Je suis née ici après que ma mère eut dessiné un grand cercle dans la steppe d’alfa, les déserts de pierre et les djebels de ce pays immense. Je n’ai rien connu d’autre que les récits d’Anita et ce souffle chaud charriant les sables du Sahara.
Ma vie s’est jouée avant que je ne vienne au monde.
Mon espace se réduit à quelques rognures : une quinzaine de rues poussiéreuses arpentées depuis l’enfance, les mêmes, élimées par mes pas ; la terre rouge des terrains vagues, vastes comme des déserts, au bout desquels sourient, lointaines, les grand-routes qui mènent au cœur de la ville ; l’impasse et son portail, ce trou béant donnant sur la cour carrée que nous partageons avec nos voisins et où picorent nos volailles. Picorent-elles les miettes qui me restent, ces poules inutiles incapables de pondre autre chose que des œufs aux coquilles insipides ?
Je n’ai rien vu de ce voyage qui m’a faite étrangère. Et pourtant il m’habite.
Je suis née ici et je n’ai que peu de souvenirs de ma mère.
M’a-t-elle jamais parlé ?
M’a-t-elle embrassée, ne serait-ce qu’une fois, moi l’enfant du voyage, condamnée à vivre sur un territoire large comme la paume de cette main rousse de henné qui m’a sortie de son corps de femme jouée, jouée et perdue ? Ma mère m’a-t-elle seulement caressée avant de m’abandonner entre ces quatre murs, sous son lit d’agonie ? A-t-elle ôté l’aiguille de sa bouche ? A-t-elle jamais posé ses fils pour oser cette caresse sur le petit corps qui regardait avec envie les étoffes trônant sur ses genoux ?
J’aurais aimé être la poupée de chiffon que je berçais doucement tandis que ma mère s’éteignait, allongée sur son matelas d’alfa, juste au-dessus de ma tête, et que des mots agités se bousculaient dans la pièce. Une enfant de tissu. Ainsi m’aurait-elle sans doute rapiécée moi aussi comme Anita disait qu’elle l’avait fait autrefois de cet homme, de cet anarchiste qui peut-être était mon père.
Mais je n’étais rien que de la peau, de la chair et des os hurlant d’amour à une époque où ma mère ne caressait plus que son fil, à cette époque où seul son ouvrage la tenait en vie. Je n’étais rien qu’une toute petite fille solitaire, écoutant, chantonnant et rêvant, invisible sous le sommier à ressorts. Une enfant de quatre ans, silencieuse et souriante, cachée sous un lit et qui jouait à la dînette, dévorant dans les petites assiettes ébréchées les histoires, les murmures et les râles de douleur dont les murs étaient lourds.
Prisonnière de quelques pages blanches, j’ai davantage rêvé sa vie que la mienne. Je le sais, mais qu’importe. Ce qui devait être rêvé l’a été.
La boîte ouverte le mois dernier ne m’appartient déjà plus.
Demain, Martirio la remettra à Françoise, sa fille aînée, pour que se perpétue la tradition.
Il ne nous reste qu’une prière du dernier soir, les autres ont été perdues. Une dernière prière, un lien ténu entre nous et l’au-delà.
L’envie me prend parfois de gaspiller ce sésame, de le dire aux quatre vents pour que les morts ne viennent plus jamais ronger nos vies. Plus d’héritage. Plus de douleur. Plus d’échos dans nos âmes. Plus rien qu’un présent étale.
N’est-ce pas la douleur de nos mères que nous nous léguons depuis la nuit des temps dans cette boîte en bois ?
La boîte pâle est à mes côtés, emplie de mots écrits, d’un récit décousu.
J’irai bientôt dans le désert de rocailles qui s’étend par-delà les terres cultivées. J’irai par-delà les montagnes, j’irai offrir tout cela au vent. Et je t’appellerai.