Prière du soir

À compter de 1930, il y eut une nouvelle mode : vendre des ingénieurs. Le camp tirait un revenu substantiel de la vente des détenteurs des connaissances techniques. Le camp touchait intégralement leur salaire et on en déduisait le coût de la nourriture des détenus, de leur habillement, celui de l’escorte, de l’appareil d’instruction et même celui de la Direction générale des camps. Néanmoins, il restait encore une somme convenable. Celle-ci n’allait absolument pas dans la poche du détenu, ni sur son compte courant. Non. Elle entrait dans le revenu de l’État ; le détenu, lui, ne percevait que des « primes » arbitraires, qui lui permettaient tout juste de s’acheter un paquet de cigarettes Pouchka, parfois plusieurs. Les autorités du camp faisaient leur possible pour obtenir de Moscou l’autorisation de payer ne fût-ce qu’un petit pourcentage du gain, mais un pourcentage fixe au détenu. Mais Moscou n’autorisait pas ce genre de comptes et on rémunérait les ingénieurs de façon arbitraire. De même que les terrassiers et les charpentiers. Le gouvernement craignait, on ne sait trop pourquoi, qu’il y eût une illusion de salaire et préférait le transformer en récompense, en prime, c’est d’ailleurs ainsi qu’on l’appelait.

Parmi les premiers ingénieurs détenus vendus par le camp au bâtiment, il y eut, dans notre département, Viktor Pétrovitch Findikaki, mon voisin de baraque.

Viktor Pétrovitch Findikaki avait une peine de cinq ans, article 58, alinéas sept et onze[67] ; il était le premier ingénieur à avoir mis sur pied, en Ukraine, le laminage des métaux non ferreux. Ses travaux étaient connus du monde de la technique russe et quand son nouveau patron, le combinat chimique de Bérezniki, lui proposa de corriger un manuel relevant de sa spécialité, Viktor Pétrovitch s’y attela avec enthousiasme, mais il s’assombrit rapidement et j’eus bien du mal à lui faire dire les motifs de son affliction.

Sans l’ombre d’un sourire, Viktor Pétrovitch m’expliqua que dans le manuel qu’il était en train de corriger, il y avait le verbe « nuire[68] » : « J’ai biffé ce mot partout et je l’ai remplacé par “empêcher”. » À présent, ses corrections étaient entre les mains des autorités.

La correction de Viktor Pétrovitch ne souleva aucune objection de la part des autorités et il conserva sa place d’ingénieur.

C’était une bagatelle, bien sûr. Mais pour Viktor Pétrovitch, l’affaire était sérieuse, fondamentale, et je vais vous expliquer pourquoi. Viktor Pétrovitch était un homme qui s’était « allongé », comme disent les truands et les chefs du camp. À son procès, il avait aidé l’instruction, participé à des confrontations ; il avait été épouvanté, terrassé, piétiné. Et pas seulement au sens figuré du terme, semble-t-il. Viktor Pétrovitch avait subi plusieurs « chaînes », comme on se mit à appeler cela partout quatre ou cinq ans plus tard.

Le chef du camp de production, Pavel Pétrovitch Miller, connaissait Findikaki depuis la prison. Bien qu’il eût supporté, lui, des chaînes et des passages à tabac – et il en avait pris pour dix ans –, il considérait la faute de Viktor Pétrovitch avec une sorte d’indifférence. Viktor Pétrovitch, lui, était affreusement torturé par sa trahison. Dans toutes ces affaires de sabotage, il y avait eu des exécutions. On fusillait parcimonieusement, certes, mais on fusillait déjà. Boïarychnikov, un condamné de l’affaire des Chakhty, arriva au camp et sembla le battre froid.

La conscience de son échec, d’une chute infinie, le tourmenta longtemps. Viktor Pétrovitch (qui avait la couchette à côté de la mienne dans la baraque) ne voulait même pas travailler à un poste de truand, à un emploi privilégié, comme chef de brigade, contremaître ou adjoint de Pavel Pétrovitch Miller en personne.

Physiquement, Findikaki était un homme solide, de petite taille avec de larges épaules. Je me souviens qu’il étonna un peu Miller quand il se proposa pour l’équipe de débardeurs de l’usine de soude. Cette équipe, qui n’avait pas le droit de circuler sans escorte, était appelée à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit à l’usine de soude pour y charger ou décharger des wagons. La rapidité du travail, voilà tout ce qui comptait pour l’administration de l’usine, à cause des menaces d’amendes de la part du chemin de fer. Miller conseilla à l’ingénieur d’en parler au chef de brigade des débardeurs. Ioudine, le chef, vivait dans la même baraque et pouffa de rire à la demande de Findikaki. Gros bras de nature, il n’aimait pas les feignants aux mains blanches, les ingénieurs, bref, les scientifiques. Mais, cédant aux instances de Miller, il prit Findikaki dans son équipe.

Dès lors, nous nous vîmes très peu, bien que dormant côte à côte.

Au bout de quelque temps, on eut besoin au chantier du combinat chimique d’un esclave intelligent, d’un esclave savant. On eut besoin d’un cerveau d’ingénieur. Il y avait du travail pour Findikaki. Mais Viktor Pétrovitch refusa : « Non, je ne veux pas revenir dans un univers où le moindre mot m’est haïssable, où le moindre terme technique est comme un langage de mouchard, un vocabulaire de traître. » Miller haussa les épaules, et Findikaki continua de travailler comme débardeur.

Cependant, très rapidement, Findikaki se calma, le traumatisme laissé par son procès sembla se résorber quelque peu. D’autres ingénieurs arrivèrent au camp, des allongés comme lui. Viktor les observa attentivement. Ni la honte, ni le mépris des autres ne les avaient tués. D’ailleurs, ils ne subissaient aucun boycott, c’étaient des gens comme les autres. Et Viktor Pétrovitch se prit à regretter un peu son caprice, son enfantillage.

Il y eut de nouveau un poste d’ingénieur sur le chantier et Miller, par lequel passait toute demande adressée au chef, refusa ce poste à quelques ingénieurs qui venaient d’arriver. On le proposa encore à Viktor Pétrovitch qui accepta. Mais cette nomination provoqua une vive et forte protestation de la part du chef de brigade des débardeurs : « On m’enlève mon meilleur débardeur pour une fonction administrative. Non, Pavel Pétrovitch, le piston, ça ne marche pas. J’irai jusqu’à Berzine, je vous démasquerai tous. »

Il y eut réellement un début d’instruction pour sabotage à l’encontre de Miller mais, fort heureusement, un des gradés qui venaient d’arriver tança le chef des débardeurs. Et Viktor Pétrovitch Findikaki reprit un travail d’ingénieur.

Nous recommençâmes à nous endormir en même temps, comme auparavant : nos châlits étaient côte à côte. De nouveau, j’entendis Findikaki chuchoter avant de s’endormir, comme une prière : « La vie, c’est de la merde. Une saloperie. » Cinq ans. Ni le ton, ni le texte de l’incantation de Viktor Pétrovitch n’avaient changé.

1967

Récits de la Kolyma
couv.xhtml
titre.xhtml
pref.xhtml
termes.xhtml
recits.xhtml
k01.xhtml
k02.xhtml
k03.xhtml
k04.xhtml
k05.xhtml
k06.xhtml
k07.xhtml
k08.xhtml
k09.xhtml
k10.xhtml
k11.xhtml
k12.xhtml
k13.xhtml
k14.xhtml
k15.xhtml
k16.xhtml
k17.xhtml
k18.xhtml
k19.xhtml
k20.xhtml
k21.xhtml
k22.xhtml
k23.xhtml
k24.xhtml
k25.xhtml
k26.xhtml
k27.xhtml
k28.xhtml
k29.xhtml
k30.xhtml
k31.xhtml
k32.xhtml
k33.xhtml
rive.xhtml
r01.xhtml
r02.xhtml
r03.xhtml
r04.xhtml
r05.xhtml
r06.xhtml
r07.xhtml
r08.xhtml
r09.xhtml
r10.xhtml
r11.xhtml
r12.xhtml
r13.xhtml
r14.xhtml
r15.xhtml
r16.xhtml
r17.xhtml
r18.xhtml
r19.xhtml
r20.xhtml
r21.xhtml
r22.xhtml
r23.xhtml
r24.xhtml
r25.xhtml
virt.xhtml
v01.xhtml
v02.xhtml
v03.xhtml
v04.xhtml
v05.xhtml
v06.xhtml
v07.xhtml
v08.xhtml
v09.xhtml
v10.xhtml
v11.xhtml
v12.xhtml
v12_split1.xhtml
v13.xhtml
v14.xhtml
v15.xhtml
v16.xhtml
v17.xhtml
v18.xhtml
v19.xhtml
v20.xhtml
v21.xhtml
v22.xhtml
v23.xhtml
v24.xhtml
v25.xhtml
v26.xhtml
v27.xhtml
essais.xhtml
e01.xhtml
e02.xhtml
e03.xhtml
e04.xhtml
e05.xhtml
e06.xhtml
e07.xhtml
e08.xhtml
meleze.xhtml
m01.xhtml
m02.xhtml
m03.xhtml
m04.xhtml
m05.xhtml
m06.xhtml
m07.xhtml
m08.xhtml
m09.xhtml
m10.xhtml
m11.xhtml
m12.xhtml
m13.xhtml
m14.xhtml
m15.xhtml
m16.xhtml
m17.xhtml
m18.xhtml
m19.xhtml
m20.xhtml
m21.xhtml
m22.xhtml
m23.xhtml
m24.xhtml
m25.xhtml
m26.xhtml
m27.xhtml
m28.xhtml
m29.xhtml
m30.xhtml
gant.xhtml
g01.xhtml
g02.xhtml
g03.xhtml
g04.xhtml
g05.xhtml
g06.xhtml
g07.xhtml
g08.xhtml
g09.xhtml
g10.xhtml
g11.xhtml
g12.xhtml
g13.xhtml
g14.xhtml
g15.xhtml
g16.xhtml
g17.xhtml
g18.xhtml
g19.xhtml
g20.xhtml
g21.xhtml
post.xhtml
p01.xhtml
lexique.xhtml
bio.xhtml
biblio.xhtml
notes.xhtml
nrecits.xhtml
nrive.xhtml
nvirt.xhtml
nessais.xhtml
nmeleze.xhtml
ngant.xhtml
npost.xhtml
cop.xhtml