LUNE DE MIEL

 

Ma mère regarda la lourde robe blanche s’abattre à ses pieds, elle s’accroupit pour rassembler tout ce tissu répandu.

De l’autre côté du paravent, l’homme attendait, le corps alangui dans la chaleur nocturne de la chambre.

Elle frissonna derrière son mince rempart de bois et de tissu. Un long tremblement agita les fleurs peintes.

Un air d’accordéon qui venait de la nuit, cadeau de noce d’une fille perdue, lui secoua les sens.

Elle parut enfin en chemise. Ses cheveux épais et souples encadraient d’ébène son visage attentif. L’homme allongé sur le lit lui fit signe...

Il entra en elle d’un coup, sans rien dire, sans attendre.

 

Ses fesses nues s’irritaient sur le drap rêche qu’elle avait brodé à leurs initiales en songeant à cette première nuit. Il enflammait sa peau alors que l’homme au-dessus d’elle l’écrasait en l’agitant. Un vif mouvement de va-et-vient. Il s’accrochait à elle avec fureur, lui écartait violemment les cuisses, lui serrait les seins si fort qu’elle dut se mordre la langue pour ne pas crier. Il lui devint plus étranger qu’il ne l’était avant leurs fiançailles, quand il l’observait pendant la messe et qu’elle s’empêchait par pudeur de répondre à ses regards, sentant leur poids accroché à ses lèvres, à ses seins, à ses hanches.

Il s’enfonçait en elle et ne la regardait plus.

Ce ne fut pas long. Il s’affaissa dans un dernier grincement, puis sortit, se sépara du corps qu’il avait ouvert par le milieu.

Les jambes écartées, la chemise remontée jusqu’aux épaules, ma mère resta immobile, exposée, attendant qu’il se passât autre chose. Elle épia chacune de ses fibres nerveuses, explora le champ écorché de sa peau pour y dénicher quelque chose de la jouissance que son corps s’était promis en s’offrant par contrat. L’homme, vif et loquace pendant la fête, était silencieusement allongé à ses côtés, sans qu’aucune parcelle de sa peau ne touchât plus son corps à elle. La lourde masse des cheveux de ma mère, répandue sous leurs deux corps, nappait un tiers du lit de ténèbres bleutées.

Elle n’osait dégager ses longues mèches soyeuses.

L’accordéon s’était tu.

Elle pensa qu’il lui faudrait apprendre à goûter les gestes d’amour de son mari ; qu’étant novice à ces jeux, elle n’était pas en droit d’attendre davantage de cette première nuit. Alors, elle repoussa tendrement le corps de l’homme assoupi, ramena sa chevelure vers elle et la natta comme elle le faisait chaque soir. Après tout son mari l’avait honorée, le mince filet de sang lové entre ses cuisses en témoignait.

Elle vida le broc d’eau fraîche dans la cuvette de faïence, jouant à écouter le bruit de cette chute dans le silence de sa nuit de noces, et se lava plus tendrement qu’elle ne l’avait jamais fait.

 

Le lendemain à l’aube, son mari se leva sans la voir. Frasquita resta seule.

Elle se savait étrangère au bois du lit. Les objets, les meubles, tout en ce lieu la dévisageait. Elle se ramassa dans le mou de la couche à la recherche de l’empreinte de son corps. Mais elle ne trouva dans les draps tachés que le grand corps de son mari dessiné en creux et la marque d’autres sommeils, d’autres ébats, plus étrangers encore. Le trou qu’elle venait combler n’était pas à sa taille. Trop petit, trop tordu. Une nuit de noces, cela n’a pas assez de poids pour marquer les choses. Les objets résistaient à sa présence, refusaient de se plier à ses formes. Frasquita comprit qu’à terme ce serait le trou du lit qui la modèlerait.

José avait déjà gagné son atelier. Les coups de marteau scandaient le temps du lieu. Le vent n’y était plus pour rien maintenant, la bâtisse entière battait sous le bras du charron tandis que ma mère faisait ses premiers pas dans l’antre Carasco.

Sa belle-mère l’attendait. Sans un mot, elle lui indiqua la place des choses, les deux grandes armoires où étaient pliés les draps, la réserve de chandelles, la table où l’on prenait les repas et où le corps de son défunt beau-père avait été exposé, la chaise où elle pourrait s’asseoir quand sa journée lui en laisserait le temps, s’asseoir et repriser, sa chaise, sa place.

Peu à peu, le silence de la vieille bâillonna ce qui avait pleuré au matin du premier jour et les femmes se mirent à l’ouvrage.

La Carasco ne parlait pas ou si peu.

Grognements inaudibles, mots dévorés, mis en pièces, mots éviscérés, longuement mastiqués, puis recrachés comme de vieilles chiques. Noirs, pleins de salive, à moitié digérés. La vieille parlait comme on crache. Elle torturait la langue, la tordait comme un vieux chiffon pour l’adapter à sa bouche édentée. Elle mêlait un filet de bave sale à chacune de ses phrases, faisait des sons une terrible bouillie et pourtant ne répétait jamais rien. Frasquita obéissait à ces paroles détruites, elle acceptait l’autorité de cette langue difforme. En tant que belle-fille, elle se devait de saisir ces débris de langage.

La vieille parlait comme on hait.

Le fils, si peu enclin à parler lui-même, répondait sur-le-champ aux exigences de sa mère. Il se soumettait à cette bouche vide, à ces lèvres d’acier, fines comme des lames, aiguisées par les années, à cette langue atrophiée. Le fils ne bronchait pas, ne questionnait pas, ne refusait jamais.

Le corps de la Carasco était à l’image de ses grognements. Détruit, tordu, et sec.

Elle s’habillait encore de noir, mais on avait dégagé les portes et les fenêtres de la maison pour signifier la fin du deuil. La lumière du soleil en entrant de nouveau dans cette maison soulignait les traces laissées par dix années de pénombre.

 

Alors les deux femmes badigeonnèrent de chaux les murs de la grande salle pour en raviver la blancheur fanée.

À midi, quand le soleil donnait à pleins rayons, de grandes parts de clarté entraient dans la bâtisse par ses pores ouverts, fenêtres et portes. Les murs blanchis arrondirent la pièce, les angles se perdirent dans l’éclat de la chaux et Frasquita fut avalée par cette maison dont elle tapissait les entrailles tandis que ses propres entrailles se tapissaient secrètement de la blancheur laiteuse d’Anita, ma sœur aînée.

Enfin rafraîchie, la maison se referma pour se protéger de la chaleur et Frasquita entendit de nouveau le bois résonner sous les coups du charron.

Elle rangea sa chaise — ces quelques centimètres de bois que les Carasco lui avaient concédés — sous la plus grande des fenêtres de la salle immaculée et s’assit là, une pièce de drap sur les genoux, la seule pièce inachevée de son trousseau.

Elle ouvrit sa boîte à couture. Les bobines aux couleurs chatoyantes irisèrent l’écran blanc des murs.

La vieille prit un instant ce simple écrin de bois pour un coffret à bijoux tant les fils étaient nombreux et leurs teintes vives et variées. Frasquita déploya le drap, étendit ses longs bras, et deux ailes de tissu s’abattirent au sol dans un courant d’air chaud.

Étonnamment, la Carasco ne s’approcha pas et, assise à l’autre bout de la pièce, elle regarda en silence sa belle-fille broder.

Frasquita travaillait avec soin, ses doigts maniaient la rude étoffe avec des égards, une déférence, une grâce que les couturières réservent à la soie, au satin, au brocart. Ses mains caressaient la toile de lin, comme on explore une peau, jouissant de la grosseur de son grain. Puis le fil traçait ses larges volutes dans l’air saturé de cette fin d’été, des lignes colorées couraient sur les murs blancs, l’aiguille brillait un instant au soleil avant de plonger dans l’épaisseur de l’étoffe, ne laissant pour tout sillage qu’un fin point coloré, qu’une minuscule tache, qui, petit à petit, s’épanouissait, gagnait la pâleur du drap.

Quand sa belle-fille brodait, la Carasco se ramassait sur elle-même afin que l’ombre de la main, afin que l’ombre de l’aiguille ne vînt jamais se briser contre son ombre desséchée.

Armée d’une simple aiguille, ma mère plia la place forte.

La vieille éblouie par cette merveille offrit plusieurs fois — en secret et sans un mot — des morceaux de tissu à Frasquita. Ces présents furent les seuls que la Carasco fit jamais car, contre toute attente, sa belle-fille fut son unique fierté.

La couturière, le nez dans son ouvrage, ne remarqua pas le visage réjoui de la vieille quand apparut sur la toile un chemin traversant un crépuscule tendu de fil bleu. Jamais elle ne vit ce sourire qui découvrit une bouche vide, un terrible trou édenté (qui pense encore que seules les dents peuvent effrayer les enfants ?).

La Carasco s’adoucissait de jour en jour au contact de la beauté. S’il n’avait pas été trop tard, sans doute aurait-elle réappris à parler.

Mais Frasquita, dont les yeux cherchaient sans cesse la porte, la fenêtre ou l’espace mat de son drapeau inlassablement brodé, commença à tourner ses regards vers l’intérieur et ressentit les mouvements de l’enfant qui poussait dans son ventre. Elle délaissa alors son ouvrage dont la splendeur attendrissait la vieille et passa ses journées à guetter ce mystère en elle, tentant d’en capter les pensées. Dès le premier mouvement, elle parla à l’enfant, elle se servit de sa voix comme d’une aiguille, brodant son espace intérieur.