Au moment de la mort de sa mère, José passait la plus grande partie de sa vie dans son atelier, rien ne semblait l’intéresser au-dehors.
Il n’avait jamais perdu de vue sa maison, souffrait quand une procession ou un essieu brisé l’en éloignait de quelques pas et n’avait jamais regardé ni le ciel ni l’horizon alors qu’il occupait ses journées à fabriquer des roues et des charrettes qui partiraient sur les chemins.
À la surprise de tous, le charron n’interrompit pas son travail pour rendre un dernier hommage à sa mère, il n’assista ni à l’enterrement ni même aux messes dites pour la vieille femme. Il ne parut s’apercevoir ni de la mort de cette dernière ni de l’arrivée de sa fille et ne changea rien à ses habitudes, continuant d’obéir à la voix absente de la Carasco, entendant encore ses phrases déchiquetées si souvent serinées, si violemment inscrites en lui qu’il en ressentait toujours la morsure.
Cependant, après la naissance d’Anita, il prit peu à peu l’habitude d’interrompre son labeur vers la fin de l’après-midi et de s’asseoir sur le banc dans le poulailler derrière la maison pour regarder le petit monde ailé s’agiter dans sa courette. Après ces quelques minutes de pause, l’homme sortait de sa contemplation, se levait et retournait à sa tâche.
Durant un an, Frasquita porta le deuil et, pas une fois, son mari ne releva ses vêtements noirs. Mais un matin, alors qu’il s’apprêtait à quitter la cuisine pour se rendre dans son atelier, il entendit soudain que la voix de sa mère n’était plus. Il fut foudroyé par le silence. Les ordres manquaient et rien ne l’obligeait désormais à se lever de table pour se mettre au travail. Frasquita le vit s’immobiliser. Elle prépara le repas en compagnie d’un homme arrêté qui ne mangea rien, ni le midi ni le soir, et ne dormit pas à ses côtés cette nuit-là.
Le lendemain matin, quand elle entra dans la cuisine, il n’y était plus. Mais l’atelier restait vide et silencieux. Elle finit par le trouver dehors, assis sur le vieux banc, plongé dans l’observation de la basse-cour.
Ma mère n’aimait pas qu’on effrayât ses volailles, mais cela n’empêcha pas José d’abandonner sa famille, son métier, pour s’installer à demeure dans le poulailler.
José ne quitta plus son banc que pour faire plusieurs fois par jour le tour de cet espace clos de murs situé derrière sa maison.
Rien n’y fit, ni les prières de ma mère, ni ses ordres, ni ses menaces, ni même les conseils du curé qui lui rendit visite dans cette surprenante retraite. Plus une parole ne semblait parvenir jusqu’à lui.
Ma mère lui apportait ses repas trois fois par jour, le lavait dans un baquet, l’habillait, le couvrait plus ou moins selon les saisons et nettoyait les excréments qu’il laissait dans un coin de la cour. Elle construisit au-dessus de lui une petite avancée en bois pour le protéger des intempéries et du soleil.
Dans un premier temps, Frasquita s’évertua à cacher au village la soudaine folie de son mari, elle tenta de faire patienter les clients, de calmer leurs alarmes. Ses propres parents ne furent pas informés de la démence de leur beau-fils.
Mais ses voisines, intriguées par le silence de l’atelier, guettèrent la moindre occasion de percer le mystère. Elles se succédèrent chez les Carasco sous des prétextes divers et, sans en avoir l’air, menèrent leur petite enquête, elles sentirent vite qu’elles étaient indésirables et que la cour leur était interdite.
Les langues allèrent bon train, les suppositions les plus extravagantes fusèrent : on avança que José avait quitté le village ou que sa diablesse d’épouse, celle-là même qui s’était mariée en blanc et fanée le jour de ses noces, l’avait décapité d’un coup de hache dans un accès de rage. Les femmes finirent par persuader leurs maris qu’il se passait quelque chose et l’on dépêcha un petit groupe de villageois chez les Carasco.
La poignée d’hommes qui exigea très officiellement de s’entretenir avec José ne s’attendait certes pas à être conduite par sa supposée meurtrière dans un poulailler. Frasquita les laissa seuls au milieu de ses volailles affolées. Ils ne purent tirer un mot de la carcasse d’homme qui demeurait là comme dénervée et repartirent tout penauds, s’excusant pour le dérangement. Dès lors, on ne parla plus du charron au village et plus personne n’acheta un œuf à ma mère.
Durant les deux ans où il vécut dans cette petite cour emplumée, José accomplit une incroyable odyssée sociale.
Les poules, d’abord apeurées par sa présence, s’étaient regroupées autour des coqs dans une énorme pagaille de plumes, de fiente et de poussière. Mais bientôt le grand gaillard silencieux ne les avait plus inquiétées. Le maître des lieux, un énorme coq, s’était alors approché progressivement de ce nouvel objet posé dans sa cour comme un vieux tronc et, peu à peu, l’un après l’autre, tous les autres membres de la petite société avaient fini par faire de même, la plus faible des poules elle-même s’était risquée comme les autres à lui picorer le dessous des chaussures. Totalement immobile, José les avait laissés faire et cette familiarité était vite devenue une habitude, si bien que ma mère devait régulièrement chasser les volatiles pour tenter de sauver le cuir des souliers.
Dans une basse-cour, les coqs dominent toutes les poules, mais chez les mâles, comme chez les femelles, il existe une échelle hiérarchique extrêmement stricte, une échelle linéaire, allant du plus fort au plus faible. La poule située sur l’échelon du bas se soumet à tous les autres membres de la petite société et le coq que l’âge, la force et la prestance ont hissé sur la plus haute marche a tout pouvoir sur ses sujets.
En moins d’un mois de fréquentation assidue, mon père réussit le tour de force d’entrer dans ce monde des volailles et de devenir l’un des membres de la société gallinacée, bien qu’il n’eût pas une plume. Il en dégringola ensuite tous les échelons l’un après l’autre jusqu’à ne plus être considéré que comme la plus faible des poules du groupe. Parti du statut d’homme, il se métamorphosa, non pas en coq, mais en la plus misérable des poulettes. Ma mère devait rester à ses côtés quand il picorait sa pitance, de peur que sa gamelle ne soit pillée par tout le poulailler.
Cette spectaculaire chute dans la basse-cour dura plus d’un an et demi, José se laissa si longtemps humilier par de vulgaires oiseaux domestiques que Frasquita finit par désespérer de le voir un jour recouvrer la raison. Peu à peu, ses yeux semblaient s’être arrondis et sa tête s’était projetée en avant. Il gardait les bras repliés contre son corps et haussait constamment les épaules.
Ma mère assistait impuissante à sa métamorphose.
Elle ne cherchait plus à tenir la maison à flot, ne brodait plus, ne voyait plus ses parents, ne sortait plus de chez elle, mais elle parlait.
Elle parlait à son homme lointain, assis parmi les poules, elle lui racontait les détails de sa vie quotidienne, les progrès d’Anita, des choses sans importance. Elle, qui n’avait jamais osé lui adresser plus de deux phrases, pouvait désormais dire tout et n’importe quoi sans gêne : son initiation, son plaisir à broder, ce qu’elle ressentait pour les tissus, les fils, les choses à recoudre. Elle lui dit même la boîte et son désir de lui avant de l’épouser.
Frasquita parlait à sa fille aussi, mais cela depuis le premier jour. Dès avant sa naissance, Anita, ma sœur aînée, baigna dans un univers de mots. Frasquita lui raconta son histoire parmi tant d’autres. Elle brodait des récits sur les objets les plus quotidiens dont elle ne parvenait jamais à épuiser toutes les possibilités narratives.
Les mots d’Anita n’arrivaient pas, comme empêchés par le flot de paroles de la couturière, et, contrairement à Francisca, la grand-mère, qui commençait à s’inquiéter du mutisme de cette petite par ailleurs si éveillée, Frasquita, elle, ne s’en souciait jamais. Elle comprenait si bien son enfant que sa parole ne lui manquait pas. Un geste, un regard, un sourire et tout s’éclairait.
Ce fut vers la même époque que l’accordéon revint jouer sous ses fenêtres.
La Carasco ayant tenu la maison d’une main de maître, sa belle-fille ne manqua pas d’argent pendant tout le temps que son mari passa parmi les volailles. Mais la grande Lucia dont le commerce commençait à prospérer s’inquiétait de l’état des finances de Frasquita.
Les gars du village n’osaient plus culbuter gratis la jolie putain dans les buissons depuis qu’elle avait adopté un chien errant si féroce que ceux qui se risquaient à partir sans payer y perdaient le fond de leur culotte.
Lucia avait surpris des conversations concernant la belle mariée qu’on avait fanée le jour de ses noces, elle savait que plus personne ne lui viendrait en aide. Elle avait donc cherché un moyen de lui donner un peu d’argent et s’était mise à manger des œufs.
Elle vint en acheter par douzaines à une Frasquita chaque jour plus surprise de cette consommation gargantuesque. Mais aucune des deux femmes ne posait la moindre question à l’autre.
Lors de ces visites quotidiennes, elles n’échangeaient que les quelques paroles nécessaires : politesses d’usage, nombre d’œufs désiré, somme due. Rien de plus.
Elles restaient cependant un long moment ensemble, en silence, à s’écouter respirer.
La couturière attendait avec impatience ces rendez-vous qui rythmaient sa vie et elle ne pouvait s’endormir les soirs où, occupé ailleurs, l’accordéon ne venait pas la bercer.
Un jour, alors qu’elle le nourrissait, ma mère sentit un frémissement dans l’échine de son homme. Quelque chose s’éveillait. Dès ce moment, le regard de José devint moins fixe et ses bras commencèrent à s’agiter çà et là pour chasser les autres poules. La petite rousse, maltraitée par ses consœurs et qui venait si souvent l’agacer, fut sa première victime, elle fit un bond et s’échappa en caquetant quand il lui botta l’arrière-train. Elle ne revint plus le harceler, se contentant de l’éviter et de l’observer de loin du coin de l’œil.
Il avait gravi la première marche.
Il refit surface en six mois, reprenant le dessus sur les poules une à une, affrontant chacun des coqs, du plus faible au plus fort. Les premiers échelons franchis, il n’eut que peu d’efforts à faire pour asservir les volatiles. Seul le maître du poulailler lui donna du fil à retordre. L’oiseau et l’homme y laissèrent quelques plumes. Frasquita vint soigner les deux adversaires : le beau coq au plumage multicolore, tout étourdi de ne plus être roi, et cet homme muet désormais à la tête d’une société de poulets et qui, sans doute, se prenait encore pour l’un d’eux.
Plus un mâle ne put alors monter une poule sans que l’homme-coq ne se précipitât et ne fît chèrement payer à l’impertinent son crime de lèse-majesté.
Ma mère, qui avait suivi avec une attention croissante les faits d’armes de son mari, s’affola en remarquant qu’aucun des œufs qu’elle laissait à couver n’arrivait à terme. Quand elle vit qu’il n’y avait plus un seul poussin, elle se refusa à cuisiner les œufs qu’elle ramassait et les détruisit sauvagement.
Révoltée par le nouveau comportement de José, elle commença à le nourrir de mauvaise grâce, le lava sans tendresse et, alors que depuis deux ans elle s’acharnait à lui parler, elle ne lui dit plus un mot.
Elle s’apprêtait à tordre le cou à toutes les poules de sa basse-cour, quand son mari la regarda de nouveau.
Nu, les pieds dans sa bassine, alors qu’elle lui frottait le ventre, le sexe, les cuisses, il détourna soudain son désir des jolies plumes des poules et s’intéressa à la longue chevelure brune de sa femme. Ma mère s’aperçut immédiatement de l’intérêt qu’elle suscitait. Elle leva les yeux vers ce visage d’homme, tout chargé de désir, mais les quelques tics de volaille qui y subsistaient la firent fuir à toutes jambes vers l’intérieur de la maison.
L’homme nu se précipita à sa suite, la rattrapa dans les escaliers, l’immobilisa et son sexe s’égara dans ses jupes un moment avant de se frayer maladroitement un chemin jusqu’à elle. Tandis que l’homme-coq râlait derrière elle, elle pensa à Anita endormie et ne cria pas.
Soudain, José se dégagea, s’ébroua violemment et lissa les plumes qu’il n’avait pas. Il jeta son menton en avant à plusieurs reprises, puis s’immobilisa, l’œil rond fixé sur le corps de sa femme qui attendait les jupes retroussées que cette chose qui l’avait violée retournât dans son poulailler. Il eut encore quelques mouvements saccadés alors qu’il scrutait avec étonnement les belles fesses rondes auréolées de tissu et, peu à peu, son corps s’apaisa. Il avança une main vers la peau blanche et esquissa une caresse. Frasquita laissa échapper un cri de surprise quand elle sentit les doigts de José l’effleurer tendrement. L’homme ramena alors sa main comme s’il s’était brûlé et il bégaya qu’il voulait ses habits.
Frasquita se releva d’un bond. Sans même se retourner, elle courut dans la chambre et entassa culotte, chemise, veste sur ses bras repliés avant de redescendre à la cuisine où, passablement gêné par sa nudité, José était assis dans une raide position d’homme.
Il se vêtit, se servit un grand verre de vin, sourit à sa femme et entra dans son atelier.
Neuf mois plus tard, la Maria préparait un lit bien blanc, tandis que Frasquita commençait à hurler.