1939, 1940, 1941, 1942, 1943, 1944, 1945, 1946, 1947, 1948, 1949, 1950 et 1951, années de ma vie à ce point épouvantables ?
L’opération se poursuivait et, bien que j’entendisse chaque mot, j’essayais de me concentrer sur mes pensées. Et quelque part du plus profond de moi-même, du fin fond de mon être, sourdait un filet de volonté, de vie. Ce filet devenait de plus en plus puissant, de plus en plus gros, et soudain, j’ai respiré à pleins poumons. L’opération était terminée.
En 1953, Staline est mort, et une nouvelle vie a commencé, avec de nouveaux espoirs, une vie vivante avec des espoirs vivants.
Ma résurrection a été ce rendez-vous de mars 1953. En renaissant sur la table d’opération, je savais qu’il fallait vivre. Et j’ai ressuscité. »
Rue Sivtsev Vrajek, nous attendons une réponse. La patronne arrive en faisant claquer ses talons, sa blouse blanche est boutonnée, sa coiffe blanche bien ajustée sur ses cheveux gris soigneusement peignés. Sans se presser, elle examine la visiteuse de ses grands yeux, de beaux yeux sombres de presbyte.
Je restais là, ne faisant plus qu’un avec le rideau de la fenêtre, avec le store lourd et poussiéreux. Moi qui connaissais le passé et voyais l’avenir. J’avais déjà connu le camp de concentration, j’étais moi-même un loup, et j’étais capable d’apprécier la morsure d’un loup. Je m’y connaissais en ce qui concernait les mœurs des loups.
Dans mon cœur se glissa une angoisse, pas de la peur, mais de l’angoisse : j’ai vu les lendemains de cette petite femme châtain clair, la fille de Natacha Klimova. J’ai vu ses lendemains. Et mon cœur s’est serré.
— Oui, j’ai entendu parler de cette évasion. C’était une époque romantique. Et j’ai lu la Lettre après l’exécution. Seigneur ! Toute l’intelligentsia russe… Je me souviens, je me souviens de tout. Mais le romantisme, c’est une chose, et la vie, excusez-moi, mais la vie, c’est autre chose. Combien de temps avez-vous passé dans les camps ?
— Dix ans.
— Vous voyez ! Je peux vous aider – au nom de votre maman. Mais je ne vis pas sur la lune. Je suis une habitante de la terre. Quelqu’un de votre famille a peut-être un objet en or, un anneau, une bague…
— J’ai juste une médaille, la médaille scolaire de maman. Mais pas de bague.
— C’est très dommage. Une médaille, c’est juste bon pour une couronne dentaire. C’est que je suis dentiste, prothésiste. Chez moi, l’or est vite utilisé.
— Il faut que vous sortiez… ai-je murmuré.
— Il faut que je vive ! a dit fermement la fille de Natacha Klimova. Tenez…
Et, de la poche de sa veste matelassée de détenue, elle a sorti un petit objet enveloppé dans un chiffon.
1966