LA SAISON DES AMOURS

 

« ¡ Pirouli caramelo qué rico y qué bueno ! »

Comme chaque semaine, le cri du vendeur ambulant traversait le terrain vague et agitait la cour. Les enfants harcelaient leurs mères, exigeaient un sou, se roulaient dans la poussière, pleuraient, priaient. Certains se tassaient dans l’ombre des murs, les mains sur les oreilles pour ne pas entendre. D’autres revenaient triomphants les poches pleines de graines de courge salées ou brandissant, planté sur un bâton, ce cône coloré, objet de toutes les convoitises, qu’ils léchaient lentement au soleil.

Dans les bras d’une de mes sœurs, j’écoutais les petits chanceux sucer leurs sucreries.

Et ma mère guettait, cherchant le moyen de survivre dans ce pays tout neuf.

Alors qu’elle observait le corps des jeunes filles de la cour, les regardant marcher, se mouvoir dans l’espace clos, une voisine s’approcha d’elle.

« Tu es couturière et tu causes peu, à ce qu’on dit. J’aimerais que tu viennes chez nous, ma fille a besoin de tes services et de ta discrétion.

— Je sais coudre, broder et me taire. Je viendrai. »

 

Manuela, la fille de cette voisine, avait le ventre si rond qu’aucune jupe ne pouvait plus cacher ce qui y poussait. Une nuit, elle s’était laissé entraîner dans le désert de terre rouge et le jeune Juan l’avait effleurée.

« Il m’a à peine parlé et voilà que je gonfle ! pleurnichait la jeune fille qui ne sortait plus de chez elle depuis bientôt trois semaines. Je ne me doutais pas que quelques paroles tendres me feraient ça.

— Arrête, veux-tu ! rageait la mère en giflant sa fille avec une régularité de métronome. Les mots n’engrossent pas les filles. Tout le monde sait ça ! Même le curé ! Tu aurais dû te tenir, voilà tout ! Ou, au moins, m’en parler plus tôt, au lieu de me jouer la sainte-nitouche. Une chance que ton Juan te veuille encore et qu’il ait réussi à hâter les noces ! Après l’église, vous partirez vivre dans le cabanon de tes tantes, le temps que ta faute te sorte du ventre. En attendant, il va falloir cacher tout ça. Le mariage a lieu dans quinze jours et Dieu seul sait comment tu vas encore t’épaissir d’ici là.

— Viens là que je te tâte le ventre ! » ordonna calmement ma mère.

La jeune fille s’approcha des mains de la couturière et leur livra son giron. Alors, après avoir palpé la chair tendue sous les tissus, Frasquita Carasco affirma sans changer de ton :

« Voilà bien sept mois que tu es grosse.

— Je sentais bien quelque chose qui s’agitait là-dedans, mais je faisais tous mes efforts pour l’oublier, lâcha la jeune fille dans un sanglot.

— Il est bien temps de pleurer, vraiment ! Tu vas pouvoir couper une robe qui cachera le péché de cette traînée ? demanda la voisine sans cesser de souffleter sa fille.

— Oui, mais je n’ai pas d’étoffe, il va falloir m’en fournir.

— C’est qu’on ne roule pas sur l’or.

— Donne-moi tous les bouts de tissu que tu dénicheras, je me charge du reste. Vous viendrez faire les essayages chez moi à la nuit, une fois que toutes les chaises seront rentrées.

— Et tu nous prendras combien ?

— Trouve du travail à mes filles aînées et donne-moi de quoi nourrir mes enfants dans l’intervalle.

— Elles pourront faire des ménages à la villa Paradis, chez les Cardinale, c’est un peu plus bas sur la grand-route. Je sais qu’ils embauchent. Mais la patronne n’est pas commode, j’aime autant te prévenir. Ma gamine y a travaillé un temps.

— Une garce, cette femme-là ! Et qui cause qu’en français ! Il va falloir que tes filles s’accrochent pour la satisfaire, lâcha Manuela en écrasant ses larmes.

— Quant à toi, casse ce soir une petite croûte de pain entre tes ongles et donne-lui la forme d’une croix, ordonna la couturière à sa jeune cliente. Tu me l’apporteras dans trois jours avec un fil volé à l’habit de ton fiancé.

— Pourquoi ? demanda Manuela.

— Parce que, le jour de tes noces, on te dira que tu es belle et si on ne te le dit pas, on le pensera », lui répondit Frasquita Carasco en sortant.

 

Le surlendemain, à l’aube, pour libérer Anita et Angela, on me confia, toute roulée dans le châle noir de ma mère, aux bras de Martirio qui n’avait pas neuf ans. Mes deux sœurs aînées traversèrent ensemble le terrain vague pour rejoindre la route et disparurent de mes journées. L’horizon me les avait prises, il avait avalé leurs baisers. Longtemps, elles n’existèrent plus. Elles m’avaient abandonnée de ce côté-ci du monde, pour faire briller vitres, dalles, parquets et argenterie sous le regard méfiant d’une patronne qui préférait encore les Espagnoles aux Arabes, bien qu’au bout du compte toutes fussent à ses yeux aussi voleuses.

 

Ma mère avait repris son aiguille et, en deux semaines, elle était parvenue à réaliser une robe somptueuse dont la coupe masquait parfaitement la faute de Manuela. Si bien que, le jour des noces, toute la cour s’émerveilla.

Prises dans la toile de la couturière, les filles rêvèrent de se marier, de parader elles aussi dans une robe de princesse, et les garçons furent bien contents. Baisers et gifles foisonnèrent. Les fleurs se laissèrent cueillir de bon cœur, ce fut une grande saison de noces précipitées et de secrets honteux. Toutes les jouvencelles en âge de procréer se trouvèrent un galant et comme tout le monde pouvait s’offrir les talents de la couturière, l’église ne désemplit pas. Le vieux curé de la paroisse maria tant de couples et baptisa tant de petits dans les mois qui suivirent les noces de Manuela qu’il en mourut d’épuisement.

Quelques guenilles, un peu de farine, de l’huile et du lard, une petite croûte de pain sculptée en forme de croix et Frasquita Carasco se mettait au travail.

Jour et nuit, elle sublimait des chiffons.

Ma mère réalisa même une robe pour Maria la bossue, une fille au corps tordu que le tissu parvint à redresser si bien qu’elle parut belle pour la première et la dernière fois de sa vie.

Quand toutes les filles de la cour furent mariées, il en vint de nouvelles, des cours voisines. Bientôt la couturière du faubourg Marabout eut tant d’ouvrage qu’elle put augmenter ses tarifs. Alors, peu à peu, sa clientèle changea.

Mes sœurs revinrent à la maison, je ne les reconnus pas, mais Anita m’apprivoisa en m’offrant l’une de ces sucreries proposées par Pirouli caramelo et Angela, dont les traits s’étaient cruellement épaissis, me donna en riant de grandes plumes blanches qu’elle disait cueillir sur son dos un peu rond.