Une ville sur la montagne
On me conduisit dans cette ville sur la montagne pour la deuxième et dernière fois de ma vie pendant l’été 1945. Deux ans auparavant, je l’avais quittée pour passer devant le tribunal, on m’avait collé dix ans, puis j’avais été envoyé à droite et à gauche au ramassage de vitamines, missions annonciatrices de mort : j’avais « plumé » du pin nain, j’avais été hospitalisé, j’avais retravaillé dans des missions ; à la fin, je m’étais enfui du secteur du Ruisseau-Diamant où les conditions de vie étaient insupportables. Arrêté, j’avais fait l’objet d’une enquête. Ma nouvelle peine en étant à son début, le juge d’instruction avait estimé que l’État ne tirerait guère profit d’une nouvelle instruction, d’une nouvelle condamnation, d’un nouveau début de peine, d’un nouveau décompte du temps de ma vie de prisonnier. Le mémorandum mentionnait le gisement disciplinaire, la zone spéciale, où je devrais me trouver désormais pour les siècles des siècles. Mais je n’avais nulle envie de dire amen.
Dans les camps, il y a une règle : ne jamais envoyer, ne jamais « réexpédier » les condamnés dans les gisements où ils ont déjà travaillé. C’est faire preuve de bon sens. L’État protège la vie de ses collaborateurs secrets, de ses mouchards, de ses parjures et de ses faux témoins. C’est leur minimum légal.
Mais avec moi, on agit différemment, et pas uniquement à cause de la paresse de mon juge d’instruction. Non, les héros des confrontations, les témoins de ma dernière affaire avaient déjà quitté la zone spéciale. Ni le chef de brigade Nestérenko, ni son adjoint Zaslavski, ni Chaïlevitch, que je n’avais pas connu, n’étaient plus à Djelgala. Considérant qu’ils s’étaient amendés, qu’ils avaient prouvé leur dévouement, on les avait déjà emmenés hors de la zone spéciale. L’État payait honnêtement les mouchards et les faux témoins pour leur travail. Le prix, le salaire, c’était mon sang, ma nouvelle peine. On avait cessé de me convoquer à des interrogatoires et je restais, non sans plaisir, dans une cellule d’instruction surpeuplée de la Direction du Nord. Qu’allait-on faire de moi, je l’ignorais ; allait-on considérer ma fuite comme une absence illégale, c’est-à-dire comme un délit incomparablement moins grave qu’une évasion ?
Au bout de trois semaines environ, je fus appelé et conduit dans une cellule de transit où se trouvait déjà un homme ; assis près de la fenêtre, il était chaussé d’excellentes bottes et vêtu d’un imperméable et d’un blouson matelassé solide et presque neuf. Il me « remit », comme disent les truands : il comprit immédiatement que j’étais un crevard des plus ordinaires, qui n’avait pas accès à son univers. Moi aussi, je le « remis » : bon gré, mal gré, je n’étais pas un simple « cave », mais un « cave averti ». J’avais devant moi un truand qui, pensai-je, devait faire route avec moi.
En effet, on allait nous emmener à la zone spéciale, à Djelgala, que je connaissais si bien.
Une heure plus tard, la porte de notre cellule s’ouvrit :
— Qui est Ivan le Grec ?
— C’est moi.
— Un colis pour toi.
Le soldat remit un paquet à Ivan et le truand le posa sur le châlit sans se presser.
— C’est pour bientôt, non ?
— On prépare le camion.
En quelques heures, hoquetant, le moteur essoufflé, le camion finit par monter jusqu’à Djelgala, jusqu’au poste de garde.
Le staroste du camp sortit à notre rencontre et examina nos papiers, ceux d’Ivan le Grec et les miens.
C’était la zone où, au moment du départ pour le travail, il ne fallait pas être le dernier : les chiens de berger poussaient tout le monde sans exception, bien portants comme malades, vers le poste de garde ; on se rangeait, pour partir au travail, de l’autre côté du poste, près du portail de la zone d’où une route abrupte menait vers le bas, une route qui volait à travers la taïga. Le camp se trouvait sur une montagne, mais les différents travaux se faisaient en bas, ce qui montre qu’il n’y a pas de limites à la cruauté humaine. Sur la plate-forme située devant le poste de garde, deux surveillants saisissaient tout réfractaire au travail par les mains et les pieds, le balançaient et le jetaient vers le bas. Le détenu roulait sur près de trois cents mètres. En bas, il y avait un soldat pour le recevoir et, si le réfractaire ne se relevait pas, n’avançait pas sous les coups, on l’attachait à une perche en bois et il était traîné par un cheval jusqu’au lieu de travail. Il y avait plus d’un kilomètre pour arriver aux fronts de taille. J’avais pu voir cette scène jour après jour, avant mon départ de Djelgala. Et maintenant, j’y étais revenu.
Se faire balancer du haut de la montagne n’était pas le pire : la zone spéciale avait été ainsi conçue. Ni qu’un cheval traînât le détenu à son lieu de travail. Non, le plus affreux, c’était la fin du travail, car après un labeur épuisant au grand froid, après toute une journée, il fallait ramper vers le haut en s’accrochant aux rameaux, aux branches et aux souches d’arbres. Ramper, tout en traînant des bûches pour la garde. « Pour soi », comme disaient les autorités.
Djelgala, c’était une entreprise sérieuse. Bien entendu, il y avait des brigades de stakhanovistes comme celle de Margarian, il y avait une brigade plus médiocre comme la nôtre, et puis, il y avait des truands. Ici, comme sur tous les gisements des OLP de première catégorie, il y avait un poste de garde avec l’inscription : « Le travail est affaire d’honneur, de gloire, de vaillance et d’héroïsme. »
Bien sûr, il y avait des dénonciations, des poux, des enquêtes, des interrogatoires. À la section sanitaire, il n’y avait plus le docteur Mokhnatch, lui qui, à la demande du juge d’instruction, avait écrit en ma présence : « Le zéka Untel est en bonne santé et n’est jamais venu se plaindre à la section médicale de Djelgala. » Alors qu’il m’avait vu tous les jours, pendant plusieurs mois, aux consultations de l’infirmerie.
Le juge d’instruction Fiodorov avait ri en me disant : « Citez-moi dix noms parmi les détenus, au choix. Je les ferai venir à mon bureau et tous témoigneront contre vous. » C’était la pure vérité, je le savais aussi bien que Fiodorov…
À présent, Fiodorov n’était plus à Djelgala, on l’avait transféré ailleurs. Mokhnatch n’y était plus, lui non plus.
Qui y avait-il à la section sanitaire de Djelgala ? Le docteur Iampolski, un libre, un ancien détenu.
Le docteur Iampolski n’était pas même aide-médecin. Mais au gisement Spokoïny où nous nous étions rencontrés la première fois, il soignait les malades uniquement au permanganate et à l’iode, et aucun spécialiste n’aurait donné d’autres prescriptions que les siennes… Sachant qu’il n’y avait pas de médicaments, les autorités supérieures n’étaient pas très exigeantes. Une lutte contre la phtiriase, vaine et sans espoir, des visas de pure forme apposés sur des procès-verbaux par les représentants des sections sanitaires, une « surveillance » générale, voilà tout ce que les autorités supérieures demandaient à Iampolski. Paradoxalement, sans répondre de rien ni soigner personne, celui-ci avait peu à peu accumulé de l’expérience et n’était pas moins apprécié que n’importe quel médecin de la Kolyma.
Nous avions eu un conflit assez particulier. Le médecin-chef de l’hôpital où j’avais été hospitalisé une fois avait envoyé une lettre à Iampolski lui demandant de m’aider à m’y faire admettre de nouveau. Celui-ci n’avait rien trouvé de mieux que de transmettre cette lettre au chef du camp, de moucharder, en somme. Mais Emélianov n’avait pas compris la véritable intention de Iampolski et, m’ayant rencontré, il m’avait dit : « Oui, oui, on va t’envoyer à l’hôpital. » Il avait tenu parole. Maintenant, nous nous rencontrions de nouveau. Dès la première consultation, Iampolski déclara qu’il n’allait pas me dispenser de travail, qu’il allait me démasquer, me confondre.
Deux ans auparavant, j’étais arrivé ici dans un funeste convoi militaire : j’étais sur la liste du sieur Kariakine, chef de secteur de la mine d’Arkagala. Dans tous les gisements et toutes les Directions, on dressait des listes de victimes pour les convois que l’on conduisait dans l’un des Auschwitz de la Kolyma, dans des zones spéciales, des camps d’extermination toujours en fonctionnement après l’année 1938, où la Kolyma tout entière n’était qu’un gigantesque camp d’extermination.
Deux ans auparavant, on m’avait emmené au tribunal : dix-huit kilomètres à travers la taïga, une bagatelle pour les soldats, pressés d’arriver à temps pour la séance de cinéma du soir, mais sûrement pas pour un homme qui venait de passer un mois dans un cachot noir, aveugle, avec un gobelet d’eau et trois cents grammes de pain par jour.
Je retrouvai également le cachot en question ou, plus exactement, ses traces, car depuis un bon moment déjà, on avait construit un mitard neuf, un isolateur : l’entreprise s’était agrandie. Je me rappelai que le soldat de la garde qui en avait la charge craignait de me laisser sortir pour laver la vaisselle au soleil, dans un filet d’eau, non pas de l’eau de rivière, mais un jet qui s’écoulait du dispositif de lavage par une rigole en bois – quelle importance, c’était l’été, le soleil, de l’eau. Le responsable de l’isolateur avait peur de me laisser sortir pour laver la vaisselle, mais il était hors de question qu’il s’en occupe lui-même, non par paresse, mais parce que c’était honteux pour un responsable de l’isolateur. Cela n’entrait pas dans ses fonctions. J’étais le seul détenu emprisonné avec arrêt de travail. Les autres habitants de l’isolateur allaient travailler : c’était justement leur vaisselle qu’il fallait faire. Moi, je m’en occupais volontiers en contrepartie d’un peu d’air, de soleil et d’une petite soupe. Sans cette promenade quotidienne, qui sait si je serais arrivé jusqu’au tribunal, si j’aurais supporté tous les coups reçus ?
Le vieil isolateur avait été démoli, ne restaient plus que les traces de ses murs, les fosses brûlées des poêles, et je m’assis dans l’herbe en songeant à mon jugement, à mon « procès ».
Il y avait un amas de vieilles ferrailles, un tas qui s’était écroulé et, en y fourgonnant, j’aperçus tout à coup mon couteau, un petit cran d’arrêt, cadeau de départ d’un aide-médecin de l’hôpital. Je n’avais pas vraiment besoin d’un couteau au camp, je m’en passais fort bien. Mais tout détenu est fier de posséder ce genre d’objet. Des deux côtés de la lame, il y avait une marque en forme de croix faite à la lime. On m’avait confisqué ce couteau deux ans auparavant, lors de mon arrestation. Et voilà que je l’avais de nouveau en main ! Je le remis dans le tas de ferrailles.
Deux ans auparavant, j’étais arrivé ici avec Varpakhovski depuis longtemps retourné à Magadane, avec Zaslavski, depuis longtemps à Soussoumane, et moi ? Moi, j’arrivais à la zone spéciale pour la deuxième fois…
On emmena Ivan le Grec.
— Approche.
Je savais déjà de quoi il s’agissait. La martingale de mon blouson matelassé, son col amovible, l’écharpe en coton tricotée – une écharpe large et longue d’un mètre et demi, que je m’efforçais soigneusement de cacher – avaient attiré l’œil expérimenté du staroste du camp.
— Déboutonne-toi !
Je m’exécutai.
— On échange, dit le staroste du camp en me montrant l’écharpe.
— Non.
— Réfléchis, elle sera bien payée.
— Non.
— Après, il sera trop tard.
— Non.
Alors, commença une chasse en règle à mon écharpe, mais je la gardai soigneusement : je l’attachais sur moi aux bains, je ne l’enlevais jamais. Des poux s’y nichèrent, mais j’étais prêt à en supporter les tortures pourvu que j’arrive à conserver l’écharpe. Parfois, la nuit, je l’ôtais pour me soulager un peu des piqûres de poux, et je voyais l’écharpe bouger, remuer à la lumière. Tant il y avait de poux. Une nuit, ce fut vraiment insupportable, on avait chargé le poêle, il faisait une chaleur inhabituelle ; j’enlevai l’écharpe et la posai à côté de moi, sur le châlit. Elle disparut instantanément, à jamais. Une semaine plus tard, en partant pour le travail, alors que je me préparais à tomber entre les mains des surveillants et à voler au bas de la montagne, j’aperçus le staroste, debout près du portail du poste de garde. Son cou était engoncé dans mon écharpe. Bien sûr, elle avait été lavée, bouillie, désinfectée. Le staroste ne me gratifia pas même d’un regard. Quant à moi, je ne regardai mon écharpe qu’une fois. En deux semaines, j’en avais eu assez de ma lutte vigilante. Le staroste allait sans doute donner moins de pain au voleur qu’il ne m’en aurait donné le jour de mon arrivée. Qui sait ? Je n’y pensai pas. Je me sentais soulagé : les piqûres que j’avais au cou commencèrent à guérir et moi, à mieux dormir.
Pourtant, je n’oublierai jamais cette écharpe qui fut mienne si peu de temps.
Au cours de ma vie de camp, il n’y a pratiquement pas eu de mains anonymes qui m’aient soutenu dans la tempête et dans la bourrasque, ni de camarades anonymes qui m’aient sauvé la vie. Mais je me rappelle tous les morceaux de pain qui me venaient de la main d’autrui et non de l’État, je me souviens de toutes les cigarettes de gros gris. Je me suis souvent retrouvé à l’hôpital ; neuf ans durant, j’ai vécu entre l’hôpital et le front de taille sans rien espérer, mais sans dédaigner, non plus, la moindre aumône. Souvent, à peine sorti de l’hôpital, je me faisais dépouiller de mes vêtements au premier transit par les truands ou les autorités du camp.
La zone spéciale s’était agrandie ; le poste de garde, l’isolateur qui se trouvaient dans la ligne de mire des soldats sur les miradors, tout cela était nouveau. Comme d’ailleurs les miradors eux-mêmes. Mais le réfectoire n’avait pas changé ; de mon temps, deux ans auparavant, l’ex-ministre Krivitski et l’ex-journaliste Zaslavski s’y adonnaient à un horrible divertissement de camp sous les yeux de toutes les équipes. Ils laissaient du pain sur la table, une ration de trois cents grammes, sans surveillance, comme si elle n’était à personne, ou à un imbécile qui l’aurait « oublié ». Et un crevard à moitié fou de faim se jetait dessus, le prenait sur la table pour l’emporter dans un coin obscur où, laissant les traces sanglantes de ses dents de scorbutique, il tentait d’avaler ce pain noir. Mais l’ex-ministre, qui était d’ailleurs aussi un ex-médecin, savait que l’homme affamé ne pourrait ingurgiter le pain tout de suite, que ses mâchoires n’étaient pas assez solides, et il laissait le spectacle continuer pour qu’il n’y ait plus moyen de revenir en arrière, pour que les preuves soient accablantes.
Une foule de travailleurs transformés en fauves se jetait sur le voleur, pris « sur le vif ». Chacun jugeait de son devoir de le frapper, de le punir pour son crime, et même si les coups donnés par des crevards ne pouvaient casser les os, ils brisaient son âme.
C’est une insensibilité purement humaine. Un détail qui montre à quel point l’homme a dépassé la bête.
Battu, ensanglanté, le voleur malchanceux se blottissait dans un coin de la baraque tandis que l’ex-ministre, chef de brigade adjoint, prononçait, devant toute l’équipe, des discours tonitruants sur le mal qu’il y a à voler, sur le caractère sacré de la ration de prison.
Cela se passait sous mes yeux ; tout en regardant les crevards lécher leur gamelle de l’habile et traditionnel mouvement de langue, je léchais la mienne avec la même adresse et je pensais : « On va bientôt voir apparaître sur la table le pain-appât, l’“appât vivant”. Ils sont certainement déjà là, l’ex-ministre et l’ex-journaliste, ces colleurs d’affaires provocateurs et faux témoins. » De mon temps, le jeu de la « pêche au vif » était très prisé dans la zone spéciale.
Cette insensibilité me rappelait, d’une certaine façon, les aventures des truands avec des prostituées affamées – d’ailleurs, était-ce des prostituées ? –, où le paiement était une ration de pain ou, plus exactement, selon un accord mutuel, la quantité de pain que la femme réussissait à manger pendant qu’ils couchaient ensemble. Tout ce qu’elle n’avait pas eu le temps de manger, le truand le lui reprenait et l’emportait.
« Moi, la ration, je la fais d’abord geler dans la neige avant de la lui fourrer dans la bouche : elle ne peut pas ronger grand-chose quand c’est gelé… Quand je repars, la ration est intacte. »
Cette insensibilité des amours du truand n’a rien d’humain. Un homme ne peut inventer de tels divertissements, seul le peut un truand.
Jour après jour, je me rapprochais de la mort et je n’attendais rien.
Je m’efforçais encore de ramper au-delà du portail de la « zone », de sortir pour travailler. Tout, sauf un refus de travailler. Au bout de trois refus, fusillé. Il en était ainsi en 1938. On était maintenant en 1945, en automne 1945. Les lois n’avaient pas changé, notamment pour les zones spéciales.
Les surveillants ne m’avaient pas encore jeté du haut de la montagne. Dès que le soldat d’escorte levait le bras en guise de signal, je me précipitais au bord de la montagne gelée et je roulais vers le bas, en m’accrochant aux branches, aux saillies des rochers, aux blocs de glace. Je réussissais à gagner les rangs et à marcher, tandis que toute l’équipe m’insultait parce que j’avançais mal, à peine plus mal, d’ailleurs, à peine plus lentement que les autres. Mais c’était justement cette différence insignifiante qui faisait de moi l’objet de la colère et de la haine générales. Mes camarades me haïssaient encore plus que l’escorte, il me semble.
Traînant mes bourki dans la neige, j’avançais à grand-peine jusqu’au lieu de travail tandis que le cheval halait près de nous une nouvelle victime de la faim et des coups. Nous cédions le passage au cheval et nous traînions nous-mêmes à sa suite pour entamer une nouvelle journée de travail. Quant à sa fin, personne n’y songeait. La fin du travail arrivait d’elle-même, et peu importait, en quelque sorte, que viennent ou non un nouveau soir, une nouvelle nuit, un autre jour.
De jour en jour, il m’était plus difficile de travailler et je sentis qu’il me fallait prendre des mesures spéciales.
— Goussiev ! Goussiev ! Lui m’aidera !
Depuis la veille, Goussiev était mon coéquipier pour le nettoyage d’une nouvelle baraque : il fallait brûler les ordures, enfouir le reste des saletés dans le sous-sol, dans le permafrost.
Je connaissais Goussiev. Nous nous étions rencontrés au gisement deux ans auparavant et il m’avait aidé à retrouver un colis qu’on m’avait volé : il m’avait désigné la personne qu’il fallait tabasser, toute la baraque s’y était mise et on avait récupéré le colis. Je lui avais alors donné un morceau de sucre et un peu de compote – je n’étais quand même pas obligé de tout lui donner pour sa trouvaille, sa dénonciation. À lui, je pouvais faire confiance.
Je trouvai une solution : me casser le bras. Je me frappai le bras gauche avec une pince, mais je n’arrivai à rien sauf à me faire des bleus. Je n’avais pas la force, pas la force requise pour casser un bras humain ou, alors, une sentinelle intérieure m’interdisait de frapper comme il aurait fallu. Goussiev n’aurait qu’à s’en charger.
Il refusa :
— Je pourrais te dénoncer. La loi punit les automutilations et tu risques une rallonge de trois ans. Mais je ne le ferai pas. Je n’ai pas oublié la compote. Seulement, ne me demande pas de prendre la pince, je ne le ferai pas.
— Pourquoi ?
— Parce que toi, quand on te tabassera chez le délégué opérationnel, tu me dénonceras.
— Je ne dirai rien.
— Je ne veux plus en entendre parler.
Il me fallait chercher une planque et je demandai au docteur Iampolski de me prendre pour la construction de l’hôpital. Iampolski me détestait, mais il savait qu’avant, j’avais travaillé comme aide-soignant…
Il se révéla que je n’étais pas un travailleur convenable.
— Pourquoi, me demanda Iampolski en lissant sa barbiche assyrienne, pourquoi ne veux-tu pas travailler ?
— Je ne peux pas.
— Tu me dis ça à moi, un médecin !
J’eus envie de lui dire : « Vous n’êtes pas médecin, voyons », car je savais qui était Iampolski. Mais je connaissais le dicton : « si tu ne le crois pas, prends ça pour un bobard ». Chacun, au camp, détenu ou libre, chef ou travailleur, peu importe, chacun était ce pour quoi il se faisait passer… Cela valait pour la forme comme pour le fond.
Bien sûr, le docteur Iampolski était le chef de la section sanitaire et moi, un travailleur, un puni, un détenu de la zone spéciale.
— J’ai compris qui tu étais, dit haineusement le docteur. Je vais t’apprendre à vivre.
Je ne répondis rien. Combien de gens, dans ma vie, m’avaient donné des leçons.
— Tu vas voir, demain. Demain, tu vas comprendre…
Mais il n’y eut pas de lendemain.
La nuit, deux véhicules, deux camions arrivèrent jusqu’à notre ville sur la montagne, en suivant le lit du torrent. Mugissants et poussifs, ils rampèrent jusqu’au portail de la zone et commencèrent à décharger. Dans ces camions, il y avait des gens revêtus d’un bel uniforme étranger.
C’étaient des rapatriés. D’Italie, des unités de travail. Des partisans de Vlassov ? Non. D’ailleurs, ce terme n’était pas très clair pour nous, les anciens de la Kolyma, arrachés au monde ; alors que pour les nouveaux, il était très proche et très vivant. Une réaction de défense leur soufflait : « Tais-toi ! » Et nous, l’éthique de la Kolyma nous interdisait de poser des questions.
À la zone spéciale, au gisement Djelgala, on murmurait depuis longtemps qu’on allait y amener des rapatriés. Sans temps de peine. Leurs condamnations suivraient, elles devaient arriver plus tard. Mais c’étaient des gens vivants, plus vivants que les crevards de la Kolyma.
Pour les rapatriés, c’était la fin d’un voyage commencé en Italie, dans les meetings. « La Patrie vous appelle, la Patrie vous pardonne. » Dès qu’ils eurent franchi la frontière russe, on mit une escorte dans les wagons. Les rapatriés étaient arrivés directement à la Kolyma, pour me séparer du docteur Iampolski, me libérer de la zone spéciale.
À l’exception de leur linge en soie et de leur uniforme militaire tout neuf, les rapatriés n’avaient rien gardé de l’étranger. Leurs montres en or, leurs costumes, leurs chemises, ils les avaient échangés en route contre du pain. Cela m’était aussi arrivé : la route était longue et je la connaissais bien. De Moscou à Vladivostok, le convoi roule pendant quarante-cinq jours. Puis il y a le bateau Vladivostok-Magadane – cinq jours. Puis les innombrables journées de transit et, maintenant, la fin du voyage : Djelgala.
Les camions qui avaient transporté les rapatriés servirent à renvoyer à la Direction – vers l’inconnu – cinquante détenus spéciaux. Je n’étais pas sur les listes, mais le docteur Iampolski y figurait et je ne le revis plus jamais.
On embarqua aussi le staroste et je vis pour la dernière fois mon écharpe à son cou, cette écharpe qui m’avait valu tant de tourments et de soucis. Les poux avaient, bien sûr, été passés à l’étuve, anéantis.
Donc, cet hiver-là, les surveillants allaient balancer les rapatriés, les jeter en bas et, ensuite, les attacher à des perches et les traîner au front de taille. Comme ils l’avaient fait avec nous…
On était début septembre, au commencement de l’hiver de la Kolyma…
On fouilla les rapatriés, et ce fut l’émotion générale. Les surveillants de camp, expérimentés, découvrirent ce qui avait échappé aux dizaines de fouilles effectuées encore « en liberté », depuis l’Italie : un tout petit papier, un document, le Manifeste de Vlassov. Nous n’avions jamais entendu parler de Vlassov, de son « Armée russe de libération » et voilà, tout à coup, un Manifeste.
— Qu’est-ce qu’ils auront comme punition ? demanda un de ceux qui séchaient leur pain près du poêle.
— Mais rien du tout.
Combien y avait-il d’officiers parmi eux, je l’ignore. On fusillait les officiers de Vlassov ; peut-être n’y avait-il là que des hommes de troupe, si l’on se rappelle certains traits de la psychologie, de la nature russes.
Deux ans après ces événements, j’eus l’occasion de travailler comme aide-médecin dans la zone japonaise. Là, le moindre poste – chef de baraque, ou de brigade, aide-soignant – était attribué à des officiers et tout le monde respectait cela, alors même que les officiers japonais détenus ne mettaient jamais leur uniforme dans la zone de l’hôpital.
Chez nous, les rapatriés démasquaient, dénonçaient selon un modèle séculaire.
— Vous travaillez à la section sanitaire ?
— Oui.
— Malinovski a été nommé aide-soignant, permettez-moi de vous dire que Malinovski a collaboré avec les Allemands, qu’il a travaillé dans l’administration, à Bologne. Je l’ai vu de mes propres yeux.
— Ça ne me regarde pas.
— Ça regarde qui, alors ? À qui dois-je m’adresser ?
— Je ne sais pas.
— Bizarre. Alors est-ce que quelqu’un a besoin d’une chemise en soie ?
— Je ne sais pas.
Le chef de baraque s’approcha, tout réjoui : il partait, partait, quittait la zone spéciale.
— Alors, petit, on s’est fait piquer ! En uniformes italiens dans le permafrost. C’est bien fait. Il ne fallait pas servir les Allemands !
Un des nouveaux dit tranquillement :
— Nous, au moins, on a vu l’Italie. Et vous ?
Le chef de baraque se renfrogna et se tut.
La Kolyma n’avait pas effrayé les rapatriés :
— Tout nous plaît, ici, en gros. On peut vivre. Il n’y a qu’une chose que je n’arrive pas à comprendre : pourquoi les vôtres ne mangent-ils jamais leur pain au réfectoire, leurs deux cents ou trois cents grammes, la ration, quoi ? La ration dépend bien du travail qu’on a fait, c’est ça ?
— C’est ça.
— Ils mangent leur soupe et leur bouillie et emportent le pain à la baraque, je ne sais pas pourquoi.
Le rapatrié avait mis par hasard le doigt sur le problème le plus important de la vie à la Kolyma.
Mais je n’eus aucune envie de répondre.
— Dans deux semaines, chacun de vous en fera autant.
1967