Une rafle
La Willis avec quatre soldats à bord quitta la chaussée sur les chapeaux de roue et, mettant les gaz, avança sur les buttes autour de l’hôpital, sur la route traître et marécageuse, recouverte de calcaire blanc. La Willis approchait de l’hôpital et le cœur de Krist se serra, pris d’une angoisse familière avant la rencontre avec les autorités, l’escorte, le destin.
La Willis s’élança et s’enlisa dans le marais. Il y avait cinq cents mètres environ de la route à l’hôpital. La doctoresse en chef avait fait construire ce bout de route avec les moyens du bord à coup de « samedis communistes » qu’on appelait à la Kolyma des « travaux de choc ». On avait utilisé cette méthode dans tout le pays pour les chantiers du plan quinquennal. Tous les malades en voie de guérison devaient participer à la construction de la route, en y apportant une pierre ou deux ou un bard plein de cailloutis. Les aides-soignants recrutés parmi les malades – il n’y avait aucun titulaire dans cet hôpital pour détenus – allaient à ces travaux sans protester : c’était cela ou le gisement, la taille aurifère. On n’envoyait jamais à ces samedis le personnel du service de chirurgie : une égratignure, une blessure au doigt les rendaient inaptes au travail pour un bon moment. Mais, pour en convaincre les autorités du camp, il avait fallu un ordre de Moscou. Les autres détenus enviaient férocement, douloureusement ce privilège : manquer les travaux de choc, les samedis communistes. On pourrait se demander pourquoi : deux ou trois heures de travail, ce n’était pas la mort. Seulement voilà, ne pas être dispensé de travail alors que certains camarades l’étaient, c’était une offense infinie, dont on se souvenait toute sa vie.
Malades, médecins, aides-soignants, chacun prenait un bloc de pierre, parfois deux, s’approchait du terrain fangeux et jetait son bloc dans le marécage.
C’était ainsi que Gengis Khan avait construit des routes et comblé des mers, mais il avait bien plus de gens à sa disposition que la doctoresse en chef de l’hôpital Central de district réservé aux détenus, comme on appelait pompeusement l’hôpital.
Gengis Khan avait plus de gens, et puis il comblait des mers et non un permafrost sans fond qui dégelait pendant le court été de la Kolyma.
En été, la route était bien plus mauvaise qu’en hiver ; rien ne pouvait remplacer la neige et la glace. Plus le marais dégelait, et plus il se faisait profond, plus il fallait de pierres ; en trois étés, tous les malades qui s’étaient succédé n’avaient pas réussi à construire une route solide. On ne pouvait venir à bout de ce chantier à la Gengis Khan qu’à l’automne, quand la terre était de nouveau saisie par la glace et que le permafrost cessait de dégeler. La doctoresse en chef et les malades qui y travaillaient voyaient bien à quel point l’entreprise était désespérée, mais ils étaient déjà tous habitués au caractère absurde du travail.
Tous les étés, les malades en voie de guérison, les médecins, les aides-médecins, les aides-soignants portaient des pierres pour cette maudite route. Le marais les engloutissait dans un grand bruit de succion, il s’ouvrait pour les aspirer, les avaler complètement. La route, recouverte de calcaire blanc et étincelant, avait un empierrement instable.
C’était un lieu insalubre, un terrain fangeux, un marécage infranchissable, et la petite route recouverte de calcaire blanc ne faisait que montrer le chemin, qu’indiquer la direction à suivre. Ces cinq cents mètres, le détenu, le chef ou le soldat d’escorte pouvaient les franchir d’un bloc à l’autre, d’une pierre à l’autre : il fallait bondir, sauter, enjamber. L’hôpital se trouvait sur une hauteur, il était composé d’une dizaine de baraques de plain-pied, livrées aux quatre vents. Il n’y avait pas de zone délimitée par des barbelés. Pour emmener les sortants, on envoyait une escorte de la Direction, située à six kilomètres de l’hôpital.
La Willis accéléra dans un soubresaut et s’enlisa complètement. Les soldats sautèrent de la jeep, et là, Krist vit quelque chose d’inhabituel. Sur leurs vieilles capotes, il y avait des épaulettes toutes neuves. Quant à l’officier qui descendit de la voiture, il avait des épaulettes en argent. Krist en voyait pour la première fois. Il n’en avait vu que lors de tournages, ou au cinéma, sur l’écran et dans des revues comme Soleil de Russie[12]. Et puis, après la révolution, un soir, dans la pénombre de la petite ville de province où Krist était né, il avait vu arracher ses galons à un officier pris dans la rue, qui était au garde-à-vous devant… Devant qui se tenait cet officier ? Krist ne s’en souvenait plus. Après sa petite enfance, il avait eu une adolescence et une jeunesse dont chaque année avait été marquée par tant d’impressions, et d’impressions si fortes, qu’elles auraient suffi à remplir des dizaines de vies. Mais, sur ce chemin, il n’y avait jamais eu d’officiers ni de soldats. À présent un officier et des soldats sortaient la Willis du marécage. On ne voyait nulle part ni cameraman ni metteur en scène venu monter à la Kolyma une pièce contemporaine. Les pièces d’ici se jouaient invariablement avec la participation de Krist – il se moquait bien des autres pièces. Il était clair que la Willis, les soldats et l’officier qui venaient d’arriver étaient en train de jouer un acte, une scène auxquels Krist allait participer. Celui avec les épaulettes, c’était un enseigne. Non, maintenant, on disait autrement : un lieutenant…
La Willis franchit le passage le plus périlleux et parvint devant l’hôpital, devant la boulangerie, d’où surgit le boulanger unijambiste qui avait tant de fois béni son statut d’invalide, son infirmité ; il fit un salut militaire à l’officier qui descendait de la jeep. De belles étoiles en argent brillaient à ses épaules, deux petites étoiles toutes neuves. L’officier sortit de la Willis, le gardien unijambiste esquissa un mouvement rapide, boitilla, fit un bond, cherchant à monter, à s’éloigner. Mais l’officier le retint par son caban, fermement, sans manifester de dégoût.
— Ce n’est pas la peine.
— Citoyen chef, permettez que je…
— Pas la peine, j’ai dit ! Rentre dans ta boulangerie. On n’a pas besoin de toi.
Le lieutenant désigna de ses deux mains la droite et la gauche, et trois des soldats se mirent à courir pour encercler brusquement le bourg de l’hôpital, déserté et silencieux. Le chauffeur descendit de la jeep. Quant au lieutenant, il se rua sur le perron du service de chirurgie, suivi du quatrième soldat.
Une femme descendait la colline, on entendait claquer les talons de ses bottes de soldat : c’était la doctoresse en chef que le gardien unijambiste n’avait pas eu le temps de prévenir.
Ce lieutenant, c’était le jeune chef de vingt ans du poste isolé de camp, un ancien du front qui en avait été sauvé par une hernie étranglée ; mais peut-être n’étaient-ce que des racontars, peut-être s’agissait-il de piston, d’une main haut placée qui avait fait passer ce lieutenant des tanks de Guderian à la Kolyma avec une promotion.
Les gisements exigeaient des hommes, encore des hommes. Interdite jusqu’alors, l’extraction forcenée de l’or – l’orpaillage – était maintenant encouragée par le gouvernement. Le lieutenant Soloviov avait été envoyé pour montrer son savoir-faire, son adresse, son expérience. Et son autorité.
Les chefs de l’administration du camp n’organisent pas eux-mêmes le départ des convois, ne mettent pas le nez dans les dossiers médicaux, n’examinent pas les dents des hommes et des chevaux, ne palpent pas les muscles des esclaves.
Au camp, ce sont les médecins qui font tout cela.
Les effectifs des détenus, la force ouvrière des gisements, fondaient de jour en jour comme neige au soleil ; à la Kolyma, après chaque nuit, de moins en moins d’hommes allaient travailler. Les détenus quittaient les tailles aurifères pour se retrouver « sous la montagne » ou à l’hôpital.
La Direction du district avait depuis longtemps déjà raflé tous ceux qu’elle pouvait ; elle avait réduit les effectifs partout sauf bien entendu, parmi ses propres ordonnances et hommes de service, comme on les appelle à la Kolyma – les hommes de service des autorités supérieures, les cuisiniers attitrés, les domestiques pris parmi les détenus. On avait tout écrémé. Partout.
Un seul secteur se trouvant sous les ordres du jeune chef n’avait pas payé le tribut exigé : l’hôpital. Voilà où se dissimulaient les réserves. Des médecins criminels cachaient des simulateurs.
Nous, les réserves, nous savions pourquoi le chef était venu à l’hôpital, pourquoi sa Willis s’était approchée du portail. D’ailleurs, il n’y avait ni portail ni barrière. L’hôpital de district se dressait sur une hauteur au beau milieu du marécage de la taïga – il y avait des airelles rouges, des écureuils striés et des écureuils gris à deux pas. L’hôpital portait le nom de Bélitchia, « Écureuil », bien qu’il n’y en eût plus depuis longtemps sur son emplacement. Dans une gorge de montagne, un torrent froid et glacé courait sous une mousse pourpre, luxuriante. L’hôpital se dressait là où le torrent se jetait dans la rivière. Ni le torrent ni la rivière n’avaient de nom.
Le lieutenant Soloviov avait tenu compte de la topographie quand il avait planifié son opération. Une compagnie de soldats n’aurait pas suffi à encercler ce genre d’hôpital, situé au milieu d’un marécage de la taïga. Il fallait trouver une autre tactique. Le savoir militaire du lieutenant Soloviov cherchait un exutoire dans ce jeu mortel où il gagnait à tous les coups, dans cette lutte contre le monde des détenus privés de tous droits.
Jouer à la chasse faisait bouillonner son sang ; c’était une chasse à l’homme, à l’esclave. Le lieutenant ne faisait pas de rapprochements littéraires : c’était un jeu militaire, une opération qu’il avait montée depuis longtemps, son « jour J ».
Les soldats d’escorte firent sortir de l’hôpital les proies de Soloviov. Tous ceux qui étaient habillés, que le chef avait trouvés debout et non dans leur lit, ainsi que des hommes alités dont le hâle avait paru suspect au chef – tous furent emmenés à l’entrepôt où se trouvait la Willis. Le chauffeur sortit son pistolet.
— Qui es-tu ?
— Un médecin.
— À l’entrepôt. On verra là-bas.
— Et toi ?
— Un aide-médecin.
— À l’entrepôt.
— Et toi ?
— Un aide-soignant de nuit.
— À l’entrepôt.
Le lieutenant Soloviov mena personnellement son opération destinée à renforcer la main-d’œuvre des gisements aurifères.
Il fouilla lui-même tous les placards, tous les greniers, toutes les caves où, selon lui, auraient pu se cacher ceux qui désiraient échapper au métal, au « premier métal ».
Le gardien unijambiste fut également envoyé à l’entrepôt : on verrait bien là-bas.
Quatre femmes, des infirmières, furent amenées à l’entrepôt : on verrait là-bas.
Finalement, quatre-vingt-trois personnes se retrouvèrent près de l’entrepôt, les unes contre les autres.
Le lieutenant Soloviov fit un bref discours :
— Je vais vous montrer comment on forme des convois. Nous allons détruire votre repaire. Les papiers !
Le chauffeur sortit quelques feuilles de papier du porte-cartes du chef.
— Les médecins, quittez les rangs !
Trois médecins s’avancèrent. Il n’y en avait pas d’autres à l’hôpital.
Puis deux aides-médecins quittèrent les rangs ; les quatre autres y demeurèrent. Soloviov avait la liste des titulaires de postes de l’hôpital.
— Les femmes, quittez les rangs ! Les autres, attendez !
Soloviov donna un coup de téléphone du bureau. Les deux camions qu’il avait commandés dès la veille arrivèrent à l’hôpital.
Soloviov prit un crayon chimique et un papier.
— Venez vous inscrire. Ne mettez pas l’article ni la peine. Juste le nom de famille. Ils s’y retrouveront là-bas. Exécution !
Et le chef dressa de sa propre main la liste du convoi, un convoi pour l’or, pour la mort.
— Nom ?
— Je suis malade.
— Qu’est-ce qu’il a ?
— Une polyarthrite, dit la doctoresse en chef.
— Bah, je ne connais pas ce mot-là. Un gaillard en pleine forme. Au gisement.
La doctoresse en chef n’essaya pas de discuter.
Debout dans la foule, Krist sentit une rage familière lui marteler les tempes. Il savait ce qu’il avait à faire.
Immobile, il pensait calmement : « Alors, comme ça, tu te méfies, chef, tu inspectes les greniers, tu t’abaisses à regarder toi-même sous les lits de l’hôpital. Tu aurais pu tout simplement donner tes ordres et on aurait expédié tout le monde sans qu’il soit besoin de ce cinéma. Si toi, le chef, qui règnes en maître sur tous les effectifs des gisements, tu établis les listes de ta propre main, tu attrapes les gens toi-même… eh bien, moi, je vais te montrer comment on fait pour s’enfuir. Qu’on nous accorde seulement une minute pour nous préparer… »
— Cinq minutes de préparatifs ! Grouillez-vous !
Krist n’attendait que ces mots. Rentré dans la baraque où il vivait, Krist ne prit pas ses affaires ; il emporta juste son blouson matelassé, son bonnet à oreillettes, un bout de pain, des allumettes, du gros gris, du papier journal ; il remplit ses poches de tous les petits objets qu’il avait planqués, mit une boîte de conserve vide dans la poche de son blouson et sortit. Il se dirigea non vers l’entrepôt, mais derrière la baraque, vers la taïga, après avoir facilement contourné la sentinelle qui considérait déjà la chasse comme terminée.
Une heure durant, Krist grimpa le long du torrent de montagne jusqu’à ce qu’il eût trouvé un endroit sûr ; il s’assit alors sur la mousse sèche et attendit.
Qu’espérait-il ? Il avait fait son calcul : si c’était une simple rafle – on embarque tous ceux qu’on trouve dehors et on les emmène au gisement –, on n’allait pas retarder le camion jusqu’à la nuit pour un seul homme. En revanche, si c’était une véritable chasse, on enverrait le chercher dans la soirée ; on ne le laisserait pas revenir à l’hôpital ; il serait débusqué, fût-ce sous terre, et expédié.
On ne lui collerait pas de peine supplémentaire. Si une balle ne l’avait pas atteint pendant sa fuite – et on ne lui avait même pas tiré dessus –, il retrouverait sa place d’aide-soignant. Mais, s’il fallait l’envoyer au gisement, lui et pas un autre, la doctoresse en chef s’en chargerait même en l’absence du lieutenant Soloviov.
Krist puisa un peu d’eau dans le torrent, il but, fuma une cigarette en se couvrant de sa manche, s’allongea et, quand le soleil se mit à décliner, redescendit dans la gorge, vers l’hôpital.
Sur la passerelle, Krist croisa la doctoresse en chef. Elle lui sourit, et Krist comprit qu’il allait vivre.
L’hôpital complètement mort, déserté, retrouvait un peu de vie. De nouveaux malades revêtaient les vieilles blouses et se faisaient nommer aides-soignants, s’engageant peut-être ainsi sur la voie qui les mènerait au salut. Les médecins et les aides-soignants distribuaient les médicaments, prenaient la température et le pouls des malades graves.
1965