Mai

On avait cassé le fond d’un tonneau en bois et on l’avait remplacé par un grillage métallique. Dans ce tonneau vivait le chien Kazbek. Sotnikov le nourrissait de viande crue et demandait à tous ceux qui passaient d’agacer le chien avec un bâton. Kazbek grondait et déchiquetait le bâton. Le chef de travaux Sotnikov inculquait l’agressivité à son futur chien d’attache.

Pendant toute la guerre, on lava l’or dans des baquets à rincer, selon la méthode des orpailleurs jusqu’alors interdite aux gisements, autorisée seulement dans les équipes de prospection. Avant la guerre, on définissait la norme quotidienne en mètres cubes de terre, mais pendant la guerre, on la définit en grammes de métal.

Un travailleur manchot avait habilement rempli son baquet à rincer à l’aide d’une raclette puis, l’ayant passé à l’eau, il le secouait avec précaution au-dessus du torrent pour en faire tomber la pierre lavée dans l’eau. Au fond du baquet, une fois toute l’eau partie, il ne restait plus qu’un petit grain d’or et, après avoir posé le baquet à terre, le travailleur attrapait ce petit grain avec son ongle et le déposait sur un bout de papier. On repliait le papier comme pour une poudre pharmaceutique. Toute une équipe de manchots automutilés « lavait » l’or, hiver comme été. Elle remettait de petits grains de métal, des granules d’or, à la caisse du gisement. En échange, on nourrissait les manchots.

Ivan Vassiliévitch Efremov, le juge d’instruction, avait arrêté un mystérieux assassin qu’on recherchait depuis plus d’une semaine. Huit jours auparavant, quatre ouvriers dynamiteurs avaient été massacrés à coups de hache dans la petite isba de l’équipe de prospection géologique, située à huit kilomètres environ du bourg. Les assassins avaient volé du pain et du gros gris, mais n’avaient pas trouvé l’argent qui était caché. Une semaine plus tard, un Tatare de l’équipe de charpentiers de Rouslanov échangea une pincée de gros gris contre du poisson bouilli à la cantine des ouvriers. Il n’y avait plus de gros gris au gisement depuis le début de la guerre, on y faisait venir de l’« ammonal[78] », c’est-à-dire du tabac vert local incroyablement fort – on essayait de cultiver du tabac. Seuls les libres avaient du gros gris. Le Tatare fut arrêté et avoua tout : il montra même l’endroit de la forêt où il avait enfoui la hache ensanglantée dans la neige. Ivan Vassiliévitch toucha une grosse récompense.

Or il se trouvait qu’Andreïev était le voisin de châlit de ce Tatare qui était un gars affamé des plus ordinaires, un « squelette ». Andreïev aussi avait été arrêté. Au bout de deux semaines, on le relâcha. Mais, entre-temps, il y avait eu du nouveau : Kolka Joukov avait tué Koroliov, un chef de brigade odieux, à coups de hache. Ce chef de brigade frappait Andreïev tous les jours sous les yeux de l’équipe réunie. Sans méchanceté, sans hâte. Andreïev le craignait.

Andreïev tâta dans la poche de son caban le bout de sa ration de pain blanc américain[79] qui lui restait de son déjeuner. Il y avait mille façons de faire durer la jouissance procurée par la nourriture. On pouvait lécher le pain jusqu’à ce qu’il disparût de la main ; on pouvait en détacher des miettes, des miettes minuscules, et les sucer une à une en les faisant tourner dans la bouche avec la langue. On pouvait le faire griller sur le poêle qui était toujours allumé, le sécher et en manger des morceaux bruns, grillés, qui n’étaient pas encore transformés en biscottes mais n’étaient déjà plus du pain. On pouvait couper le pain en tranches très fines avec un couteau avant de le faire griller. On pouvait mettre le pain à bouillir dans de l’eau chaude, bien l’écraser et le transformer en soupe brûlante, en buvée de ferme. On pouvait l’émietter dans de l’eau froide et saler le tout : ça ressemblait alors à de la turia. Tout cela, il fallait l’effectuer en un quart d’heure – c’était le temps qui restait à Andreïev sur la pause du déjeuner. Andreïev finit son pain à sa façon. Il avait de l’eau qui bouillait dans une boîte de conserve, de l’eau fade obtenue à partir de la neige, salie par de minuscules bouts de braise et des aiguilles de pin nain. Andreïev avait l’habitude de mettre son pain dans l’eau bouillante et écumante, et d’attendre. Le pain gonflait comme une éponge, une éponge blanche. Andreïev arrachait des morceaux d’éponge à l’aide d’un bâtonnet, d’un copeau de bois, et les enfournait dans sa bouche. Le pain détrempé y fondait instantanément.

Personne ne prêtait attention aux agissements d’Andreïev. Il n’était qu’un des milliers de « squelettes », de « crevards » de la Kolyma, dont la raison avait été depuis longtemps ébranlée.

La bouillie venait aussi du prêt-bail : c’était du gruau d’avoine américain avec du sucre. Le pain, également, venait du prêt-bail ; il était fait de farine canadienne additionnée de poudre d’os et de riz. Il était immense lorsqu’on le sortait du four ; aucun distributeur ne se risquait à préparer les « rations » dès la veille : une miche de deux cents grammes perdait dix à quinze grammes au cours de la nuit, et n’importe quel coupeur de pain honnête pouvait se transformer en un filou sans le vouloir. Le pain blanc était digéré sans laisser pratiquement aucun déchet : l’organisme humain n’évacuait le superflu qu’une fois en plusieurs jours.

La soupe, le premier plat, venait aussi du prêt-bail : chacun pouvait trouver dans sa gamelle de midi une odeur de conserve de porc et des filaments de viande qui ressemblaient aux bâtonnets des bacilles de la tuberculose vus au microscope.

On disait qu’il y avait également du saucisson, du saucisson en conserve, mais pour Andreïev, il resta à l’état de légende, de même que le lait concentré Alpha dont beaucoup se souvenaient encore depuis le temps de leur enfance, suite aux colis de l’ARA[80]. La firme Alpha existait toujours.

Il y avait également des chaussures de cuir rouge aux épaisses semelles collées. On n’en distribua qu’aux autorités, et encore, tous les maîtres des mines ne réussirent pas à en obtenir. Les autorités des gisements eurent également droit à des « effets » dans des boîtes : des costumes, des vestons, des chemises et des cravates.

On racontait que des effets en laine collectés parmi la population américaine avaient été distribués, mais ils n’arrivèrent jamais jusqu’aux détenus : les épouses des chefs surent reconnaître des vêtements de qualité.

En revanche, les outils arrivèrent bien jusqu’aux détenus. Ils venaient aussi du prêt-bail. Des pelles américaines recourbées avec des manches courts et peints. Ces pelles avaient été « faites sur mesure », quelqu’un avait réfléchi à leur forme. Tout le monde en était content. On cassait les manches peints et on en fabriquait de nouveaux, droits et longs, chacun selon sa taille : le bout du manche devait vous arriver au menton.

Les forgerons redressèrent légèrement les bouts des pelles, les aiguisèrent, et cela donna un bon outil.

Les haches américaines étaient très mauvaises. C’étaient des hachettes semblables aux tomahawks indiens de Mayne Reed, et elles ne valaient rien. Les haches en prêt-bail impressionnèrent beaucoup les charpentiers : cet outil utilisé pendant un millénaire était en train de se perdre, apparemment.

Les scies passe-partout étaient lourdes, épaisses et peu pratiques.

Le solidol, lui, était excellent, blanc, sans odeur, on aurait dit du beurre. Les truands essayèrent de le vendre comme du beurre, mais plus personne ne pouvait acheter du beurre au gisement.

Des Studebaker sillonnaient les pentes escarpées de la Kolyma. C’était le seul camion de l’Extrême-Nord qui ne fût pas gêné par les montées.

D’énormes Diamond transportaient des charges de quatre-vingt-dix tonnes.

Nous nous soignions en prêt-bail : les médicaments étaient américains et la sulfidine fit sa première apparition : elle eut des effets miraculeux dans les premiers temps. Les ustensiles de laboratoire étaient un cadeau de l’Amérique, ainsi que les appareils de radio, les bouillottes et les vessies en caoutchouc…

On avait déjà raconté l’année précédente qu’il n’y aurait bientôt plus de pain blanc américain ; c’était après le « saillant de Koursk[81] », mais Andreïev n’avait pas prêté attention à ces bobards. Arriverait ce qui arriverait. Un nouvel hiver s’était écoulé, il était toujours en vie, lui qui ne faisait jamais de projet au-delà de la soirée même.

— Du noir, on aura bientôt du pain noir. Les nôtres approchent de Berlin.

— Le noir est meilleur pour la santé ; c’est ce que disent les médecins.

— Les Américains sont donc des crétins, sans doute.

Dans ce gisement du futur, il n’y avait pas un seul poste de radio.

On était en pleine « épidémie d’assassinats », comme disait Voronov. L’assassinat est contagieux. Si on tue un chef de brigade quelque part, on trouve sur-le-champ des imitateurs, et les chefs de brigade, eux, prennent des hommes pour veiller pendant leur sommeil, pour les protéger pendant qu’ils dorment. Mais tout cela ne sert à rien. On en tue un à coups de hache, on fracasse le crâne d’un autre avec une pince, on scie le cou à un troisième avec une scie passe-partout…

Pas plus tard que le mois dernier, Andreïev était resté près du feu : c’était son tour de se chauffer. Le repos se terminait, le feu s’éteignait, et les quatre détenus dont c’était le tour étaient assis des quatre côtés du feu, tout recroquevillés, les mains tendues vers la flamme qui s’éteignait, vers la chaleur qui les fuyait. Chacun touchait presque à mains nues les braises rougeoyantes, de ses doigts gelés et insensibles. La brume laiteuse pesait sur leurs épaules, des frissons parcouraient leurs épaules et leur dos, le désir de se coller contre la flamme n’en devenait que plus fort ; c’était affreux d’avoir à se relever, à regarder ailleurs, personne n’avait la force de regagner sa place, sa fosse où chacun creusait, creusait sans trêve… Personne n’avait la force de se relever et de fuir le chef de brigade qui arrivait déjà.

Andreïev se demandait paresseusement avec quoi le chef de brigade allait éventuellement les frapper. Avec un tison, sans doute, ou avec une pierre… Plus probablement avec un tison…

Le chef n’était plus qu’à une dizaine de pas de leur feu. Tout à coup, près de la sente qu’il suivait, un homme se glissa hors d’une fosse, une pince à la main. Il rattrapa le chef de brigade et brandit sa pince. Le chef tomba face contre terre. L’homme jeta la pince dans la neige ; il ne s’arrêta pas près du feu où se tenaient Andreïev et les trois autres travailleurs. Il se dirigea vers le grand feu devant lequel se chauffaient les soldats d’escorte.

Andreïev était resté immobile pendant l’assassinat. Aucun des quatre n’avait bougé, n’avait eu la force de quitter le feu, la chaleur éphémère. Tous voulaient rester assis jusqu’à la dernière minute, jusqu’à ce qu’on les obligeât à partir. Mais il n’y avait plus personne pour le faire. On avait tué le chef de brigade et Andreïev était heureux, de même que ses camarades de ce jour.

Or, par un dernier effort de son pauvre cerveau desséché, Andreïev comprenait qu’il lui fallait chercher un moyen de s’en sortir. Il ne voulait pas partager le sort des orpailleurs manchots. Lui qui s’était juré autrefois de ne jamais être chef de brigade, il n’allait pas chercher son salut dans des fonctions dangereuses. Il suivrait une voie différente : il n’allait ni voler, ni battre ses camarades, ni les dénoncer. Non, Andreïev attendait patiemment.

Ce matin-là, le nouveau chef de brigade l’envoya chercher de l’ammonite, de la poudre jaune que l’ouvrier dynamiteur avait versée dans des sachets en papier. Des femmes détenues travaillaient à la grande usine d’ammonite où l’on déchargeait et l’on empaquetait l’explosif arrivé du continent – on considérait que c’était un travail léger. L’usine d’ammonite apposait son estampille sur ses travailleuses : leurs cheveux devenaient dorés comme passés au perhydrol.

On chauffait le petit poêle métallique de la maisonnette des dynamiteurs avec des morceaux d’ammonite jaune.

Andreïev montra le petit mot que lui avait remis le surveillant, déboutonna son caban et défit son écharpe trouée.

— Il me faudrait des chaussettes russes, les gars, un sac.

— Tu penses que nos sacs… commença de dire un jeune dynamiteur, mais l’ouvrier le plus âgé lui donna un coup de coude et l’autre s’interrompit.

— On va te donner un sac, dit le dynamiteur le plus âgé. Tiens.

Andreïev ôta son écharpe et la donna au dynamiteur. Puis il déchira le sac en bandes et en enveloppa ses pieds, à la paysanne ; car il y a trois manières d’« enrouler » des chaussettes russes : à la paysanne, à la militaire et à la citadine.

Andreïev les enroulait à la paysanne, en terminant par le bas du pied. Il rentra à grand-peine ses pieds dans ses bourki, se leva et sortit après avoir pris une boîte d’ammonite. Il avait chaud aux pieds et froid au cou. Mais il savait que ni l’une ni l’autre sensation n’allaient durer longtemps. Il remit l’ammonite au surveillant et retourna près du feu. Il lui fallait attendre que le surveillant fût là.

Celui-ci s’approcha enfin du feu.

— Fumons un coup, s’empressèrent de dire quelques voix.

— Il y en a qui vont fumer et d’autres pas, répondit le surveillant, et, après avoir rejeté le lourd pan de sa pelisse courte, il sortit une petite boîte en fer-blanc pleine de gros gris.

C’est seulement à ce moment-là qu’Andreïev défit les chiffons qui faisaient tenir ses bourki et qu’il les enleva.

— T’as de bonnes chaussettes russes, dit sans jalousie un homme vêtu de chiffons en montrant les pieds d’Andreïev enveloppés dans les bouts de toile épaisse et brillante du sac.

Andreïev s’installa plus confortablement, bougea les jambes et poussa un hurlement. Une flamme jaune s’éleva. Ses chaussettes russes imprégnées d’ammonite se mirent à brûler d’un feu clair et lent. Son pantalon et son blouson matelassé, atteints par le feu, se consumaient. Ses voisins se rejetèrent sur le côté. Le surveillant fit basculer Andreïev à la renverse et le recouvrit de neige.

— Comment as-tu fait ça, canaille !

— Envoie chercher un cheval. Et fais ton rapport, déclare l’accident.

— C’est bientôt l’heure du déjeuner, tu pourrais peut-être attendre…

— Non, je ne pourrai pas, mentit Andreïev, et il ferma les yeux.

À l’hôpital, on versa une solution de permanganate tiède sur les jambes d’Andreïev et on l’étendit sur un lit sans le bander. On fixa la couverture sur un cerceau : on aurait dit une tente. Andreïev se retrouvait en sécurité pour un bon moment à l’hôpital.

Le soir, un médecin entra dans la salle :

— Écoutez, messieurs les bagnards, dit-il, la guerre est finie. Depuis huit jours. Un deuxième messager vient d’arriver de la Direction. Quant au premier, on dit que des fuyards l’ont tué.

Mais Andreïev n’écoutait pas le médecin : sa fièvre montait.

1959

Récits de la Kolyma
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