La chatte sans nom
La chatte n’eut même pas le temps de sauter dans la rue : le chauffeur Micha l’attrapa dans l’entrée. Avec un vieux fleuret d’amorçage, une courte tige d’acier, Micha lui brisa l’échine et les côtes. Puis il attrapa la chatte par la queue, ouvrit la porte du pied et jeta la chatte dans la rue, dans la neige, dans la nuit, par un froid de moins cinquante degrés. Cette chatte appartenait à Krougliak, le secrétaire de l’organisation du parti de l’hôpital. Krougliak occupait tout un appartement dans une maison à étage d’un bourg libre, et dans la chambre qui se trouvait au-dessus de celle de Micha, il élevait un porcelet. Sur le plafond de Micha, l’enduit était devenu humide, boursouflé et sombre, et la veille, il avait cédé : le fumier avait coulé du haut du plafond sur la tête du chauffeur. Micha était allé s’expliquer avec son voisin, mais Krougliak l’avait mis dehors. Micha n’était pas un mauvais gars, mais l’offense était grande, et quand la chatte lui était tombée sous la main…
En haut, dans l’appartement de Krougliak, on n’avait rien manifesté : personne n’était descendu en entendant les cris, les gémissements et les appels à l’aide de la chatte. D’ailleurs, ses cris étaient-ils vraiment des appels à l’aide ? La chatte ne croyait pas que des hommes puissent lui venir en aide – Krougliak ou le chauffeur, pour elle, c’était la même chose.
Après avoir repris connaissance, la chatte sortit du tas de neige pour se traîner sur la petite route gelée qui étincelait à la lumière de la lune. Passant par là, je la pris et l’emportai à l’hôpital, un hôpital pour détenus. Nous n’avions pas le droit d’avoir des chats dans la tente, bien qu’il y eût pléthore de rats et que ni la strychnine ni l’arsenic n’y fissent rien, et je ne parle pas des pièges et des ratières. L’arsenic et la strychnine étaient gardés sous clé, et on ne les destinait pas aux rats. Je suppliai l’aide-médecin du service de neuropsychiatrie de prendre la chatte chez les fous. Là, elle guérit et elle reprit des forces. Sa queue gelée tomba, il lui resta un moignon ; elle avait eu une patte cassée et quelques côtes brisées. Mais le cœur n’avait pas été touché et les os se ressoudèrent. Deux mois plus tard, la chatte luttait déjà, contre les rats et elle en débarrassa le service de neuropsychiatrie de l’hôpital.
La chatte eut désormais pour protecteur Lionetchka, un simulateur qu’il ne valait même pas la peine d’essayer de confondre, une nullité qui resta planquée pendant toute la guerre grâce à un caprice incompréhensible du médecin protecteur des truands que tout récidiviste mettait en transes, pas des transes de peur, des transes de ravissement, de respect et de vénération. « Un grand voleur », disait l’honorable docteur en parlant de ses patients, de toute évidence des simulateurs. Ce n’était pas que le médecin eût des objectifs « commerciaux », pots-de-vin ou extorsions. Non. Il n’avait tout simplement pas assez d’énergie pour prendre l’initiative du bien, aussi se laissait-il manipuler par les voleurs. Quant aux véritables malades, l’hôpital leur était fermé, ils n’arrivaient même pas à voir un médecin. Cela dit, où est la frontière, au camp, entre une véritable maladie et une maladie fictive ? Un simulateur, un « aggravateur » et un malade souffrant réellement se distinguent peu les uns des autres. Un vrai malade doit savoir simuler pour pouvoir se retrouver dans un lit d’hôpital.
Mais, grâce au caprice de ces détraqués, la chatte resta en vie. Et très vite, elle eut des petits. La vie, c’est la vie.
Puis des truands arrivèrent au service ; ils tuèrent la chatte et deux de ses chatons, les firent cuire dans une gamelle, et ils donnèrent à mon ami, l’aide-médecin de service, une écuelle de soupe de viande en signe d’amitié et pour acheter son silence. L’aide-médecin réussit à sauver un des chatons pour moi, le troisième, une petite bête grise dont j’ignorais le nom ; je n’osais pas lui en donner un, le baptiser, de crainte d’attirer le malheur sur lui.
Je partais alors rejoindre mon secteur de la taïga et j’emportai le chaton blotti contre ma poitrine, la fille de cette chatte invalide sans nom qui avait été mangée par les truands. Dans mon infirmerie, je lui donnai à manger, lui fabriquai un jouet avec une bobine et lui mis une boîte pleine d’eau. Le problème, c’était que mon travail m’obligeait à me déplacer.
Il m’était impossible d’enfermer la chatte à l’infirmerie pour plusieurs jours. Il me fallait la confier à quelqu’un qui avait une fonction au camp lui permettant de nourrir quelqu’un d’autre, homme ou bête, peu importait. Au contremaître ? Il détestait les animaux. Aux soldats d’escorte ? Au local de la garde, il n’y avait que des chiens bergers, et c’était condamner le chaton à des tourments perpétuels, à des avanies quotidiennes, aux persécutions, aux coups…
Je donnai le chaton à Volodia Bouïanov, le cuisinier du camp. Volodia était chargé de distribuer la nourriture à l’hôpital où j’avais travaillé auparavant. Dans la soupe des malades, dans le chaudron, dans la cuve, Volodia avait trouvé une souris, cuite à point. Il avait fait un esclandre, plutôt pour la forme, d’ailleurs, inutile, car pas un des malades n’aurait refusé une écuelle supplémentaire de cette soupe à la souris. À la fin, on l’avait accusé de l’avoir fait exprès, etc. La responsable de la cuisine était une libre, et on releva Volodia de son travail pour l’envoyer comme cuisinier dans la forêt à l’abattage du bois de chauffage. C’était justement là que je travaillais comme aide-médecin. La vengeance de la responsable de la cuisine poursuivit Volodia jusque dans la forêt. La fonction de cuisinier était très enviée. Il y eut des dénonciations écrites, des volontaires le surveillèrent jour et nuit. Chacun savait qu’il n’aurait pas son poste, mais n’en continuait pas moins de dénoncer, de surveiller, de confondre. Finalement, on renvoya Volodia et il me rapporta le chaton.
Je le donnai au passeur.
La rivière ou, comme on dit à la Kolyma, la « source » Douskania, au bord de laquelle se trouvaient les coupes de bois était, comme toutes les rivières, tous les ruisseaux et torrents de la Kolyma, d’une largeur indéterminée, instable, le niveau d’eau dépendait des pluies, de la neige et du soleil. Mais quel que fût le degré d’assèchement de la rivière l’été, il fallait absolument un passeur, une barque pour transporter les gens d’un bord à l’autre.
Près du torrent, il y avait une petite isba où vivait le passeur, qui était en même temps pêcheur.
Les fonctions hospitalières qu’on obtenait « par piston » n’étaient pas toujours faciles. En général, on faisait le triple du travail d’un libre. Pour les malades qui occupaient un lit, qui étaient inscrits sur le fichier, l’affaire était encore plus complexe, encore plus subtile.
On avait choisi un passeur capable d’attraper du poisson pour les gradés. Du poisson frais pour la table du directeur de l’hôpital. Il y a du poisson dans la rivière Douskania, peu, mais il y en a. Le passeur pêchait avec zèle pour le directeur de l’hôpital. Tous les soirs, le chauffeur qui transportait les bûches de l’hôpital prenait chez le pêcheur un sac sombre et humide, plein de poissons et d’herbe mouillée ; il le mettait dans sa cabine et le camion regagnait l’hôpital. Le matin, le chauffeur rapportait le sac vide au pêcheur.
S’il y avait beaucoup de poissons, après avoir choisi les meilleures pièces pour lui-même, le directeur faisait appeler le médecin-chef et des gens de moindre importance.
Les gradés ne donnaient pas même un peu de gros gris au pêcheur, estimant que la fonction de pêcheur devait être appréciée par un détenu dont la situation à l’hôpital était précaire.
Des hommes de confiance – les chefs de brigade et les employés administratifs – veillaient bénévolement à ce que le pêcheur ne vendît pas son poisson en cachette du directeur. Et, encore une fois, tout le monde écrivait, démasquait et dénonçait. Le pêcheur était un ancien des camps, il comprenait fort bien qu’au premier échec, il se retrouverait au gisement. Mais il n’y eut pas d’échec.
Des ombres, des saumons-lenoks et des truites saumonées nageaient dans l’obscurité sous le roc, le long d’un creux de la rivière limpide, au fil du courant, de sa course rapide, se réfugiant dans l’ombre, à l’endroit le plus profond, le plus calme et le plus sûr. Mais c’était juste à cet endroit qu’il y avait la barque du pêcheur, et ses lignes qui pendaient à l’avant excitaient les poissons. La chatte était là, elle aussi, immobile comme une statue, à l’instar du pêcheur, à regarder les flotteurs. On aurait pu croire que c’était elle qui avait jeté ces lignes, ces appâts dans la rivière. La chatte s’était rapidement habituée au pêcheur.
Quand elle tombait de la barque, la chatte regagnait facilement, mais à contrecœur, la rive, la maison, à la nage ; il n’avait pas été nécessaire de lui apprendre à nager. Toutefois elle n’avait jamais appris à rejoindre le pêcheur à la nage quand sa barque se trouvait amarrée à deux perches au beau milieu de la rivière. Elle attendait patiemment que son maître regagne la terre ferme.
Le pêcheur tendait des lignes dormantes en travers de la rivière, aussi bien dans des trous semés tout au long du bord qu’en travers des cuvettes et des creux de rivière ; c’étaient des ficelles avec des crochets garnis d’appâts, d’alevins. On attrapait ainsi de plus gros poissons. Plus tard, il fit un barrage de pierre sur un des bras de la rivière en laissant quatre passages entourés de quatre nasses qu’il avait tressées lui-même avec de l’osier. La chatte considérait son travail avec attention. Il fallait disposer les nasses à l’avance pour ne pas laisser échapper sa proie quand commencerait la migration d’automne des poissons.
L’automne était encore loin, mais le pêcheur comprenait que la migration d’automne des poissons marquerait son dernier travail de pêcheur de l’hôpital. On l’enverrait au gisement. Il est vrai que, pendant un certain temps, il pourrait cueillir des baies et ramasser des champignons. Il pourrait se maintenir une semaine de plus, et ce serait toujours ça de pris. Quant à la chatte, elle ne savait ni cueillir des baies ni ramasser des champignons.
Cependant l’automne n’était pas encore pour demain, ni même pour après-demain.
En attendant, la chatte pêchait : d’un coup de patte en eau peu profonde, en s’accrochant bien au cailloutis de la rive. Cette pêche donnait peu de résultats, mais le pêcheur lui laissait tous les déchets de poisson.
Après chaque pêche, à la fin de chaque journée de travail, le pêcheur triait ses prises : les plus grosses pour le directeur de l’hôpital, dans une cachette spéciale au creux d’un saule, dans l’eau. Les poissons de taille moyenne étaient destinés aux chefs moins importants, car chacun d’entre eux voulait du poisson frais. Et les plus petites prises, il les gardait pour lui et pour la chatte.
Les soldats de notre mission devaient quitter leur poste, ils laissèrent chez le pêcheur un chiot de trois mois environ, qu’ils allaient reprendre ensuite. Ils voulaient vendre ce chiot à l’un des chefs, mais, ou bien il n’y avait pas eu d’amateurs, ou bien ils n’avaient pu s’entendre sur le prix, toujours est-il que personne ne vint reprendre le chiot avant que l’automne ne fût très avancé.
Le chiot entra aisément dans la famille du pêcheur, il se lia d’amitié avec la chatte qui était plus vieille, pas en âge mais en sagesse quotidienne. La chatte n’avait absolument pas peur du chiot et elle accueillit sa première attaque pour rire avec ses griffes, lui égratignant en silence le museau. Puis ils firent la paix et devinrent amis.
La chatte apprenait au chiot à chasser. Elle avait de bonnes raisons pour cela. Deux mois auparavant, alors qu’elle vivait encore chez le cuisinier, on avait tué un ours, on l’avait écorché, et la chatte s’était jetée sur la bête, avec un air de triomphe, en plongeant ses griffes dans la chair rouge et crue de l’ours. Quant au chiot, il s’était mis à glapir et s’était réfugié sous un châlit de la baraque.
La chatte n’avait jamais chassé avec sa mère. Personne ne lui avait appris cet art. J’avais nourri au lait le chaton resté en vie après la mort de sa mère. Et voilà : c’était une chatte de combat, qui savait tout ce qu’une chatte doit savoir.
Au temps du cuisinier déjà, le minuscule chaton avait attrapé un rat, son premier rat. À la Kolyma, les rats des champs sont gros, à peine plus petits qu’un chaton. Le chaton avait étranglé son ennemi. Qui lui avait enseigné cette hargne, cette animosité, à ce chaton qui mangeait à sa faim et vivait dans une cuisine ?
La chatte restait tapie pendant des heures devant le terrier d’un mulot, et le chiot se figeait comme la chatte copiant tous ses mouvements, il attendait le résultat de la chasse, le bond final…
La chatte partageait avec le chiot comme s’il s’était agi d’un de ses chatons ; elle lui lançait le mulot attrapé, et le chiot grondait et apprenait à en attraper lui aussi.
La chatte, elle, n’avait jamais rien appris. Elle savait tout de naissance. Combien de fois ai-je vu surgir cet instinct de la chasse, et pas seulement l’instinct, mais aussi la science et l’art de chasser.
Quand la chatte guettait des oiseaux, le chien se figeait dans une inquiétude extrême et attendait le bond, le coup.
Il y avait beaucoup d’oiseaux et de mulots. Et la chatte n’était pas paresseuse.
La chatte s’était liée d’une grande amitié avec le chiot. Ils inventèrent tous les deux un jeu dont le pêcheur m’a beaucoup parlé ; j’ai eu moi-même l’occasion d’y assister à trois ou quatre reprises.
Devant la petite cabane du pêcheur, il y avait une clairière et, au milieu de cette clairière, une épaisse souche de mélèze de trois mètres de hauteur environ. Le jeu commençait ainsi : le chiot et la chatte couraient à toute allure dans la taïga et rabattaient des écureuils striés vers cette clairière – des petits-gris, de petites bêtes aux gros yeux –, l’un derrière l’autre. Le chiot courait en décrivant des cercles pour tenter d’attraper l’écureuil qui se sauvait facilement : il grimpait en haut de la souche et attendait que le chiot regarde ailleurs pour sauter et disparaître dans la taïga. Le chiot décrivait des cercles pour voir à la fois la clairière, la souche et l’écureuil perché dessus.
La chatte courait vers la souche en se glissant dans l’herbe et grimpait à la poursuite de l’écureuil. L’écureuil sautait et tombait entre les crocs du chiot. La chatte sautait en bas et le chiot lâchait sa proie. La chatte examinait l’écureuil mort, puis le poussait de la patte vers le chiot.
J’empruntais souvent cette route ; je faisais bouillir du tchifir dans la cabane du passeur, je mangeais, je dormais, avant une longue marche dans la taïga : il me fallait faire vingt kilomètres pour rentrer chez moi, à l’infirmerie.
Je regardais la chatte, le chiot et le pêcheur, leur tapage joyeux à tous les trois, et je songeais chaque fois à l’automne inexorable, à la précarité de ce petit bonheur et au droit de chacun à cette précarité – animal, homme ou oiseau. L’automne va les séparer, pensais-je. Mais la séparation intervint plus tôt. Le pêcheur alla chercher des vivres au camp et, quand il revint, la chatte n’était plus là. Il la chercha pendant deux nuits, il remonta très loin la rivière, il examina tous ses pièges, ses chausse-trapes, il cria, l’appela en lui donnant un nom que la chatte n’avait jamais eu, qu’elle ne connaissait pas.
Le chiot avait été témoin, mais il ne pouvait rien dire. Il hurlait, appelait la chatte.
Elle ne revint pas.
1967