Les lépreux
Immédiatement après la guerre, à l’hôpital, je fus le témoin d’un autre drame ou, plus exactement, de son dénouement.
La guerre avait fait remonter des profondeurs de la vie et apparaître au grand jour des strates, des éléments qu’on a toujours et partout dissimulés loin de la lumière du grand jour. Il ne s’agissait pas du monde criminel ni de cercles clandestins. Il s’agissait de tout à fait autre chose.
Dans les régions touchées par la guerre, les léproseries furent détruites et les lépreux se mêlèrent à la population. S’agissait-il d’une guerre secrète ou ouverte ? D’une guerre chimique ou bactériologique ?
Les malades n’eurent aucun mal en temps de guerre à passer pour des blessés, pour des mutilés. Les lépreux se mêlèrent à ceux qui s’enfuyaient vers l’est et revinrent à une vie normale encore qu’effroyable, où on les prit pour des victimes de la guerre et peut-être même pour des héros.
Les lépreux vécurent et travaillèrent normalement. Il fallut la fin de la guerre pour que les médecins se souviennent de leur existence et que les horribles fichiers des léproseries commencent à se remplir de nouveau.
Les lépreux vivaient parmi les gens, partageant les retraites et les offensives, la joie ou l’amertume de la victoire. Ils travaillaient dans les usines et les champs. Ils devenaient des chefs et des subordonnés. Mais ils ne devinrent jamais des soldats : les moignons de leurs doigts qui ressemblaient à des traumatismes de guerre les en empêchèrent. D’ailleurs, les lépreux se faisaient passer pour des mutilés de guerre : quelques hommes parmi des millions.
Sergueï Fédorenko était chef d’un entrepôt. Invalide de guerre, il maniait ses tronçons de doigts indociles avec une grande habileté et remplissait bien sa tâche. Il avait devant lui la perspective de faire carrière, d’avoir sa carte du parti, mais, ayant réussi à gagner de l’argent, il se mit à boire et à faire la noce ; il fut arrêté, jugé et, condamné à dix ans d’après un article de droit commun, il arriva à Magadane sur un des bateaux de ligne de la Kolyma.
Là, Fédorenko modifia son diagnostic. Certes, les estropiés, les automutilés, par exemple, ne manquaient pas ici non plus. Mais se fondre dans l’océan des gelures était bien plus avantageux, plus à la mode et plus susceptible de passer inaperçu.
C’est ainsi que je le rencontrai à l’hôpital : il présentait des suites de gelures aux troisième et quatrième degrés, une plaie qui ne cicatrisait pas, des moignons aux pieds et aux doigts des deux mains.
Fédorenko fut soigné. Les soins ne donnèrent aucun résultat. Mais chaque malade résistait aux soins par tous les moyens. Après des mois d’ulcères trophiques, Fédorenko fut autorisé à sortir ; cependant, désireux de rester à l’hôpital, il devint aide-soignant en chef d’un service de chirurgie de trois cents lits. Cet hôpital, c’était l’hôpital Central, un établissement de mille lits pour détenus. Dans une annexe, à l’un des étages, il y avait un hôpital pour les libres.
Or, le médecin qui avait suivi Fédorenko tomba malade et les dossiers médicaux furent confiés au docteur Krasinski, un vieux médecin militaire, amateur de Jules Verne (Dieu sait pourquoi), un homme à qui la vie de la Kolyma n’avait pas ôté l’envie de bavarder, de discuter, de juger.
En examinant Fédorenko, Krasinski fut frappé par quelque chose, sans très bien savoir lui-même par quoi. Ce fut une sonnette d’alarme, une réminiscence de ses années d’études. « Non, ce n’est pas un ulcère trophique, ni une mutilation consécutive à une explosion ou à un coup de hache. C’est un tissu en train de se désagréger lentement. » Il sentit le cœur lui manquer. Il fit venir Fédorenko, l’entraîna vers la fenêtre, à la lumière, de nouveau scruta son visage, se refusant à y croire. C’était la lèpre ! Le masque léonin. Un visage humain semblable à une gueule de lion. Krasinski feuilleta fiévreusement ses manuels. Il prit une grande aiguille et piqua à plusieurs reprises l’une des petites taches blanches qui parsemaient la peau de Fédorenko. Aucune douleur ! En nage, Krasinski fit un rapport aux autorités. Le malade Fédorenko fut isolé dans une chambre à part, on envoya un prélèvement de sa peau au centre, à Magadane, pour biopsie, puis à Moscou. La réponse arriva deux semaines plus tard. La lèpre ! Krasinski avait décroché le gros lot. Les chefs échangèrent des lettres au sujet d’un ordre de route pour la léproserie de la Kolyma. Celle-ci était installée sur une île avec, sur les deux rives, des mitrailleuses pointées sur le gué. Un ordre, il fallait un ordre.
Fédorenko ne nia pas qu’il avait été dans une léproserie et que, livrés à eux-mêmes, les lépreux s’étaient enfuis. Les uns à la suite de ceux qui battaient en retraite, les autres à la rencontre des nazis. Comme dans la vie. Fédorenko attendit tranquillement le moment de son départ, mais l’hôpital, lui, était en ébullition. L’hôpital tout entier. Y compris ceux qui avaient été battus lors des interrogatoires, dont l’âme avait été réduite en cendres par des milliers d’interrogatoires, dont le corps avait été brisé, harassé par un travail au-dessus de leurs forces et qui avaient des peines de vingt-cinq plus cinq, des peines qu’il était impossible de purger, auxquelles on ne pouvait survivre, dont on ne pouvait venir à bout vivant… Tout le monde tremblait, criait, maudissait Fédorenko et craignait la lèpre.
C’est le même phénomène psychique que celui qui contraint un fuyard à remettre une évasion bien préparée parce que ce jour-là, au camp, on distribue du tabac, ou parce qu’il y a « boutique ». Autant de camps, autant d’exemples étranges de ce genre, dépourvus de toute logique.
Ainsi la pudeur humaine, par exemple. Où en sont les limites, quelle en est la mesure ? Des gens dont la vie est détruite, dont le passé et l’avenir ont été piétinés, se trouvent brusquement on ne sait pourquoi sous l’emprise d’un préjugé futile, d’un rien qu’ils ne peuvent transgresser, renier. Et cette brusque manifestation de pudeur apparaît comme un sentiment humain des plus délicats, et on s’en souvient ensuite toute sa vie comme d’une chose authentique, infiniment précieuse. Un jour, à l’hôpital, un aide-médecin, qui à cette époque n’était pas encore aide-médecin, mais qui en remplissait les fonctions, reçut l’ordre de raser des femmes, un convoi de femmes. Pour s’amuser, les gradés avaient ordonné que ce soient des femmes qui rasent les hommes et des hommes, les femmes. Chacun s’amuse comme il peut. Mais le coiffeur homme avait supplié son amie de procéder elle-même à ce rituel sanitaire ; il refusait d’admettre que sa vie était perdue, que tous ces divertissements des gradés n’étaient rien de plus qu’un peu d’écume sale à la surface de cet effroyable chaudron où sa propre vie était engloutie à jamais.
Cette humanité ridicule et tendre se manifeste de manière inattendue.
À l’hôpital, ce fut la panique. Car Fédorenko y avait travaillé plusieurs mois. Hélas, la période d’incubation de la maladie qui précède l’apparition des premiers symptômes dure quelques années. Les hypocondriaques étaient condamnés à vivre avec leur peur : libres ou détenus, c’était la même chose.
Ce fut la panique à l’hôpital. Les médecins recherchèrent fébrilement – chez les malades comme sur eux-mêmes – les petites taches blanches insensibles. L’aiguille devint un instrument inséparable du médecin pour un premier examen, avec le phonendoscope et le marteau.
On fit venir le malade Fédorenko, on le déshabilla devant les aides-médecins et les médecins. Un surveillant armé d’un pistolet se tenait un peu à l’écart du malade. Muni d’une longue baguette, qu’il tendait tantôt vers le visage léonin de l’ancien aide-soignant, tantôt vers ses doigts mutilés, tantôt vers les taches blanches et brillantes qu’il avait sur le dos, le docteur Krasinski expliqua la lèpre.
On examina tous les habitants de l’hôpital sans exception, les libres comme les détenus, et voilà qu’on trouva une petite tache blanche insensible sur le dos de Choura Lechtchinskaïa, ancienne infirmière du front, à présent infirmière de garde du service des femmes. Lechtchinskaïa était à l’hôpital depuis peu, quelques mois seulement. Elle n’avait pas de masque léonin. Elle n’était ni plus stricte, ni plus décontractée, ni plus exubérante, ni plus impudente que n’importe quelle infirmière détenue.
On enferma Lechtchinskaïa dans une des pièces du service des femmes et on envoya un prélèvement de sa peau à Magadane, à Moscou, pour analyse. Et la réponse arriva : la lèpre !
Désinfecter après la lèpre est très difficile. Il faut brûler la maison où a vécu le lépreux. C’est ce que préconisent les manuels. Mais brûler, réduire en cendres une des pièces de l’énorme bâtiment à deux étages de l’immeuble géant ! Personne ne put s’y résoudre, de même que, lors d’une désinfection de pelisses coûteuses, on préfère prendre des risques et laisser la contagion pour préserver la fourrure qu’on se contente d’asperger symboliquement, car l’« étuvée », une température élevée, ne détruit pas seulement les microbes mais aussi les manteaux. Même en cas de peste ou de choléra, les autorités n’auraient pas bronché.
Quelqu’un prit sur lui la responsabilité de ne pas mettre le feu. On ne brûla pas non plus la pièce où on avait enfermé Fédorenko en attendant son départ pour la léproserie. Mais on inonda tout de phénol, à plusieurs reprises.
Aussitôt surgit une autre grave inquiétude : Fédorenko et Lechtchinskaïa avaient tous deux travaillé dans une grande salle de plusieurs lits.
La réponse et l’ordre de route pour deux personnes, l’escorte pour deux personnes tardaient toujours, ne venaient pas, malgré toutes les relances des gradés dans leurs télégrammes téléphonés de chaque jour ou, plutôt, de chaque nuit à Magadane.
En bas, dans la cave, on dégagea un emplacement où l’on construisit deux petites cellules pour les détenus lépreux. On y transféra Fédorenko et Lechtchinskaïa. Enfermés à double tour et surveillés par une garde, ils restèrent à attendre l’ordre, la feuille de route pour la léproserie, l’escorte.
Fédorenko et Lechtchinskaïa passèrent vingt-quatre heures dans leurs cellules, mais au bout de ces vingt-quatre heures la relève des sentinelles trouva les cellules vides.
Ce fut la panique à l’hôpital. Tout était à sa place dans les cellules, les portes comme les fenêtres.
Krasinski fut le premier à deviner : ils s’étaient enfuis par le sol.
Fédorenko, le costaud, avait démoli les rondins, était sorti dans le couloir, avait pillé le local où on coupait le pain et la salle d’opération puis, après avoir pris tout l’alcool, toutes les liqueurs fortes dans la petite armoire, toutes les « codéines », il avait traîné son butin dans une tanière souterraine.
Les lépreux avaient choisi un endroit, s’étaient fait un lit avec des couvertures et des matelas, avaient construit une barricade de rondins les protégeant du monde, de l’escorte, de l’hôpital et de la léproserie. Ils vécurent ainsi comme mari et femme pendant quelques jours, trois, il me semble.
Le troisième jour, les limiers, hommes et chiens, retrouvèrent les lépreux. Je faisais partie du groupe et parcourus la cave de l’hôpital sans presque avoir à me baisser : les plafonds étaient hauts, les fondations profondes. On enleva les rondins et, tout au fond, on vit les deux lépreux couchés nus et qui ne se levèrent même pas. Les mains sombres mutilées de Fédorenko étreignaient le corps blanc et brillant de Lechtchinskaïa. Ils étaient ivres tous les deux.
On leur jeta dessus une couverture et on les transporta dans une des cellules sans plus les séparer.
Qui donc posa sur eux cette couverture, qui toucha ces corps effrayants ? Un aide-soignant spécial qu’on trouva à l’hôpital pour faire le « service » en lui comptant (d’après les autorités supérieures) sept jours pour un jour de travail. Plus que dans les mines de tungstène, d’étain, d’uranium. Sept jours pour un jour. Ici, l’article n’avait plus aucune importance, pour une fois. On trouva un militaire emprisonné pour trahison de la patrie, qui avait une peine de vingt-cinq plus cinq et qui s’imaginait naïvement qu’il allait raccourcir sa peine par son héroïsme, qu’il allait avancer le jour de son retour à la liberté.
Le détenu Korotkov – lieutenant pendant la guerre – monta la garde vingt-quatre heures sur vingt-quatre à l’entrée de la cellule. Et, quand l’escorte arriva de l’île, on emmena le détenu Korotkov avec les lépreux, pour le service. Je n’entendis plus jamais parler ni de Korotkov, ni de Fédorenko, ni de Lechtchinskaïa.
1963