Tout enfant déjà, Frasquita s’isolait pour coudre. Très vite, la mère avait remarqué l’habileté de sa fille, l’étonnante impulsion qu’elle donnait à son aiguille. Elle riait de voir son enfant remplacer un bouton ou recoudre un revers avec cette extrême minutie.
Frasquita fit ses armes en recousant des fonds de culotte et, de culotte en culotte, la trajectoire du fil devint plus sûre, les points plus fins, le mouvement de la main plus rapide et l’œil plus remarquable.
Durant le carême de son initiation, elle avait été privée de couture. Ce sacrifice seul lui avait coûté. Aussi, tout de suite après Pâques, la jeune fille reprit ses travaux avec une ardeur décuplée.
En reprisant, Frasquita avait jusque-là cherché à imiter la trame de l’étoffe, à la recomposer, et elle y parvenait si bien que son travail devenait invisible. Le père cherchait vainement quelque trace d’usure aux genoux ou à l’entrejambe de ses pantalons, il lui semblait qu’il était vêtu de neuf. Mais après cette Semaine sainte, lassée par tant d’humilité, elle laissa de plus en plus souvent transparaître son art. De minuscules fleurs blanches émaillèrent alors les draps et quelques discrets oiseaux s’ébattirent sur les cicatrices, fermant les lèvres déchirées des tissus. Blanc sur blanc, noir sur noir, ses raccommodages lui permirent de s’initier à la broderie et les rosaces se multiplièrent sur les châles de sa mère.
Seul son ouvrage aidait Frasquita à résister à la terrible tentation que représentait la boîte posée à même le sol dans un coin de sa chambre.
Le cube noir et massif, taillé dans un bois brut dont la surface, patinée par le temps, était douce au toucher, attendait.
Les siècles avaient certes arrondi ses angles, mais aucun ver, aucun ronge-bois ne s’était jamais permis de goûter à cette chair obscure.
Les premiers temps, Frasquita s’asseyait face à la boîte et l’observait des heures durant. Elle tentait de se fondre dans cette matière sombre qu’elle scrutait. Elle en connut bientôt chaque nœud. Elle se concentrait si fort sur cet objet que la tête lui tournait.
Mais la boîte résistait. La boîte ne livrait rien de son secret.
Frasquita pouvait désormais sortir de sa chambre quand bon lui semblait. Elle courait la région avec son petit troupeau et, sitôt rentrée, aidait sa mère au ménage, puis reprisait, reprisait avec passion pour oublier le coffret.
Elle crut d’abord qu’elle ne pourrait jamais résister neuf mois à cette envie de l’ouvrir qui l’obsédait. Plusieurs fois, elle fut sur le point de soulever ce couvercle qu’aucune serrure ne gardait. Mais elle songeait alors à sa mère qui avait commis cette erreur avant elle et elle retenait sa main.
Francisca commença à lui enseigner les gestes dans la cuisine, le dixième dimanche après Pâques.
« Tu vois, je connais la musique mais j’ai oublié les paroles : je ne peux te réciter les prières, mais chacune de celles qu’on t’a enseignées doit être accompagnée de ces gestes que je vais t’apprendre. Aujourd’hui, nous ferons carne cortada. Pour soigner les chairs coupées, il te suffira de prononcer tes incantations en reproduisant ces gestes que tu vas me voir exécuter. »
Elle prit alors deux beaux œufs blancs qu’elle cassa contre le bord d’un bol, elle les brouilla, puis les versa dans une marmite en fonte.
« Mais retire-les du feu, ils vont brûler ! s’inquiéta Frasquita.
— Il faut qu’ils brûlent, tu vois, et une fois qu’ils sont bien noirs, tu imprègnes un chiffon d’huile d’olive et tu le noircis avec ce qui reste des œufs. Tu dois alors dessiner trois croix comme ça sur la plaie du blessé pour que la cicatrisation soit plus rapide. »
Frasquita qui observait sa mère avec attention remarqua alors combien ses cheveux avaient blanchi depuis quelque temps, combien ses mains s’étaient flétries. Elle découvrit que sa mère était devenue une vieille femme.
« Maman, comment as-tu perdu le don ?
— J’ai reçu à ton âge cette même boîte qui t’a été donnée. Mais trois mois avant la fin de l’épreuve, je l’ai ouverte, pensant que personne n’en saurait jamais rien. La boîte était vide et j’ai aussitôt oublié toutes les prières qu’on m’avait confiées.
— Mais si tu les as oubliées, qui est venu me les enseigner ? Cette voix que j’ai entendue parmi les tombes n’était donc pas la tienne ?
— Non. En ouvrant la boîte, il m’a semblé que j’ouvrais mon propre crâne. Tous les mots qui y avaient été enfermés quelques mois auparavant se sont échappés d’un coup. J’ai aussitôt refermé le couvercle. Il ne me restait en tête qu’une seule prière, l’une de celles du troisième soir. Tu m’as entendue la réciter dans le cimetière. Nous l’avons perdue pour cent ans.
— Ma mère. Je voudrais te demander une faveur. Cache dans un lieu sûr cette boîte qui t’a été remise !
— Où faut-il que je la mette ?
— Je n’en sais rien, mais cache-la ! J’ai bien peur de moi, mon enfant. Il faut que tu éloignes ton secret, que tu le mettes à l’abri de ta mère ! Et prends garde que je ne te suive pas ! »
Un homme nommé Heredia régnait sur le pays. La moindre pierre était sienne. Nul ne savait depuis quand, ni dans quelles circonstances, sa famille avait pris possession de cette contrée en marge des chemins des hommes et des lumières divines. À Dieu, Heredia n’avait laissé que les cieux d’un bleu lointain. Perchées sur leur colline, les petites coquilles blanches de Santavela étaient prises en tenailles entre l’azur et les cailloux. Le ciel appartenait à Dieu, les cailloux au señor Heredia qui faisait vivre les villageois. Il arrivait que les gens ne sachent plus auquel des deux adresser leurs prières.
Le soir même, Frasquita alla à regret enterrer sa boîte dans l’oliveraie de ce seigneur.
Pour la première fois, elle se retrouva seule dans la campagne nocturne. Elle ne reconnut pas ces chemins qu’elle parcourait depuis toujours. Les objets les plus familiers prenaient dans l’obscurité un relief singulier. Elle trébuchait sur chaque pierre, butait contre les marches, bringuebalant ses grands bras dans l’ombre cahoteuse. Elle perdait ses repères, s’étonnait de la taille des maisons, de la forme des arbres. Tout paraissait se dissoudre, se délayer lentement dans la nuit : les feuilles se mêlaient les unes aux autres, les fenêtres trouaient la masse informe des façades, le contour des choses s’estompait, se dissipait dans la pénombre, la terre mangeait les pierres et le ciel mangeait la terre. Le monde s’était couvert de vagues taches sombres comme des trous. Et les franges d’un ciel tout éclaboussé de lumière et déchiré par la scie des montagnes descendaient jusqu’au sol. Certains figuiers déjà hérissés de gros fruits verts, ronds comme des globes, la regardaient passer à l’ombre de leur mur.
Elle tenait dans sa main droite la pelle de son père et portait un panier en osier à bout de bras. Elle avait bien peur et avançait, minuscule, suivant une sente étroite à moitié dévorée par la nuit et dont des morceaux lui semblaient avoir été arrachés à coups de dents. Une lune énorme se leva. Elle versa sur les oliviers qui craquaient comme des doigts sa belle et vaporeuse lumière blanche.
Frasquita s’étonna que la nuit fût si bruyante. Elle s’arrêta sous le plus gros arbre qu’elle trouva et se mit à creuser. Elle enfouit la boîte assez profond, puis referma le trou et tassa bien la terre sèche avec ses mains. Elle commençait à apprivoiser la nuit. Elle regarda attentivement pour s’en souvenir l’olivier auquel elle avait confié son trésor. Son tronc, dédoublé à sa base, se fondait en un, tels deux arbres qui auraient poussé quelques années côte à côte avant de s’enlacer.
Alors qu’absorbée par la contemplation de ce couple de bois, elle oubliait peu à peu sa peur, elle entendit une voix d’homme dire un chiffre dans son dos. Elle eut à peine le temps de se cacher derrière le tronc qu’elle observait. Une ombre venait droit sur elle.
L’ombre avait un ravissant visage de jeune homme.
L’adolescent s’arrêta face aux oliviers jumeaux à l’endroit exact où Frasquita venait d’ensevelir sa boîte et cria à tue-tête : « Cent quatre vingt-dix-huit ! »
Frasquita suivit du regard ce beau garçon aux traits fins qui lui avait fait si peur, tandis qu’il s’éloignait à grands pas. Elle le vit se mettre au garde-à-vous devant l’arbre suivant et hurler un retentissant « cent quatre-vingt-dix-neuf ! » puis il s’en alla à vive allure compter les autres oliviers. Dès qu’il fut hors de vue, la jeune fille détala avec pelle et panier.
Elle courut jusqu’au village sans se retourner.
Arrivée à la hauteur des premières maisons, elle croisa les yeux brillants de quelque diable déguisé en chat pour agacer le petit peuple des mulots et, pétrifiée, s’arrêta net. Le regard jaune pétillait entre terre et ciel, il la fixa quelques secondes, l’épingla sur le paysage nocturne comme un vulgaire papillon de nuit, puis les yeux fauves se détournèrent, la forme souple sauta de l’arbre où elle s’était perchée et disparut dans l’ombre. Frasquita reprit ses esprits, sans toutefois parvenir totalement à se convaincre qu’il ne s’agissait là que du chat de ses voisins, et elle recommença à courir. Haletante, elle poussa la petite porte de chez elle, traversa la salle à tâtons et se jeta sur son lit.
Les jours, les semaines passèrent. Frasquita, terrifiée par son escapade nocturne, ne chercha pas à retrouver les oliviers siamois à l’ombre desquels elle avait enfoui son trésor.
Sa mère, en revanche, se trouvait constamment toutes sortes d’excuses pour retourner la petite maison de fond en comble ou remuer les vieilles pierres dans le patio. Sa curiosité ne la laissait pas en repos. Elle perdait presque la tête tant devenait vive en elle la volonté de percer le mystère du coffret.
« J’espère que tu n’as pas égaré ce qui t’a été confié mais que tu l’as caché en lieu sûr. Si quelqu’un trouvait cette boîte et l’ouvrait avant nous, Dieu seul sait ce qu’il pourrait advenir. Est-ce qu’elle est encore dans la maison ? finit-elle par demander à Frasquita.
— Non, elle n’y est plus depuis longtemps. Nous irons la chercher dans trois mois à l’endroit où elle se trouve et personne ne l’ouvrira avant nous, sois sans inquiétude !
— Tu l’as enterrée dans la cour ?
— Ni dans la cour ni dans le village. Elle est trop loin pour que tu puisses jamais la découvrir sans mon aide.
— Dis-moi donc où tu l’as mise ! J’irai la dissimuler dans un lieu que je connais où l’on ne pourra jamais nous la prendre.
— Elle est très bien là où elle est.
— Comment peux-tu te méfier ainsi de ta vieille mère ?
— Maman, ce qui sera à l’intérieur de cette boîte à la fin du délai fixé par la voix n’y est pas encore, comprends-tu ? Si tu l’ouvres aujourd’hui, elle sera aussi vide qu’il y a quarante ans quand tu as commis la même erreur. Le don qui m’a été promis y pousse dans l’ombre. Laisse-lui le temps qu’il lui faut ! »
La mère fondit en larmes et se confondit en excuses, mais, à peine trois jours plus tard, elle renouvelait sa question.
Après les questions, vinrent les ordres et, après les ordres, les coups.
Frasquita se laissa battre un mois durant. Elle résista : aucun chantage, aucune gâterie, aucun sévice ne la fléchit. Elle resta aussi silencieuse et impénétrable que la boîte elle-même. Elle devint ce coffret et, chaque jour, la mère tenta vainement d’en forcer le couvercle. Son père qui se mêlait si peu des histoires de femmes dut même intervenir plusieurs fois pour empêcher sa mère de la tuer.
Au bout de trente jours de violence, la mère changea totalement d’attitude. Elle se tut et passa ses journées à entortiller ses longs cheveux grisonnants autour de son index. Elle ne mangeait plus, ne se coiffait plus, ne sortait plus, elle se laissait mourir.
Cette seconde phase dura aussi longtemps que la première.
Enfin, un beau matin, cette femme considérablement amaigrie eut comme un sursaut qui la jeta sur les chemins. En causant toute seule à mi-voix, elle commença à creuser des trous n’importe où tout autour du village.
Le curé vint alors trouver la jeune Frasquita.
Originaire de la ville, il était hermétique à toutes ces croyances de bonne femme. Il ne supportait pas les sabbats, la superstition, toute cette basse cuisine que certaines de ses paroissiennes, très pieuses pourtant, pratiquaient.
C’était un drôle de curé peu enclin à punir. Il ne croyait pas au diable.
« Si ma prière est sèche, c’est que j’ai mal mangé à midi, c’est qu’il fait froid dans l’église, je n’accuserai jamais quelque diablotin à sabots d’être responsable de mes manquements d’homme. Pierre a renié Jésus parce qu’il avait peur. Le diable n’a rien à voir là-dedans ! Si diable il y a, c’est dans la tête des hommes. » Ainsi aimait-il à parler.
En chaire, il ne lisait jamais le passage des possédés et aucun de ses sermons ne faisait référence au Malin, car il redoutait plus que tout de déclencher une épidémie de possessions. Même si ses ouailles ne comprenaient pas un mot de latin, il était inutile de jeter de l’huile sur le feu. Pour ne pas réveiller le diable, le mieux était encore de n’en point parler du tout.
Il avait longtemps combattu ces croyances occultes séculaires qui faisaient vibrer les âmes dont il avait la charge, mais il n’était pas parvenu à ramener ses brebis sur le chemin de la lumière. Il les avait seulement fait taire : on ne lui parlait plus des sorts jetés et des têtes de poulets agitées, toutes sanglantes, autour du lit des enfants malades. On ne lui en disait plus rien par peur de ses colères d’homme rationnel.
Après avoir entendu les confessions de Frasquita et de sa mère au lendemain de Pâques, il avait eu un long soupir et les deux femmes en avaient été quittes pour deux ou trois heures de prières à genoux au fond de la petite église. Mais quand il vit cette petite vieille décharnée passer ses journées à creuser des trous à mains nues — son mari lui ayant confisqué sa pelle —, il devina que cette soudaine folie avait été suscitée par l’histoire ridicule qu’elles lui avaient confessée quelques mois auparavant et il alla trouver Frasquita.
« Frasquita, qu’est-ce que ta mère cherche ? lui demanda-t-il.
— Une boîte, répondit sans détour la toute jeune fille.
— Et qu’y a-t-il dans cette boîte ? insista le padre.
— Nous ne le savons pas.
— Ta mère ne sait donc pas ce qu’elle cherche avec une telle rage que c’est pitié de la voir arracher les cailloux à toute heure du jour. Ses vieilles mains s’écorchent à gratter la terre.
— C’est cela justement, oui, elle cherche quelque chose qu’elle ne connaît pas et qui n’existe même pas encore.
— Parce que en plus cette fameuse boîte qui l’obsède n’existe pas ?
— Si, la boîte existe, mais pour l’instant elle est vide. Enfin, c’est ce que j’imagine.
— Écoute, je ne comprends rien à ton histoire. Mais tu vas aller chercher ce coffret et le remettre à ta mère avant qu’elle ne nous crève de fatigue au beau milieu d’un champ de cailloux.
— Non.
— Au nom de Dieu, je te le demande ! »
Frasquita regarda l’homme en secouant lentement la tête de droite à gauche.
« Tu es têtue, ma fille. Tu ne vois donc pas que ta mère n’est pas la seule à être menacée ? Comme je connais les gens d’ici, nous n’aurons pas à attendre longtemps encore avant qu’une autre femme ne se mette à faire des trous un peu partout à son tour et puis les hommes cesseront d’appeler ta mère “la fada” et ils lui inventeront quelque bonne raison de creuser. Ils croiront qu’elle a vu un trésor en rêve ou je ne sais quoi et plus personne ne travaillera à l’oliveraie et les pelles retourneront cette colline jusqu’à ce qu’elle s’écroule.
— Il ne reste plus longtemps à attendre. Dans vingt jours, nous pourrons ouvrir la boîte et alors ma mère retrouvera la paix.
— Mais dans une semaine, il sera déjà trop tard ! Les esprits imaginatifs auront inventé quelque histoire sans queue ni tête. Dans sept jours, on ne pourra plus rien pour tous ces êtres qui se seront lancés dans une quête sans objet. Prends garde, Frasquita, tu es trop entêtée ! »
Et le curé furieux sortit sans rien ajouter.
Il avait vu juste, dès le lendemain la mère ne fut plus seule à creuser. De jour en jour, ceux qui creusaient furent plus nombreux et la jeune fille eut beau leur répéter à tous qu’il n’y avait rien dans cette boîte qu’ils cherchaient, personne ne l’entendit. Les pelles mordaient une terre glacée, dure comme de la carne.
Heredia tenta en vain d’arrêter cette armée d’hommes, de femmes et d’enfants qui ravinait son domaine à la recherche d’un hypothétique trésor. Ni son autorité, ni celle de ses fils, ni même leurs chiens ne furent de taille à lutter contre ce rêve. La fièvre ravageait les esprits et les olives se gâtaient puisque personne n’était là pour les cueillir.
Certains forèrent la terre si profondément qu’ils passèrent plusieurs jours pris au piège au fond de la fosse qu’ils s’étaient creusée avant qu’on ne les retrouvât et qu’on ne les arrachât à leur prison de caillasses.
Il y eut des éboulis, des bagarres, des gelures. Les femmes et les enfants remontèrent des milliers de paniers remplis de terre, de poussière, de pierrailles.
Après une semaine de grands travaux, on ne pouvait plus faire un pas dans le pays sans manquer de se fouler une cheville ou de disparaître dans un trou. Pourtant, on n’avait rien trouvé que quelques cruches cassées, quelques fossiles et un magnifique visage de bronze. Ce masque très ancien représentait un jeune homme d’une inquiétante beauté dont les yeux avaient été rageusement martelés. On se soucia fort peu de ce chef-d’œuvre antique. On le fit fondre. Celui qui l’avait découvert en fit des bijoux pour son épouse et sa fille. Le beau jeune homme fut métamorphosé en parure de femme.
On commença alors à se demander ce qu’on cherchait ainsi depuis plus de huit jours. On se rendit compte que personne n’en savait rien et on se dit que cette femme qui continuait de creuser en silence avait décidément un regard bien étrange.
Peu à peu, le village revint à la raison et suivit les conseils du curé. Hommes et femmes retournèrent au travail et seule la mère de Frasquita persévéra.
Enfin, le délai fixé par la voix arriva à échéance.
Frasquita attendit la nuit noire pour entraîner sa mère dans l’oliveraie blanche de givre des Heredia.
Elle retrouva sans trop de difficulté l’olivier dédoublé. Le terrain avait été percé à la pelle de-ci, de-là, au petit bonheur la chance, et ces cratères que personne n’avait encore rebouchés donnaient au paysage un relief lunaire.
Frasquita, qui n’était pas parvenue à dénicher la pelle de son père, creusa avec une pierre, sans impatience. Elle atteignit bientôt le couvercle de la boîte et put extraire le coffret de sa gangue de terre froide.
La mère souriait de toutes ses dents, elle manifestait une joie tout enfantine et ses yeux cerclés de rides brillaient comme deux billes noires.
« Ouvre, ouvre donc ! »
Les doigts gourds de Frasquita soulevèrent le couvercle.
La boîte était pleine de bobines de fil de toutes les couleurs et des centaines d’épingles étaient plantées sur un de ces petits coussinets que les couturières portent au poignet en guise de bijou. Fixée au couvercle par de fines lanières de cuir, une paire de ciseaux finement ouvragés dans un petit étui en velours rouge, un dé à coudre tout simple et, soigneusement alignées le long d’un large ruban bleu, quelques aiguilles de toutes tailles.
« Ce n’est qu’une boîte à couture, murmura la mère. Rien qu’une boîte à couture !
— Regarde ces couleurs ! Comme notre monde paraît fade comparé à ces fils ! Tout chez nous est gâté par la poussière et les couleurs sont mangées par l’éclat du soleil. Quelle merveille ! Même dans la lumière grise ces bobines resplendissent ! Il doit exister des pays de pleines couleurs, des pays bariolés, aussi joyeux que le contenu de ce coffret.
— J’ai creusé des jours entiers à la recherche d’une vulgaire boîte à couture ! »
La vieille mère laissa glisser le fichu de laine noué autour de sa tête, et ses cheveux d’argent qu’elle n’avait pas coiffés depuis si longtemps tombèrent en cascade sur son châle sombre. Elle rit alors d’un bon rire franc et libérateur, elle rit longtemps et resplendit soudain dans la nuit comme une autre lune. Elle riait et sa fille riait à ses côtés et toutes deux se roulaient dans la terre sans craindre de salir leurs habits.
Enfin Francisca se redressa et s’assit à côté de l’olivier. Ses yeux avaient perdu leur vernis malsain, la pupille n’inondait plus l’iris, les cils ne frémissaient plus autour du blanc de l’œil comme les naseaux de quelque bête inquiète. Son regard s’était apaisé. Frasquita reconnut le gris calme et velouté des yeux que le désir ne venait plus troubler. Elle sentit que sa mère était libre de nouveau.
« Il est tard. Rentrons, maintenant ! »