Durant cette période de bonheur tranquille, Lucia qui avait abandonné ses vêtements pailletés venait chaque jour à cheval chez les Carasco. Son amitié ne pouvait plus faire de tort à la couturière maintenant qu’elle était la maîtresse officielle du señor Heredia, veuf depuis longtemps déjà.
Sans doute ne cherchait-elle pas à prendre sa revanche sur les gens de Santavela, ni même à parader, elle se déplaçait à cheval parce qu’elle en avait un et qu’elle avait appris à monter à l’hacienda. C’était commode, voilà tout ! Elle s’imaginait que, sans l’aimer, les villageois désormais ne la méprisaient plus.
Elle se trompait.
À l’époque de son mariage manqué, on avait beaucoup plaint la pauvre fille, les mères utilisaient son histoire pour faire peur aux gamines, les femmes ne voyaient en elle qu’une malheureuse, condamnée à se louer à tous et que les garçons, ces salopards, s’amusaient à culbuter pour rien dans les broussailles. Une petite dévergondée qui payait bien cher son erreur de jeunesse.
Avec les années, elle s’était crayonné un monde de fourrés, de nuit et de coins d’ombre. Un monde à la belle étoile, plein de chemins dessinés par ses pas seuls et qui serpentaient de tous côtés dans le pays. Elle avait appris à disparaître dans une robe à paillettes, à semer les notes vives de son accordéon pour attirer sa clientèle, à surgir au cœur même du village par quelque trou. Elle s’était bâti ses propres portes. Grâce à son complice, ce chien errant qui ne la quittait plus et n’hésitait pas à se jeter sur les mauvais payeurs, elle avait réussi à se défendre et à faire payer ceux qui abusaient d’elle. Son féroce protecteur lui avait permis de développer son petit commerce.
Tout le monde y avait trouvé son compte jusqu’à ce que Heredia s’entiche d’elle. Alors, les hommes l’avaient regardée autrement : ses cheveux avaient pris un parfum d’or, ils s’étaient mis à payer plus cher pour caresser son beau corps soyeux, pour goûter au grenat des lèvres. Ils l’avaient désirée non plus parce qu’elle passait par là, à portée de main et que c’était toujours mieux que de faire ça tout seul, mais parce qu’ils avaient commencé à penser à elle sans la voir et à la voir sur chaque colline, derrière chaque pierre, dans tous les replis des chemins, partout où elle n’était pas. Lucia était devenue un plaisir rare, un plaisir cher, le plaisir du maître, et les épousées avaient remarqué les regards que leurs maris lui portaient. Cette femme, censée appartenir à tous, leur échappait et plus elle échappait, plus sa beauté devenait évidente, douloureuse, blessante même.
Elle avait un jour fermé boutique et s’était installée au domaine auprès de Heredia et de ses trois grands fils encore présents avec femmes et enfants. La maison était assez grande pour limiter les frictions, de grands corridors laissaient à chacun le temps de se composer un visage.
Le vieux bonhomme ne s’était pas posé de questions, Lucia s’était imposée à lui avec une évidence, une densité qui ne se refusent pas. Lui qui s’étiolait avait goûté à ses côtés un plaisir compact, il s’était senti rassemblé entre ses jambes musclées et rien ni personne n’aurait pu le faire renoncer à cette jouissance d’être entier.
Pendant des décennies, la poussière de l’oliveraie qu’il avait mangée, bue, respirée s’était déposée sur sa peau d’homme mûr, sur ses cheveux, sur son iris. Rien n’avait plus eu de saveur si longtemps et, un soir, alors qu’il pensait à son quatrième fils, le plus jeune, le plus tendre, celui qui avait choisi de partir pour le Nord, un soir, alors qu’il se promenait seul sur cette terre qui lui ressemblait tant, il l’avait croisée, elle, dans ses vêtements à paillettes. Ce soir-là, il avait vu comme un morceau de ciel étoilé s’avancer.
Elle était venue à lui sans un mot, l’avait dégagé de toute poussière et serré si fort dans ses longs bras saillants, si fort qu’il avait cru mourir.
Elle l’avait rassemblé sous le regard du chien jaune parmi les oliviers. Ainsi donc, il avait encore un corps, un corps dont elle s’était emparée ce soir-là, pour toujours. Elle lui avait fait l’amour à lui qui ne savait plus comment on aime avec sa chair, puis elle était partie sans rien demander et il était resté longtemps, seul, à écouter dans le lointain le chant sautillant de l’accordéon.
Alors il était revenu chaque soir dans l’oliveraie et il avait fini par les retrouver, elle, sa robe étoilée et le chien jaune.
Lucia, l’éternelle fiancée, n’avait pas agi par calcul. Elle avait pris cet homme dans la nuit pour arracher quelque chose à la vie, quelque chose qui lui appartiendrait en propre. Elle l’avait cueilli comme un fruit. Et, peu à peu, ils n’avaient vécu tous deux que pour ces moments d’amour dans l’oliveraie. Toutes leurs journées étaient tendues vers cet instant où ils se retrouveraient.
Un matin, Heredia avait décidé d’inviter Lucia chez lui, de l’installer dans sa famille et personne n’avait lutté contre la volonté du patriarche au regard pailleté par la robe de la belle Lucia. Cette robe si pleine de trous et mouchetée de lumière qu’ils aimaient tant, elle avait fini par ne la porter que pour lui, dans l’intimité.
Voilà comment la prostituée avait, semblait-il, échappé à son destin de fille perdue.
Mais la vie de château n’était pas parvenue à adoucir l’affreux chien jaune qui suivait partout la femme et son cheval. Il s’arrêtait à l’entrée du village et attendait sa maîtresse dans un coin d’ombre. Il ne pénétrait pas non plus dans la cour du domaine et passait ses nuits, seul, dans l’oliveraie. Il n’aimait pas les hommes et rien ne pouvait lui faire oublier ce que certains lui avaient fait. Il veillait.
Heredia ne se sentit pas partir. Lucia le trouva, un matin, mort à ses côtés. Au village, on afficha un deuil ostentatoire, on pleura bruyamment, on sua dignement, à grosses gouttes, dans les profondeurs des habits noirs, et la procession qui accompagna le corps à sa dernière demeure fut la plus belle qu’on eût vue à Santavela de mémoire d’homme. La seule tache brillante dans toute cette ombre fut Lucia qui avait osé enfiler sa robe à paillettes pour l’occasion.
Elle ne vit pas venir la première pierre.
Les trois fils de Heredia présents à la cérémonie ne levèrent pas le petit doigt pour la défendre. Ils avaient craint si longtemps que leur père ne se remariât et n’eût d’autres enfants d’un second lit que cette première pierre, qui vint d’on ne sait où, fut peut-être commanditée par eux.
Lucia tomba en cherchant à fuir et le chien jaune, qui veillait depuis toujours en prévision de cet instant et avait suivi la cérémonie à distance, se précipita sous la pluie de caillasses. Il protégea sa maîtresse en s’allongeant sur son corps.
Frasquita hurla, son unique cri déchira la foule et arrêta net les jets de cailloux. La Blanca, la Maria et ma mère s’avancèrent alors vers les deux corps mêlés, ceux du chien et de la femme.
Les poils jaunes et la robe à paillettes étaient également tachés de sang.
Les gens se dispersèrent en maugréant sous la pression de ces trois femmes et il n’y eut plus de pierres, plus de cris, plus d’aboiements furieux : le chien jaune était mort. Tandis que les bonnes mères s’affairaient autour du cadavre de l’animal et du corps de Lucia encore étourdie, les hommes les observaient de loin.
Lucia quitta Santavela le soir même, sa robe à paillettes sur le dos et son accordéon en bandoulière. Elle vint jouer un dernier air sous les fenêtres de Frasquita qui lui ouvrit sa porte et lui offrit un sac plein de victuailles pour la route. Elles ne parlèrent pas, mais s’enlacèrent tendrement et, en chantant un petit air gai et entraînant, un air de fête, Lucia partit à pied sur les chemins, suivie de l’ombre du chien jaune qu’elle avait enterré quelque part dans l’oliveraie, à l’endroit du premier soir.