LE JOUR OÙ MANUEL

NE VINT PAS

 

Le lendemain matin, Salvador se sentait assez bien pour se lever, mais Frasquita insista pour qu’il restât couché quelques heures encore.

Le Catalan s’impatientait, Manuel tardait. En l’attendant, la sagette avait engagé Anita qui, debout sur sa boîte, pétrissait à ses côtés la pâte à pain sur une grande pierre lisse.

La matinée se passa sans que personne ne vînt au camp.

 

En début d’après-midi, il devint évident que Manuel ne viendrait plus. Les adultes se doutaient tous qu’il était arrivé quelque chose au bourg. Mais personne n’en parlait. Eugenio lui-même, habituellement si loquace, restait silencieux, à l’affût du moindre bruit suspect. Seuls Angela, Pedro et Clara s’esclaffaient à tout instant, insensibles à la menace planant sur le camp et comme épargnés par la peur qui rongeait les grandes personnes.

Les mugissements de la montagne reprirent dans l’après-midi et les cinq derniers occupants de la grotte cathédrale furent enfin installés sous les arbres. Frasquita remarqua que sa charrette n’était plus là. Eugenio la lui avait empruntée pour la deuxième fois afin de transporter les nouveaux cadavres.

 

L’ogre avait tiré la charrette jusqu’à l’endroit où, en contrebas, il avait commencé à ériger son bûcher. Il avait passé une partie de la journée à entasser du bois à distance du campement. Le terrain était particulièrement sec, une étincelle suffirait à tout embraser. Son feu de joie se verrait sans doute à des kilomètres à la ronde.

Après quelques heures d’efforts, il entendit des petites voix. Elles venaient de derrière le rideau de plantes sèches qui couvrait en cet endroit le flanc de la montagne. La charrette était masquée par le bûcher, il se glissa derrière et attendit qu’il se passât quelque chose.

C’est alors qu’il surprit Angela et Pedro.

Hilares, tous deux sortaient de leur petite grotte dérobée après avoir gueulé tout leur soûl.

Combien d’adultes auraient-ils tués cette fois ?

Les enfants, encore transis de froid, s’extasièrent devant la construction de bois, ils s’en approchèrent, mais une main raide et grisâtre qui dépassait du tas leur rappela la présence des cadavres et ils s’enfuirent en pouffant.

Eugenio abandonna sa cachette dès qu’il cessa de les entendre et il s’engagea à son tour entre les franges du rideau végétal.

D’abord, il ne vit rien. Mais après plusieurs minutes ses yeux s’habituèrent à la pénombre et il découvrit alors sur le sol une grande plume blanche et les deux lampes que les enfants avaient laissées là. Il en alluma une, observa la plume et les parois de la caverne lustrées par les frottements du poil graisseux de quelque animal et, en levant la tête, il finit par trouver le puits dans lequel il se hissa en riant.

Le savant ne craignait plus les ombres et autres spectres. Il devenait évident que, dans cet univers bancal où le monde partait à vau-l’eau, les enfants se jouaient des adultes. Ils avaient trouvé les clefs du chaos et ces hurlements entendus dans la grotte cathédrale sortaient de leurs petites gorges de moineaux. La montagne se faisait porte-voix. Peut-être même avaient-ils interprété joyeusement le rôle de ces esprits du premier soir. Ces petites ombres qu’il lui avait semblé apercevoir alors qu’il venait de perdre connaissance n’étaient sans doute que leurs légères silhouettes.

On était en plein conte et ces petits Poucets lui avaient dérobé son bien !

Si son carnet ne s’était pas volatilisé, il pourrait le leur reprendre !

En s’enfonçant dans les boyaux ventés, il songeait au parti qu’il pourrait tirer de cet improbable dédale. Quoi qu’il décidât, il lui fallait agir vite.

L’armée était déjà arrivée au bourg, il en était certain. Prendre la fuite ne lui rapporterait rien. Quant à Salvador, vu le cours que prenaient les événements, son amitié ne serait plus fructueuse à l’avenir.

S’il voulait sauver sa peau et tirer parti de toute cette pagaille, il devait dès le lendemain matin signaler l’emplacement du camp à l’ennemi en embrasant son bûcher et le bois environnant. Pour la suite, il avait son plan. Il savait jouer les traîtres et n’en était pas à son coup d’essai.

Il frapperait donc cette nuit-là : l’enfant soleil avait un sommeil de plomb.

Pourtant les bourrasques qui balayaient les galeries calcaires lui soufflèrent une autre idée, fort différente, une idée absurde, une idée grandiose. D’importantes masses d’air circulaient dans ces cavités souterraines. La force des rafales variait, mais leur direction restait constante...

Peut-être sourit-il alors en songeant qu’au bout du compte le vent seul déciderait.