Campos
Les monts étaient blancs, avec des reflets bleutés, comme des pains de sucre. Ronds et sans arbres, ils étaient couverts d’une fine couche de neige dense et tassée par les vents. Dans les gorges, la neige était si profonde et solide qu’on ne s’y enfonçait pas ; et, sur les pentes, elle semblait se gonfler en d’énormes boursouflures. C’étaient des pins nains qui s’étaient étalés sur le sol, couchés pour leur hibernation bien avant les premières neiges : c’est eux que nous voulions.
De tous les arbres du Nord, je préfère le pin nain.
J’avais compris depuis longtemps et je chérissais l’empressement avide de la pauvre nature du Nord à partager ses modestes richesses avec l’homme, aussi démuni qu’elle ; à s’épanouir pour lui le plus vite possible dans toute la plénitude de ses couleurs. Parfois, en une semaine, tout lutte de vitesse pour éclore, et un mois à peine après le début de l’été, sous les rayons d’un soleil qui ne se couche presque jamais, les montagnes se colorent de rouge et de noir grâce aux airelles et aux airelles des marais bleu sombre. Des sorbes jaunes, grosses et aqueuses mûrissent sur de petits buissons ; il n’est même pas besoin de lever le bras. De miel est l’églantier des montagnes : ses pétales roses forment les seules fleurs de la région qui sentent vraiment ; toutes les autres n’ont que des odeurs d’humidité, de marécage ; cela va de pair avec le silence des oiseaux au printemps, le mutisme de la forêt de mélèzes dont les branches s’habillent lentement d’aiguilles vertes. L’églantier protège ses fruits jusqu’aux gelées et, recouvert de neige, continue d’offrir ses baies charnues et flétries dont la peau rêche et violette dissimule une pulpe jaune sombre sucrée. Je savais la gaieté des osiers qui changent plusieurs fois de couleur au printemps : tantôt rose foncé, tantôt orange, tantôt vert pâle, comme revêtus d’une peau colorée. Les mélèzes tendent leurs doigts fins aux ongles verts. L’omniprésent gros épilobe pousse à la place des forêts brûlées. Tout cela est parfait, fidèle, bruyant et véloce, mais on ne le voit qu’en été quand l’herbe verte et mate se confond avec le reflet herbeux des rochers moussus et brillants qui tout à coup, au soleil, ne sont plus gris ni marron, mais verts.
L’hiver, tout cela disparaît, recouvert d’une neige fine et dure que les vents amoncellent dans les gorges, et ils la tassent tellement que, pour escalader la montagne, il faut tailler des marches à la hache. Dans la forêt, on peut apercevoir un homme à une verste tant la nature est nue. Un seul arbre reste toujours vert, toujours vivant : le pin nain, conifère à feuilles persistantes. Le pin nain prédit le temps. Deux à trois jours avant les premières neiges, quand, dans la journée, l’automne nous offre sa chaleur et son ciel dégagé et que personne ne veut penser à l’hiver qui approche, le pin nain étale subitement à terre ses énormes branches longues de deux sagènes, il plie aisément son tronc noir, droit, de la grosseur de deux poings, et il se couche à plat. Un jour passe, un deuxième, puis un nuage apparaît et, le soir, la tempête se lève et il neige. Mais si, lorsque l’automne s’attarde, des nuages bas, bleu gris, porteurs de neige, viennent à s’amonceler et qu’un vent froid se met à souffler sans que le pin nain se couche, alors on peut être absolument certain qu’il n’y aura pas de neige.
Vers la fin mars ou en avril, quand rien n’annonce encore le printemps, que l’air reste raréfié et coupant comme toujours en hiver, le pin nain se redresse soudain en secouant la neige de sa robe verte, légèrement roussie. Deux ou trois jours après, le vent change et des courants d’air tièdes apportent le printemps.
Le pin nain est un instrument très précis, à ce point sensible qu’il lui arrive de se tromper : un léger dégel et, pour peu que celui-ci se prolonge, il se redresse. (D’habitude, avant un dégel, il ne se lève pas.) Mais, avant même que la température ne se soit à nouveau refroidie, il s’allonge rapidement dans la neige. Il arrive aussi qu’on fasse un feu d’enfer dès le matin pour avoir où se réchauffer bras et jambes à midi ; on met beaucoup de bûches et on va travailler. Deux ou trois heures plus tard, le pin nain redresse ses branches enfouies dans la neige et s’étire doucement car il croit que le printemps est arrivé. Mais, avant que le feu ne soit éteint, il se recouche dans la neige. Ici, l’hiver est bicolore : un grand ciel bleu pâle et un sol tout blanc. Le printemps découvre les guenilles jaune sale de l’automne précédent, et la terre reste longtemps vêtue de cet habit de gueux jusqu’à ce que la verdure neuve prenne des forces et que tout commence à s’épanouir, en hâte et avec impétuosité. Et voilà qu’au beau milieu de ce printemps maussade, de cet hiver impitoyable, on voit étinceler le pin nain, d’un vert vif, aveuglant. De plus, il se couvre de cônes, des tout petits cônes qui contiennent des pignes. Les hommes, les casse-noix mouchetés[11], les ours, les écureuils et les petits-gris se partagent ces friandises.
Après avoir choisi un coin de montagne sur le versant abrité du vent, nous y traînâmes des branches (des brindilles et du gros bois) ; nous arrachâmes de l’herbe sèche sur des balayures, plaques nues dans la montagne, dont le vent avait emporté la neige. Nous avions apporté quelques braises fumantes prélevées dans le poêle de la baraque juste avant de partir pour le travail : ici, il n’y avait pas d’allumettes.
Nous transportions les braises dans une grande boîte de conserve munie d’une poignée en fil de fer, en veillant soigneusement à ce qu’elles ne s’éteignent pas en chemin. Je sortis les braises de la boîte, soufflai dessus et rassemblai les bouts encore rougeoyants. Puis je fis jaillir une flamme, posai les braises sur les branches et fis un feu avec les herbes sèches et les brindilles. J’abritai le feu sous de grosses branches et une petite fumée bleue ne tarda pas à s’élever, hésitante, au gré du vent.
Je n’avais jamais encore travaillé au ramassage des aiguilles de pin nain. Le travail se faisait à la main : on arrachait les aiguilles vertes et sèches, comme on plume les oies, en essayant d’en prendre le plus possible ; on en bourrait des sacs et, le soir, on remettait le travail de la journée au contremaître. Les aiguilles étaient alors transportées jusqu’à un mystérieux combinat de vitamines où l’on en tirait, par cuisson, un extrait jaune foncé, épais et visqueux, et d’un indicible mauvais goût. Cet extrait, on nous obligeait à en boire ou à en manger (chacun comme il pouvait) avant chaque repas de midi. Le goût de l’extrait nous gâchait non seulement le repas de midi, mais aussi celui du soir, et beaucoup voyaient dans cette thérapeutique une brimade supplémentaire. Mais, sans un petit verre de ce médicament, on ne pouvait pas avoir sa ration de midi. On y veillait soigneusement. Le scorbut était omniprésent et le pin nain était l’unique remède antiscorbutique approuvé par la médecine. Tout est question de foi. Bien qu’il fût démontré plus tard que cette préparation était absolument inopérante contre le scorbut, qu’elle fût récusée et qu’on fermât le combinat de vitamines, de notre temps les gens buvaient cette saleté puante, crachaient et guérissaient. Ou bien ne guérissaient pas. Ou bien encore ils n’en buvaient pas et guérissaient. Partout, il y avait une masse d’églantiers, mais on ne les ramassait pas et on ne les utilisait pas contre le scorbut : les instructions venues de Moscou ne les mentionnaient pas. (Quelques années plus tard, on commença à faire venir de l’églantier du continent, mais à ma connaissance, on n’institua toujours pas d’approvisionnement local.)
Selon les instructions, seul le pin nain contenait de la vitamine C. J’étais donc maintenant chargé de recueillir cette précieuse matière première : j’étais devenu très faible et on m’avait transféré des gisements d’or au « plumage » du pin nain.
— Va au pin nain, me dit le répartiteur un matin. Je te donne campos pour quelques jours.
Campos est un terme très répandu dans les camps. Il désigne une sorte de repos momentané, pas un repos complet, car en ce cas on dit « il gonfle », « il a gonflé aujourd’hui ».
Non, il s’agit d’un travail qui ne vous tue pas, d’un travail léger et provisoire.
Le travail au pin nain n’était pas seulement considéré comme léger, sinon le plus léger, mais surtout, il se faisait sans escorte.
Après plusieurs mois de travail dans des tailles couvertes de glace où le moindre caillou, étincelant de gel, vous brûle les mains, après le cliquetis des fusils qu’on arme, après les aboiements des chiens et les jurons des surveillants dans le dos, travailler au pin nain était un plaisir immense ressenti par tous les muscles fatigués. On allait au pin nain bien après le départ habituel, qui se faisait encore dans l’obscurité.
C’était bon de se chauffer les mains contre la boîte pleine de braises fumantes tout en grimpant sans hâte vers les sommets qui, peu de temps auparavant, semblaient tellement éloignés qu’ils en devenaient inaccessibles. Et on montait toujours plus haut, goûtant à chaque instant la merveille inattendue de la solitude et du silence profond de la montagne en hiver : comme si tout ce qui était mauvais avait disparu de la terre et qu’il ne restait plus que le camarade et soi-même, ainsi qu’une sente étroite, profonde et interminable qui se perdait là-haut, quelque part, dans les montagnes.
Mon camarade considérait la lenteur de mes mouvements d’un œil mécontent. Il y avait longtemps qu’il faisait ce travail, et il pensait à juste titre que j’allais me révéler un coéquipier faible et malhabile. On travaillait toujours à deux : on mettait le produit de la cueillette en commun, et il était divisé en deux le soir.
Il me dit :
— Je vais couper des branches. Toi, assieds-toi et plume. Et remue-toi un peu, sinon on n’atteindra jamais la norme. Et je ne tiens pas à retourner sur le front de taille.
Il se mit à couper des branches de pin nain et il traîna un énorme tas de branches vertes près du feu. Je cassais les plus petites, puis j’arrachais les aiguilles avec l’écorce en tirant de haut en bas. On aurait dit des franges vertes.
— Il faut aller plus vite, me dit mon camarade en rapportant une nouvelle brassée. Ça ne va pas, mon vieux !
Je voyais bien que ça n’allait pas. Mais je ne pouvais pas travailler plus vite. J’avais des bourdonnements d’oreille et sentais déjà la vieille douleur sourde se réveiller dans mes orteils : mes pieds avaient été gelés au début de l’hiver. J’arrachais les aiguilles, cassais des branches entières en morceaux sans enlever l’écorce et fourrais mon butin dans le sac. Mais celui-ci ne voulait absolument pas se remplir. Près du feu, il y avait déjà toute une montagne de branches nues semblables à des os blanchis, mais le sac n’arrêtait pas de grandir et d’avaler de nouvelles brassées de pin nain.
Mon camarade vint s’asseoir pour m’aider et le travail avança plus vite.
Puis il dit brusquement :
— Il faut rentrer, ou on arrivera trop tard pour manger. On n’en a pas assez pour la norme.
Il prit une grosse pierre dans le foyer et la fourra dans le sac.
— Ils ne défont pas les sacs, expliqua-t-il en fronçant les sourcils. Comme ça, ça ira.
Je me relevai, éparpillai les bûches encore brûlantes et, du pied, jetai de la neige sur les braises rougeoyantes. Le feu siffla et s’éteignit. Il fit soudain froid et on sentit que le soir était proche. Mon camarade m’aida à charger le sac sur l’épaule. Je titubai sous le poids.
— Traîne-le, dit-il, on descend, voyons ! On ne monte pas.
Nous rentrâmes juste à temps pour la soupe et le thé. Pour un travail aussi facile, on n’avait pas droit à un second plat.
1956