Frasquita Carasco, dont rien n’avait pu venir à bout jusque-là, ni la mer, ni la peine, ni les sables, Frasquita Carasco s’effondra en quelques semaines comme un château de cartes pour un détail, un faux pli, un fil rouge.
La belle Adélaïde qui entra un jour chez nous sans frapper n’avait pas besoin des talents de ma mère pour gagner en beauté. Sa splendeur fut un défi pour la couturière et c’est ainsi qu’Adélaïde l’entendait sans doute.
La porte fut poussée, elle ne grinça pas et Angela tressaillit face à la splendeur de cette créature, si fine, si blanche. La lumière des plus beaux tissus n’était rien comparée au grain de sa peau. Angela se dit que sa mère devrait filer de la nacre pour qu’une robe ne fût pas fade sur le blessant soleil de sa carnation.
Adélaïde entra donc et, fait étonnant, elle parut sans cortège, sans rires, sans l’encombrant équipage qui suivait habituellement une jeune fille de sa qualité. Son pouvoir se lisait dans ses manières : elle savait se faire obéir et Angela pensa qu’elle ne savait peut-être que cela. Son assurance était telle qu’elle avait traversé le terrain vague à pied, seule, habillée en altesse, pour venir jusque chez nous, dans cette cour plantée à la lisière de la médina, quartier dont elle aurait dû ignorer jusqu’à l’existence et qui passait pour l’un des plus misérables de la ville.
Mais qui aurait osé lui imposer de venir accompagnée ?
Le contre-jour ne parvenait pas même à lui faire de l’ombre dans le soleil matinal.
« Suis-je bien chez Frasquita Carasco, la couturière ? demanda-t-elle à ma sœur qui faisait de l’ordre dans la pièce en attendant les belles dames du matin.
— Vous êtes chez elle ! » lui répondit Angela aussi tranquillement qu’elle le put.
Adélaïde sourit et les perles qui parurent dans sa bouche blessèrent Angela. La belle Adélaïde sourit comme on mord, écartant un instant l’écrin carmin des lèvres. Le velours charnu livra ses dents. Angela rêva aussitôt de les briser une à une, de coudre les bords rouges, de celer à jamais ce sourire parfait qui l’avait offensée, qu’elle avait reçu comme une gifle.
« J’aimerais lui commander une robe rouge, une robe de bal ! »
Ma mère n’avait jusqu’alors réalisé que des robes de mariée. Les histoires qui circulaient à son propos parlaient d’une aversion pour la couleur, d’une passion pour le tissage, pour ce qu’on lie ensemble. Pour la couture, les serments...
Et voilà que cette étrange jeune fille à l’inquiétante beauté lui imposait ses couleurs.
Martirio entra dans la pièce, elle regarda froidement la visiteuse qui la salua comme une vieille connaissance avant de rejoindre ma mère à l’étage où la couturière tenterait de réduire sa splendeur à quelques mesures.
« Elle n’a pas vieilli ! » s’étonna Martirio dans un murmure.
Quand Adélaïde redescendit, elle n’avait rien perdu de sa superbe. Mais ma mère avait pâli.
Et dès lors le rouge envahit la salle du bas. Les marchands en apportèrent de toutes sortes pour que Frasquita Carasco pût faire son choix. Cotonnades amarante, cerise et coquelicot. Entrelacs de garance, de vermeil et grains de grenat. Velours cramoisi et taffetas pourpre. Boutons de porphyre et larmes de sang dans leur écrin doré. Éclat de rubis dans l’œil noir de la couturière. Coraux de soie sauvage et géraniums enflammés. Les quelques coupons qui restèrent éclataient dans la blancheur cotonneuse des robes de noces. La toilette rouge éclipsait par son mystérieux bouillonnement ses sœurs de tissu. Elle captait violemment le regard et, peu à peu, la couturière lui accorda une attention toute particulière.
En deux semaines, la robe fut prête et Adélaïde revint pour l’essayer.
Dans la chambre de notre mère où trônait le grand miroir que son succès lui avait permis d’acquérir, le reflet d’Adélaïde vacilla un instant. La belle, désarçonnée par le souffle de la robe rouge qu’elle venait d’enfiler, perdit de son arrogance et le temps fit une pause, légère, imperceptible. Une paix souffla sur le monde et toutes les agonies furent suspendues l’espace d’un regard. La beauté se sentait chez elle dans ce satin de soie aux couleurs violentes au milieu duquel seule sa carnation exceptionnelle pouvait survivre. Mais la trêve ne dura pas. Adélaïde revint aussitôt de son étonnement et, d’un geste du bras, cassa l’harmonie qui s’était faite malgré elle entre sa peau et le tissu. Alors une bataille s’engagea entre la jeune fille et sa robe sanglante : chacune voulait sa place et qu’on la regardât et qu’on ne vît plus qu’elle. L’équilibre se perdit, l’habit étouffait la femme qui en se débattant écrasait l’habit. L’écrin rouge devint vulgaire. Et Adélaïde débusqua l’erreur. Ce poil au menton de sa robe de bal, ce fil qui dépassait à peine, mais agaçait tant la chair de son avant-bras qu’elle l’attrapa entre ses ongles et l’arracha. Et, comme dans les œuvres de ma mère se glissait toujours quelque mystère, ce fil unique en se rompant brisa l’architecture de tissu et tout un pan de la jupe s’effondra aux pieds de la jeune beauté.
« Eh bien, cela ne va pas ! Ma robe ne tenait qu’à un fil ! Elle est à refaire, une valse aurait suffi à la faner ! » plaisanta la belle Adélaïde au sourire parfait.
Ma mère s’étonna de la fragilité de son ouvrage. Elle se remettrait au travail. Jamais elle n’avait failli jusque-là. Elle ne comprenait pas.
Ma mère était ferrée.
De détail en détail, nous vîmes, impuissants, notre mère se découdre. Obsédée par les minutieuses retouches imposées par Adélaïde, elle oublia de se nourrir, elle perdit le sommeil, éparpilla ses fils, sema ses boutons, ses aiguilles, ses épingles. Frasquita Carasco s’émiettait. Plus elle reprenait la toilette, plus son être se morcelait. À chaque nouvel essayage, les invisibles défauts se multipliaient sur le rouge sanglant de la robe de bal et le sourire parfait les soulignait avec une cruelle légèreté, tandis que le regard de ma mère s’égarait davantage dans le miroir baigné de tissu rouge.
Alors ses mains commencèrent à trembler, ses gestes se brisèrent et ses yeux se ternirent. Du bout des doigts la mort avait tiré sur le fil rouge et notre mère s’effilochait.
« Il faut nous préparer, affirma une nuit Martirio alors qu’elle me caressait le front dans le noir où nous dormions toutes ensemble.
— Nous préparer à quoi ? interrogea la voix d’Angela.
— Tu ne l’as donc pas reconnue ?
— Qui ? demanda une autre voix dans l’ombre.
— Ce visage peint par le sang de Salvador sur son drapeau, celui de la belle dame qui brodait aux côtés de notre mère, chuchota Martirio. La mort se fait faire une robe de bal.
— Adélaïde !
— Je déteste son sourire. Quand je la vois, il me vient des envies de meurtre.
— C’est ce qu’elle cherche à inspirer à certains. D’autres sont plus dociles.
— Il faut détruire cette robe empoisonnée !
— Notre mère n’y survivrait pas.
— C’est trop tard, son âme ne tient plus qu’à un fil, conclut Martirio. Bientôt nous serons seuls. Dormons. »