Dans le patio, Francisca, la vieille, frottait la chemise et le drap de sa fille dans la bassine en bois.
Frasquita Carasco, ma mère, alors toute jeune fille, attendait nue, debout dans cette nuit de plein été, tentant, avec un lange, d’arrêter le sang qui lui ravinait les cuisses.
L’eau rougie clapotait autour des paroles de la vieille.
« Désormais, tu saigneras tous les mois. Quand viendra la Semaine sainte, je t’initierai. Va te recoucher et ne gâte pas ton autre chemise ! »
Frasquita couvrit son matelas de paille de la toile de jute que lui avait confiée sa mère et s’allongea dans le silence de la nuit.
Le sang coulait sans qu’elle éprouvât la moindre douleur. Saignerait-elle encore au réveil ? N’allait-elle pas se vider pendant son sommeil comme une cruche fêlée ? Ses cuisses lui paraissaient si blanches déjà... Elle préférait ne pas dormir, se sentir mourir...
L’aube la secoua. Ainsi, elle vivait encore !
Dans l’encadrement de sa petite fenêtre, elle distinguait déjà les autres maisons de Santavela en contrebas légèrement rosies par la timide caresse d’un soleil tout neuf qui peu à peu prendrait de l’assurance. Il faudrait bientôt retenir son souffle, vivre sur ses réserves de fraîcheur, et rester terré derrière la pierre blanchie jusqu’en fin d’après-midi. Alors seulement, on pourrait jouir de la lumière crachée par l’astre moribond, on pourrait le regarder s’empaler sur l’horizon sec et tranchant comme une lame et disparaître lentement derrière le grand couteau des montagnes ensanglantées dans un énorme râle de couleurs. Puis la nuit coulisserait d’est en ouest, noire, toute mitée par endroits, et un souffle viendrait peut-être agiter l’air brûlant, un souffle chargé de parfums salés, mouillés. Le village entier se prendrait à rêver de cette immense étendue d’eau, bleue de tous les ciels venus s’y mirer, et dont les quelques voyageurs qui s’étaient égarés sur les chemins tortueux jusqu’à Santavela avaient raconté les sursauts, les colères, la beauté.
Frasquita, ma mère, regarda la forêt de caillasses et d’arbres secs qui encerclait son monde en songeant qu’il faisait bon vivre, même là, et son sang continua de couler sans qu’elle eût désormais d’autre inquiétude que celle de se tacher.
« Ne mange pas de figues, ni de mûres, pendant tes règles, cela te marquerait au visage. » « Prends garde à ne pas goûter de viande cette semaine de peur que les poils ne te poussent au menton ! » Ne bois pas ci, ne touche pas ça : les recommandations ne tarissaient pas.
Certes, on n’en mourait pas, mais la vie était plus simple avant.
Durant les huit mois qui précédèrent le carême, Frasquita ne parvint pas, malgré tous ses efforts, à échapper à la perspicacité de sa mère qui sentait venir le sang avant même que la première goutte ne perlât et qui accourait aussitôt en brandissant les nouveaux interdits glanés pendant trois semaines auprès de toutes les vieilles biques du village.
Ce que la jeune fille appréhendait par-dessus tout, c’était le premier soir des règles. Là, immanquablement, sa mère entrait dans sa chambre au beau milieu de la nuit, lui jetait une couverture sur les épaules et la menait dans un champ de cailloux où, quelle que soit la saison, elle la lavait en murmurant d’énigmatiques prières.
Et le lendemain, il fallait faire sa part comme si de rien n’était : se réveiller à l’aube pour traire les chèvres, livrer le lait aux voisins, faire le pain, le ménage, puis partir par les collines avec les bêtes et leur trouver quelque chose à brouter au milieu de toutes ces pierres. Tout cela en évitant bien sûr de manger soi-même ce que la nature pouvait receler de meilleur puisque tout ce qui semblait bon en temps normal devenait soudain fatal lorsque le sang coulait.
Contrairement aux autres filles avec lesquelles elle discutait sur les collines et qui annonçaient à qui voulait l’entendre qu’elles étaient des femmes désormais, Frasquita détestait son nouvel état, elle n’y voyait que des inconvénients et serait volontiers restée une enfant.
Mais personne ne parlait jamais de prières nocturnes ou d’initiation lors de la Semaine sainte. Frasquita n’avait pas oublié les mots de sa mère le soir du premier sang et elle sentait que de cela elle ne devait rien dire.
À qui aurait-elle pu se confier ?
Elle était fille unique. Sa famille maternelle avait été décimée par un mal mystérieux en même temps que la moitié du village et, à quarante-cinq ans, Francisca, sa mère, qui s’était faite à l’idée de ne jamais avoir d’enfants, avait vu soudain, contre toute attente, son ventre s’arrondir.
Mère et fille semblaient inséparables, comme soudées par le miracle de cette naissance tardive. Longtemps, elles avaient avancé côte à côte au même rythme sur les chemins. D’abord, le pas de la mère s’était réglé sur celui de l’enfant, puis les foulées s’étaient allongées démesurément jusqu’à ce que la mère n’en pût plus et que la jeune fille se soumît aux limites du corps fatigué marchant à ses côtés. Petite, Frasquita se savait trop fragile pour résister seule au regard du village, quant à la mère, il lui fallait garder son enfant à ses côtés pour ne jamais douter de son existence.
Leurs corps s’agitaient, animés par un même courant, sans qu’il fût possible de surprendre lequel des deux imprimait son mouvement à l’autre.
Frasquita ne trahit pas les excentricités de sa mère et les questions restèrent en elle, s’accumulèrent.
Dès le premier jour du carême, la future initiée fut nourrie exclusivement de pain non levé, de lait et de fruits. Elle ne sortit plus que pour assister à l’office du dimanche. La minuscule croix taillée dans un bois d’olivier qu’elle serrait dans sa main droite sitôt passé la porte de chez elle et les petits cailloux anguleux dont sa mère garnissait ses chaussures lui donnaient un visage de sainte.
À force de rituel et de mystère, Frasquita finit par se prendre au jeu. Peu lui importait que la plante de ses pieds lui fît mal, peu lui importaient les volets fermés de sa chambre, et l’ombre, et le silence où sa mère la cloîtrait, elle était tendue vers ce but ultime, vers cette initiation qui ferait d’elle une femme. Elle y touchait presque et priait Dieu et la Vierge avec une ferveur décuplée par le jeûne et la solitude. Elle eut même, certains jours, la certitude que Marie et son Fils étaient présents à ses côtés. Gagnée par une sorte d’extase, elle se jetait alors à genoux, les yeux égarés. En ces moments bénis où sa chambre vide lui paraissait soudain emplie de leur présence, Frasquita disparaissait dans les prières qu’elle leur présentait avec la ferveur d’une enfant de douze ans qu’on affame depuis plusieurs semaines. Tout entière contenue dans ces mots qu’elle avait appris, dans ces poèmes récités et offerts, elle n’était plus que lèvres tendues vers l’insondable.
Alors son cœur battait au même rythme que le monde qui soudain emplissait sa petite chambre obscure. Il entrait en cortège par les fentes des volets, par les failles des murs. Il se déversait dans l’espace clos de sa chambre, s’y concentrait, il la pressait de toutes parts. Elle le sentait battre dans sa cage thoracique, frémir derrière ses paupières. Le ciel s’engouffrait d’abord, avec vents et nuages, puis les montagnes défilaient, enchaînées les unes aux autres, comme les perles d’un même collier qu’on aurait tiré sous sa porte, venait ensuite la pleine mer, et les murs gondolaient comme des buvards. La création entière se rassemblait autour d’elle, en elle, et la jeune fille devenait le ciel, les montagnes et la mer. Elle venait au monde et le monde venait à elle.
Mais sa mère ouvrait alors la porte et tout disparaissait.
Le soir du Mardi saint, Frasquita, épuisée d’avoir trop attendu, dort.
La mère se tient bien droite dans la nuit face au lit de sa fille. Elle jette du gros sel en psalmodiant. Ça sent l’ail à plein nez. Les mains osseuses s’agitent au-dessus du jeune visage déjà gonflé de sommeil. Les rêves s’enfuient. Les doigts blancs parcourent ses traits. La voix crisse soudain sur la noire sécheresse du soir.
Un cri mort-né.
Ne pas réveiller le père. Silence.
La pantomime de la mère s’accélère.
Frasquita hésite entre le rire et la peur. Elle ne rit pas et suit la petite silhouette de sa mère dans la nuit. Pieds nus, pas alourdis par le silence. Les ombres suivent, légères.
Toutes deux marchent sur le chemin qui mène au cimetière. Comme elles arrivent au milieu des tombes, la mère recommence à prier. La voix sort d’elle telle de l’eau. Elle jaillit par saccades. La voix déborde, monte à la bouche. Il y en a toujours plus à cracher.
On entend un cri de femme et un couple à moitié débraillé, venu là pour éviter les oreilles des vivants et jouir du silence des morts, s’enfuit à toutes jambes. Frasquita frissonne face à cette femme qui s’adresse à ses aïeules et dont elle ne reconnaît plus ni la voix ni la langue.
Deux bandeaux noirs surgissent dans les mains vides de la mère.
« Il faut maintenant que je nous bande les yeux. Toutes les prières que tu vas entendre, tu devras les retenir. Elles viennent d’avant le premier livre et nous en héritons de mère en fille, de bouche à oreille. Elles ne peuvent être enseignées que durant la Semaine sainte. Tu devras les apprendre toutes et, à ton tour, tu les légueras à celles de tes filles qui s’en montreront dignes. Ces prières ne peuvent être ni écrites ni pensées. Elles se disent à voix haute. Tel est le secret. Tu accompagneras certaines d’entre elles de gestes que je t’enseignerai, plus tard. »
La mère la fait tourner sur elle-même, plusieurs fois. Plus de repères. Le sol se dérobe. Vertige. Les yeux cherchent, cherchent la lumière. S’échapper.
Alors une voix s’élève dans la nuit. Pas celle de la mère. Une voix qui semble venir du cœur de la terre, une voix d’outre-tombe et la voix, énorme, murmure, à la fois proche et lointaine, à la fois hors de Frasquita et sous sa peau, à la fois claire et sourde. La jeune fille devra tout répéter. Tout retenir. Elle n’a que quatre nuits pour engranger un savoir millénaire.
Frasquita terrifiée s’exécute. Elle répète dans le noir ce qui lui est soufflé et les mots lourds frappent avec force et se gravent en elle à mesure qu’elle les dit.
Lors de cette première nuit, ma mère apprit par cœur des prières pour enlever le soleil de la tête, pour les chairs coupées, pour les chairs brûlées, pour les yeux malades, des prières pour les verrues, pour le sommeil... Pour chaque petite misère humaine, il y avait une prière.
Les prières du deuxième soir, moins nombreuses, lui parurent plus difficiles à comprendre, à prononcer et à retenir. C’étaient celles qui guérissent du mauvais œil et protègent des esprits forts, de la dame blanche, des créatures de la nuit.
Le troisième soir, la voix lui enseigna deux prières si compliquées, si hermétiques, que Frasquita ne saisit même pas à qui elles étaient adressées. Elle s’appliqua à prononcer des sons désarticulés, presque indicibles. Un langage mystérieux emplit sa bouche, il avait l’épaisseur d’une matière qu’elle mâcha longuement. À mesure qu’elle disait les mots, il lui semblait que des saveurs étranges envahissaient son palais, chatouillaient ses papilles.
C’étaient les incantations qui font lever les damnés comme des gâteaux et permettent de jeter des ponts entre les mondes, d’ouvrir les grilles des tombeaux, de faire jaillir l’achevé.
Enfin, le dernier soir, cette voix sortie de l’ombre mais désormais familière lui fit un don.
« Tu sais maintenant guérir les petits maux des corps avec l’aide des saints, tu sais libérer les âmes avec l’aide de celle qu’on nomme Marie ici, mais qui a bien d’autres noms, et je t’ai appris à entendre les plaintes et les leçons des morts. Mais attention ! Tu devras user de ton pouvoir avec parcimonie : tu pourras utiliser les prières du premier soir quand bon te semblera, mais celles du deuxième soir, si tu ne veux pas les perdre, tu ne devras les dire que quand un étranger te demandera de l’aide et tu ne pourras en faire profiter tes proches. Quant aux invocations du troisième soir, celles qui convoquent les esprits, elles ne peuvent être utilisées qu’une seule fois tous les cent ans : sitôt que tu en prononceras une, tu l’oublieras. Mais prends garde, solliciter l’au-delà n’est pas sans danger : les morts ne sont pas tous bienveillants et ces dernières incantations ont leur volonté propre. Souviens-toi qu’il est des mots vivants qui brûlent les esprits qu’ils possèdent. Je te confie cette boîte. Tu ne l’ouvriras que dans neuf mois jour pour jour, pas avant. Si tu ne résistes pas à la tentation, tu perdras tout ce que je t’ai appris jusque-là, tout comme ta mère l’a perdu avant toi. Adieu. »