Anévrisme de l’aorte

Guennadi Pétrovitch Zaïtsev prit son service à neuf heures du matin, et dès dix heures et demie il vit arriver un convoi de malades : des femmes. Parmi elles, il y avait celle dont lui avait parlé Podchivalov : Ekaterina Glovatskaïa. Avec ses yeux sombres et son corps épanoui, elle plut à Guennadi Pétrovitch, elle lui plut beaucoup.

— Pas mal, hein ? demanda l’aide-médecin quand on emmena les malades faire leur toilette.

— Pas mal…

— C’est… et l’aide-médecin chuchota quelque chose à l’oreille du docteur Zaïtsev.

— Et qu’est-ce que tu veux que ça me fasse, qu’elle soit à Senka, répliqua Guennadi Pétrovitch à voix haute, qu’elle soit à Senka ou à Venka, on ne perd rien à essayer.

— Bonne chance. Du fond du cœur !

Dans la soirée, Guennadi Pétrovitch commença sa tournée des malades. Les aides-médecins de service qui connaissaient les habitudes de Zaïtsev lui versaient dans des verres gradués d’incroyables mélanges de « teinture d’absinthe » et de « teinture de valériane » ou même de la liqueur « La Nuit bleue », c’est-à-dire, tout simplement, de l’alcool dénaturé. Le visage de Guennadi Pétrovitch devenait de plus en plus rouge, ses cheveux soigneusement coupés n’arrivaient pas à cacher sa calvitie écarlate. Zaïtsev arriva au service des femmes à onze heures du soir. Le service était déjà cadenassé pour prévenir tout attentat des violeurs-truands du service des hommes. À la porte, il y avait un « œilleton » judas et un bouton de sonnette électrique relié au poste de garde, au local de la garde.

Guennadi Pétrovitch frappa, le judas clignota et les verrous cliquetèrent. L’infirmière de nuit ouvrit la porte. Elle connaissait parfaitement les habitudes de Guennadi Pétrovitch et le traitait avec toute l’indulgence d’un détenu à l’égard d’un autre détenu.

Guennadi Pétrovitch passa dans le cabinet de soins et l’infirmière lui donna un verre gradué plein de « Nuit bleue ». Guennadi Pétrovitch le vida.

— Appelle-moi donc, parmi celles d’aujourd’hui, la… Glovatskaïa.

— Mais c’est que…

L’infirmière eut un hochement de tête désapprobateur.

— Ça ne te regarde pas. Appelle-la.

Katia frappa à la porte et entra.

Le médecin de service referma le verrou.

Katia s’assit sur le bord de la couchette. Guennadi Pétrovitch déboutonna son peignoir, repoussa le col en chuchotant :

— Je dois t’ausculter… ton cœur… Ta supérieure me l’a demandé… Je le fais à la française… Sans stéthoscope.

Guennadi Pétrovitch appuya son oreille poilue contre la poitrine chaude de Katia. Tout se passait comme cela s’était déjà passé des dizaines de fois auparavant, avec d’autres. Le visage de Guennadi Pétrovitch était devenu cramoisi et il n’entendait que les battements désordonnés de son propre cœur. Il étreignit Katia. Tout à coup, il entendit un bruit bizarre très familier. On eût dit que quelque part, tout près, un chat ronronnait ou un ruisseau de montagne murmurait. Guennadi Pétrovitch était médecin, médecin avant tout : qu’on le veuille ou non, il avait été autrefois l’assistant de Pletniov[77].

Les battements de son propre cœur se firent de plus en plus tranquilles, réguliers. Il essuya son front plein de sueur avec une serviette en nids d’abeilles et recommença d’ausculter Katia. Il lui demanda de se déshabiller et elle le fit sans discuter, alarmée par son ton qui avait changé et par l’anxiété que reflétaient ses yeux et sa voix.

Guennadi l’ausculta encore et encore : le ronronnement de chat ne disparaissait pas.

Il arpenta la pièce en faisant claquer ses doigts et ouvrit le verrou. L’infirmière de nuit entra avec un sourire confiant.

— Apportez-moi le dossier médical de cette malade, dit Guennadi Pétrovitch. Reconduisez-la. Excusez-moi, Katia.

Guennadi prit la chemise qui contenait le dossier de Glovatskaïa et s’assit à la table.

— Vous voyez, Vassili Kalinytch, dit le directeur de l’hôpital au nouveau secrétaire du parti le lendemain matin, vous êtes nouveau à la Kolyma, vous ne connaissez pas toutes les bassesses de ces messieurs les bagnards. Tenez, lisez ce que vient d’inventer le médecin de service. Voici le rapport de Zaïtsev.

Le secrétaire du parti s’approcha de la fenêtre et, après avoir repoussé le rideau, il réussit à placer le rapport dans la lumière tamisée par l’épaisse couche de glace de l’autre côté de la vitre.

— Eh bien ?

— On dirait que c’est très dangereux…

Le directeur éclata de rire.

— Moi, dit-il avec importance, moi, monsieur Podchivalov ne me la fera pas.

Podchivalov était un détenu, c’était le responsable du cercle artistique, du « théâtre serf[78] » comme disait le directeur en plaisantant.

— Mais qu’est-ce qu’il vient faire là-dedans ?

— Eh bien, je vais vous le dire, mon cher Vassili Kalinytch. Cette fille, Glovatskaïa, était dans la brigade culturelle. Les artistes, vous le savez, jouissent d’une certaine liberté. C’est la gonzesse de Podchivalov.

— Ah, voilà…

— Il est évident que, dès qu’on s’en est aperçu, on l’a rayée de la brigade culturelle pour l’expédier droit à un gisement disciplinaire pour femmes. Dans ces cas-là, Vassili Kalinytch, nous séparons les amants. Le plus utile et le plus important des deux, nous le gardons ici ; quant à l’autre, direction gisement disciplinaire.

— Ce n’est pas très juste. Il faudrait renvoyer les deux…

— Pas du tout. Notre but, c’est de les séparer. Celui qui nous est utile reste à l’hôpital. Comme ça, on ménage la chèvre et le chou.

— Oui, oui…

— Écoutez la suite. Glovatskaïa est partie pour un gisement disciplinaire et, au bout d’un mois, on nous la ramène toute pâle et malade – c’est qu’ils connaissent, là-bas, toutes les plantes qu’il faut avaler pour ça – et on l’hospitalise. Je l’apprends au matin et j’ordonne qu’on la fasse sortir. On l’emmène. Trois jours plus tard, on nous la ramène. Là, on m’a dit qu’elle était douée en broderie – c’est qu’elles le sont toutes en Ukraine occidentale. Ma femme me demande de la garder une semaine : elle me prépare une surprise pour mon anniversaire, une broderie, que sais-je… En un mot, je convoque Podchivalov et je lui dis : « Si tu me donnes ta parole de ne pas essayer de revoir Glovatskaïa, je l’hospitalise pour une semaine. » Podchivalov s’incline et me remercie.

— Et alors ? Ils se sont vus ?

— Non, ils ne se sont pas vus. Mais il essaie maintenant d’agir par personnes interposées. Tiens, ce Zaïtsev, rien à dire, ce n’est pas un mauvais médecin. Il a même été célèbre dans le passé. Maintenant, il insiste, il a fait un rapport : « Glovatskaïa a un anévrisme de l’aorte. » Alors que tout le monde lui a trouvé une sténose du cœur, une sténocardie. On l’a renvoyée du gisement disciplinaire pour malformation cardiaque : c’était un faux, nos médecins l’ont vu tout de suite. Zaïtsev, comme vous l’avez constaté, a écrit que « tout mouvement inconsidéré de Glovatskaïa peut provoquer une issue fatale ». Vous vous rendez compte des bobards qu’ils inventent.

— Oui, dit le secrétaire du parti. Seulement, il y a d’autres thérapeutes. Il n’y a qu’à la faire examiner par eux.

Mais le directeur avait déjà montré Glovatskaïa à d’autres thérapeutes, avant d’avoir vu le rapport de Zaïtsev. Ils l’avaient tous docilement reconnue en bonne santé. Le directeur donna l’ordre de lui faire quitter l’hôpital.

On frappa à la porte du bureau. Zaïtsev entra.

— Vous pourriez au moins vous peigner avant d’entrer chez un supérieur.

— Bien, dit Zaïtsev, en lissant ses cheveux. Je viens vous voir, citoyen directeur, pour une affaire importante. On renvoie Glovatskaïa. Elle a un grave anévrisme de l’aorte. Le moindre mouvement…

— Hors d’ici, hurla le directeur. Quel culot ils ont ces salauds ! Ils osent venir dans mon bureau !

Katia rassembla ses affaires après la fouille traditionnelle effectuée sans nulle hâte, les rangea dans un sac et prit place dans les rangs du convoi. Un homme d’escorte cria son nom, elle fit quelques pas et l’énorme porte de l’hôpital la repoussa vers l’extérieur. Il y avait un camion bâché de grosse toile près du perron de l’hôpital. Le bord arrière du camion était rabattu. Une infirmière qui se trouvait dans la benne du camion lui tendit la main. Podchivalov émergea de l’épais brouillard hivernal. Il salua Katia de sa moufle. Katia lui sourit tranquillement, puis, gaiement, tendit la main à l’infirmière et sauta dans le camion.

Elle ressentit immédiatement une forte chaleur dans la poitrine, presque une brûlure et, avant de perdre connaissance, elle vit pour la dernière fois le visage de Podchivalov tordu par la peur et les fenêtres de l’hôpital recouvertes de glace.

— Transportez-la à l’accueil, ordonna le médecin de service.

— On ferait mieux de la transporter à la morgue, dit Zaïtsev.

1960

Récits de la Kolyma
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