Clara avait plus d’un an, le jour où ma mère découvrit l’œuf rouge.
Clara avait un an et l’homme à l’oliveraie venait de s’écorcher l’habit à la fenêtre de celle qui s’était fanée le jour de ses noces.
Les poules intriguées tournaient autour de l’objet saugrenu que l’une d’elles venait de pondre.
Alerté par les cris de sa femme, José accourut dans le poulailler. Il lui arracha l’œuf écarlate des mains et lui interdit de le détruire comme elle voulait le faire, convaincue qu’elle était que rien de bon ne pouvait sortir d’une telle coquille.
« Regarde la couleur des cheveux de ton fils avant de causer ! » grommela-t-il en haussant les épaules.
Et puis elle n’avait rien à dire puisqu’il s’en occuperait personnellement, de cette chose ! Il lui construirait une petite boîte qu’il garderait à bonne température dans son atelier près du feu de la forge jusqu’à l’éclosion. Ma mère n’insista pas et regarda en soupirant son homme s’éloigner.
Durant les jours suivants, José ne quitta plus l’œuf rouge et, aux enfants qui lui apportaient ses repas, il racontait sans cesse la même histoire :
« Vous verrez, de cet œuf rouge sortira un poussin rouge, rouge feu, un poussin écarlate, et, de ce poussin, je ferai le plus beau coq de combat d’Espagne. Cet œuf va changer nos vies. Il est écrit que je ne mourrai pas charron et que, malgré leur nombre, mes filles trouveront de bons maris. »
Jamais il ne leur avait tant parlé.
Ma mère s’inquiétait de cette nouvelle lubie, si l’œuf n’était pas fécondé, combien de temps son mari attendrait-il ainsi avant d’admettre qu’il était vide ? Quant aux enfants, ils craignaient que quelque dragon ne sortît de la coquille pour les dévorer tous. N’était-il pas fréquent que certaines poules engendrent des serpents ?
Alors que Clara faisait ses premiers pas bras tendus vers le soleil, le charron couvait son œuf.
Un après-midi, José sortit de son atelier en gesticulant. Il ne parvenait pas à s’exprimer normalement tant l’excitation le tenait. Il fallait que la Blanca vienne sur-le-champ, qu’on prépare de l’eau chaude, qu’on avertisse les voisins : l’œuf rouge était en train d’éclore.
Frasquita se garda bien de répandre la nouvelle, elle mit un peu d’eau à bouillir en songeant qu’elle pourrait toujours noyer cette chose qui venait à la vie, tandis que tous les enfants se ruaient à la suite de leur père dans l’atelier où la coquille couleur sang commençait à s’agiter. En quelques coups de bec, la petite chose rouge détruisit son abri et se trouva à l’air libre, le duvet tout collé, face à six paires d’yeux écarquillés.
De l’œuf rouge était sorti un poussin rouge et, de ce poussin rouge, José ferait le plus beau coq de combat d’Espagne.
Le charron, muet d’émotion, regardait sa fortune se mettre sur ses pattes et s’ébrouer.
Fallait-il ou non lui offrir un bain de bienvenue ? Le présenter à ses congénères ? Avait-il chaud ? Froid ? Quel nom pouvait-on lui donner ?
Quand la Blanca vint comme chaque jour embrasser Angela, elle demanda aussitôt, joviale, des nouvelles de l’œuf et on lui expliqua que José avait donné son propre prénom au poussin rouge qu’il contenait. Ma mère, excédée, préparait la soupe du lendemain matin en silence et la grosse Blanca partit dans un énorme éclat de rire qui secoua la maison et fit sortir José de son antre.
« Blanca, viens jeter un coup d’œil à ma merveille ! Un oiseau somptueux ! Un pur prodige ! Féroce et rugissant, un vrai dragon, comme disent les enfants ! Pas un coq n’osera affronter ce champion, nous allons partir sur les routes d’Espagne pour faire fortune. Tu verras, ce coq sera notre poule aux œufs d’or !
— Es-tu sûr qu’il s’agit bien d’un petit coq, au moins, et pas d’une vulgaire poulette ? lui demanda la Blanca.
— Oui, oui, c’est un gars ! J’ai passé suffisamment de temps avec les poules pour faire la différence ! Je vais finir le travail en cours à l’atelier et, ensuite, je me consacre à son entraînement. Regarde ! il me suit partout, il doit croire que je suis sa mère ! poursuivit José en riant.
— Le voilà donc, ton dur à cuire ! Il est vrai que ses plumes ont une drôle de couleur. Tu ne l’as pas trempé dans le sang, au moins, pour nous faire la blague ?
— Le sang n’a pas cette couleur ! Ce rouge n’existe pas ! Toi et moi, nous allons conquérir le monde, mon poulet », ajouta-t-il en s’adressant à la chose minuscule qui piaillait au ras du sol.
Le poussin trottinait à la suite du charron tandis qu’il déambulait dans la pièce en divaguant. À plusieurs reprises, José manqua de justesse cette petite bête toujours fourrée dans ses pattes. L’homme ne s’apercevait pas du danger que courait sa fortune alors qu’il faisait les cent pas sans regarder où il mettait les pieds et Frasquita l’observait en souhaitant de tout cœur qu’il l’écrasât.
C’était le temps des premières hirondelles. Dehors, les ombres des oiseaux mouchetaient les murs blancs de taches sombres et rapides, partant en tous sens comme des flammèches autour d’un feu. José voulait que son poussin vécût parmi les siens, qu’il y trouvât sa place. Mais il ne parvint pas à le semer dans le poulailler, la bestiole s’attachait à ses pas et ne voyait rien d’autre que les gros souliers qu’elle suivait. À plusieurs reprises, José ramena son poussin dans la basse-cour en espérant l’y laisser et, toujours, la petite tache rouge restait collée à ses semelles. Pour la première fois, Frasquita s’opposa à son homme : elle refusa que ce poussin dormît entre les chaussures de José près du lit conjugal.
« Comment veux-tu que ta chose devienne un coq de combat alors qu’elle n’imagine même pas à quoi elle ressemble ? Il faut la laisser en bas, avec les autres, alors si elle survit, peut-être saura-t-elle se battre ! » lui affirma ma mère en jetant la minuscule boule rouge hors de la pièce sans ménagement.
Mon père suivit les conseils de sa femme et descendit dormir au milieu des poules. Il se recroquevilla sur son banc tandis que le poussin se lovait contre le vieux cuir des souliers.
Au petit matin, Frasquita trouva son homme étalé de tout son long à côté du banc et délogea son champion de la chaussure dans laquelle il s’était blotti. Elle mit sous le nez de José à moitié endormi la fiente dont la chose rouge avait tapissé l’intérieur de son nid.
« Je marcherai pieds nus s’il le faut. Mais ne viens plus nous provoquer avec tes remarques de bonne femme ! » hurla José aussi rouge que son coq.
Ma mère n’osa plus la moindre réflexion, elle assista muette à la mort des souliers et vit son mari bichonner son poussin plus que tous ses enfants réunis. En quelques semaines, le jeune animal s’émancipa des chaussures crottées, ses deux mères d’adoption, et commença à se confronter à sa vie de volaille.
Le somptueux plumage vermillon et pourpré qui fascinait les hommes n’impressionna pas ses frères avant le carnage.
Les ergots du jeune coq, aiguisés par les soins de son maître, étaient déjà de bonne taille et les caroncules dont était ornée sa tête lui donnaient l’air d’un fauve, quand vint pour lui le jour de conquérir son territoire.
La petite Angela, alors âgée de six ans et qui savait déjà tant de choses qu’ignoraient ses parents, s’éveillait chaque matin au chant du vieux coq et entrait, après s’être assurée que personne ne pouvait la surprendre, dans le monde des oiseaux.
Pétrifiée, elle assista au massacre dans le clair-obscur d’une aube grise.
Le vieux roi de la basse-cour avait sans doute chanté une fois de trop et Dieu seul sait quel rêve délicieux ce chant quotidien et paisible avait déchiré dans l’esprit du dragon rouge ce matin-là. Pris d’une rage soudaine, le jeune coq ne trouva pas d’adversaire de sa trempe et sacrifia ses congénères mâles un par un en commençant par son père qu’il renversa du trône de caillasses et de fiente d’où il venait de pousser son dernier cri.
Alertés par l’agitation et les piaillements des poules, Frasquita et José arrivèrent face au charnier qui marquait une nouvelle ère dans l’arrière-cour. Plus personne ne viendrait désormais disputer le pouvoir à ce combattant que le hasard avait fait naître parmi des animaux domestiqués et inoffensifs. Il avait saigné ses frères pour s’assurer de cette victoire, s’acharnant sur leurs carcasses jusqu’à leur dernier souffle.
Après le massacre, quand la basse-cour fut tapissée des plumes ensanglantées et des dépouilles des vaincus, il parcourut lentement son territoire et lança un long cri pour s’annoncer aux vivants. Les poules le fixaient de leurs yeux ronds ; devenu leur seul maître, il se rua sur elles la tête et les ergots encore rougis du sang de son père pour assouvir ce violent désir qui l’avait submergé au matin, marquant l’aurore de la saison des amours.
« Il faut absolument que je te coupe tes appendices, ils sont trop faciles à attraper et te désavantagent ! Regarde-moi ça ! Le sang dégouline et t’aveugle à moitié ! Crête, barbillons, oreillons, faut tout virer ! C’est trop fragile, ces parures, et ça sert pas. L’adversaire qui te choperait là te saignerait comme un rien. En tout cas, quelle hargne ! Pas besoin de t’enseigner la haine de tes semblables, tu la portes en toi ! Allez, les gamines, au boulot ! ajouta José en se tournant vers sa femme et ses filles. Il va falloir plumer sec ! On vendra aux voisins ce qu’on ne pourra pas manger. Quant à toi, mon coco, pas question de faire de toi un vulgaire roi de basse-cour, ton maître te destine à d’autres sphères ! »
Quelque temps plus tard, le charron, devenu coqueleux, arracha le jeune prince à son royaume et, armé d’une simple paire de ciseaux, lui découpa les caroncules écarlates. Il s’y prit mal, l’oiseau amputé poussa un bref cri de douleur et José s’affola à la vue de tout ce sang que son héros perdait. Il appela à l’aide, les mains, les habits, le visage tout sanglants.
Sans un mot, Angela s’approcha de l’homme et de sa bête et arrêta la pluie vermeille qui les inondait tous deux en déposant sur les plaies quelques plumes duveteuses. Elle retourna ensuite aider sa mère.
Le jeune coq était sauvé.
L’oiseau guerrier attira les hommes du village chez les Carasco, ils revinrent tous partager l’enthousiasme de José, assister à l’entraînement du phénomène, aux exercices, aux massages, aux frictions, au toilettage, à tous ces soins quotidiens que son maître lui prodiguait. L’oiseau, seul sur son trapèze, s’épuisait à maintenir l’équilibre ; les enfants se relayaient pour le faire courir afin de développer son souffle, sa rapidité, sa résistance.
La maison, la cour résonnaient de voix d’hommes jusque tard dans la nuit. Le charron jubilait. Il discutait, son coq apaisé sur les genoux, et, tout en parlant, lui lissait distraitement les plumes.
Quand son champion fut fin prêt, on ne trouva aucun volatile au village capable de le combattre. Personne à Santavela ne voulait engager un coq dans une bataille aux yeux de tous perdue d’avance. Vraiment, le Dragon rouge avait fière allure, l’ancien charron lui avait taillé les plumes comme il avait vu autrefois un petit éleveur nomade le faire.
Le jour où José décida de partir sur les routes à la recherche d’un adversaire pour son coq, Clara, sa plus jeune fille, avait presque deux ans.
Clara avait presque deux ans et l’homme à l’oliveraie n’oubliait pas la femme qui lui avait reprisé l’âme.