L’OGRE

 

L’ogre entra dans le village pendant l’office du dimanche, au beau milieu du printemps, alors que la moitié des femmes en âge de faire des petits avaient le ventre plein.

Depuis plusieurs mois déjà, la Blanca formait Rosa, la fille aînée des Capilla, afin qu’elles soient deux à aider ces soirs de pleine lune où les bébés sortiraient tous à la fois. Mais, d’après Anita, la sage-femme savait déjà qu’elle ne pourrait pas rester terrée plus longtemps. La Blanca sentait sa présence, le savait en marche vers elle.

Il mit pied à terre sur la place de la fontaine. Ses cheveux, son habit, son cheval semblaient avoir été découpés à l’emporte-pièce dans une nuit mutilée, à la lune et aux étoiles arrachées. Son âne qui trottait derrière lui était chargé d’un fatras de sacs et de caisses.

Un étranger à Santavela était déjà un événement en soi, mais aucun étranger tel que lui, aucun savant chargé de plantes, de graines, de pierres originaires du monde entier, ne s’était jamais aventuré si loin sur les sentiers qui menaient au village.

À la sortie de l’église, tous le virent et chacun se précipita chez soi, évitant soigneusement de croiser son regard.

Le sourire aux lèvres, il les observa qui détalaient et finit par héler une femme dont les articulations étaient si douloureuses qu’elle ne pouvait ni accélérer le pas ni se permettre de faire un détour pour rentrer chez elle sans avoir à passer à proximité de l’inconnu.

« Mon nom est Eugenio, je voyage à la recherche de plantes rares et je suis passé maître dans l’art d’utiliser les herbes et de guérir les maux. Je peux peut-être t’aider. C’est aux jointures que tu souffres ?

— Toute la machine est enrayée. Je ne bouge plus que le dimanche pour assister à la messe, marmonna la femme sans même le regarder ni ralentir sa course.

— Des rhumatismes... Il arrive que les douleurs se déplacent ? Qu’elles abandonnent une articulation pour se jeter sur d’autres ?

— Tout juste ! Et c’est surtout la nuit que se font ces changements, répondit-elle en continuant d’avancer à petits pas.

— Tu ne me sembles pas être d’un tempérament assez sanguin pour te trouver mieux d’une saignée au bras. Mais sache qu’il faut te traiter car ton mal peut devenir mortel s’il se porte sur le cœur ou le cerveau.

— Que dois-je faire ? demanda la bonne dame soudain moins revêche.

— Attends ! Je vais te donner des plantes à faire bouillir une demi-heure, tu y plongeras tes articulations douloureuses et tu les y laisseras jusqu’à ce que ta peau se flétrisse un peu. Tu garderas le bain, il pourra te servir plusieurs fois, tu n’auras qu’à le réchauffer. »

Eugenio farfouilla dans les sacs portés par le baudet, il remplit un cornet de papier qu’il tendit à la bonne femme. Comme celle-ci semblait hésiter, l’herboriste explosa d’un gros rire et ajouta :

« Rien de dangereux dans tout cela : romarin, sauge, hysope, laurier, absinthe, fleurs de sureau et de lierre, et voilà une bonne poignée de sel marin à jeter dans l’eau de cuisson. Ce n’est pas la cuisine du diable ! Pour être honnête, je te donne tout ça gratis histoire d’appâter les autres : quand ils te verront courir comme un lapin, ils ne douteront plus de mon savoir. Et tant qu’on y est, je te conseille de soigner tes yeux aussi. Ils coulent jaune — ophtalmie non scrofuleuse. Des cataplasmes de fromage mou avec son petit-lait feront l’affaire. Renouvelle-les toutes les trois heures ! »

La rhumatisante, après s’être emparée des plantes et avoir mâchonné une formule de remerciements, s’apprêtait à repartir aussi vite que ses maux le lui permettaient quand le savant l’arrêta :

« Attends ! Avant de décamper, dis-moi au moins le nom de ce village !

— Santavela, répondit-elle du bout des lèvres.

— Connais-tu une sagette du nom de Blanca ? lui demanda-t-il.

— Oui. Elle vit dans une bicoque, par là, à la sortie du pays.

— Bien, dit l’homme, tout sourire. Rentre chez toi et soigne-toi vite ! Je vais avoir besoin de patients ! Et dis aux autres qu’on peut me trouver chez celle qui aide ! »

 

Tout en Eugenio était convaincant : sa voix grave et posée, son air supérieur, ses yeux intelligents, son habit raffiné, son magnifique cheval noir et, bien sûr, son discours émaillé de mots savants, mais toujours clair et adapté à son public.

La petite femme fit tout ce qu’il avait prescrit sans hésiter davantage. Et très vite elle s’en trouva mieux.

L’herboriste s’installa chez la Blanca qu’il connaissait et dans les jours qui suivirent le village entier lui rendit visite, en cachette d’abord, puis au vu et au su de tous. Il y eut bientôt tant de monde devant la cabane de la sage-femme qu’il fallut prendre rendez-vous pour le voir.

Il cautérisait les plaies grâce à un crayon de nitrate d’argent qu’il appelait pierre infernale, guérissait les aigreurs d’estomac en diluant de l’eau de chaux dans du lait, la punaisie en faisant renifler au malade une décoction très concentrée de feuilles de ronces. Autant que possible, il utilisait des plantes et des herbes des collines pour soigner les gens.

« La nature fait pousser les remèdes juste à côté des maux, expliquait-il à ses patients. Mais il arrive que certaines maladies viennent de très loin. Transportées sur les ailes des oiseaux migrateurs, elles se propagent de par le monde, même dans les endroits les plus reculés. Et il est alors utile de connaître et de posséder des plantes exotiques. Et puis, je n’en sais pas encore assez sur la faune et la flore de la région, j’ignore tout ce qu’on peut y trouver. C’est à vous de m’apprendre les remèdes que vous utilisez et que vous vous transmettez de mère en fille. J’en suis friand, mon savoir vient de là en partie. Mais en partie seulement... J’ai beaucoup voyagé, rencontré de grands hommes de science, lu quantité d’ouvrages, de traités. Actuellement, tout se joue en France : M. Pasteur y a fait des découvertes stupéfiantes, sur le virus rabique entre autres... »

On l’écoutait avec foi et on le payait en nature : poules, huile, sacs de blé, pains, petits services. Il fixait ses tarifs au coup par coup en fonction du coût et de la rareté des médicaments qu’il prescrivait. Il parlait beaucoup, mais savait aussi questionner les gens et pas seulement sur leurs douleurs, mais aussi sur leurs habitudes, leur vie intime, leurs rêves, leurs enfants...

Une jeune femme au village lui paraissait triste et pâlotte, il l’invitait aussitôt à se rendre chez la Blanca pour l’examiner et lui prescrivait de quoi se régénérer le sang : de l’eau rouillée par quelques poignées de clous. Et la Blanca semblait détester tout cela, ce monde qu’il attirait, ce pouvoir qu’il acquérait de jour en jour, ces connaissances qu’il accumulait sur chacun. Certes, elle lui offrait le gîte et le couvert — quoiqu’il gagnât bien assez pour se passer d’elle —, mais elle le faisait de mauvaise grâce et surtout elle paraissait peu disposée à le laisser seul avec ses patients. Elle le tenait constamment à l’œil et négligeait passablement ses visites chez les femmes en fin de grossesse. Son agacement transparaissait quand Eugenio offrait des amulettes de bonne santé ou pratiquait ses saignées — toujours à jeun.

Souvent il appliquait les sangsues qu’il transportait dans son barda et auxquelles il faisait lâcher prise à l’aide d’une petite pincée de sel, à moins qu’il ne les laissât se gorger jusqu’à plus soif, excitant même les piqûres après que les bestioles s’étaient détachées. Les femmes, qui bientôt lui parlèrent sans pudeur de leurs soucis, s’en virent dans certains cas appliquer quelques-unes près de la vulve. « Pour faire revenir le sang », disait-il.

Mais ce qu’il aimait le plus, c’était soigner les petits enfants auxquels il imposait fréquemment des lavements. Lavements à l’eau froide pour les petits constipés. Lavements à la suie ou au sel contre les vers. Lavements laudanisés pour calmer les coliques. Il ne manquait pas de leur offrir de la limonade gazeuse avant qu’ils ne le quittent afin de leur faire oublier le clystère et de les encourager à revenir le voir.

En moins d’un mois, les villageois s’étaient entichés de leur médecin au point de se demander comment ils avaient pu vivre sans.

La Blanca sentait avec angoisse les pouvoirs du savant enfler, son influence grandir et, à ceux qui la questionnaient sur les raisons de sa venue chez elle, la sage-femme répondait invariablement : « Il est de ma famille » sur un ton qui ne souffrait aucune autre question.

Ni ma mère ni Angela ne lui parlaient jamais de son hôte qu’aucun Carasco n’avait d’ailleurs encore consulté.

Le premier à lui rendre visite fut José qui se déplaça son coq rafistolé dans les bras. Il souffrait tant qu’il ne pouvait plus aller à la selle.

« Des hémorroïdes ! lança Eugenio après l’avoir examiné avec attention. Le plus souvent, mieux vaut ne pas les guérir. Les soigner peut exposer les personnes sanguines surtout à des congestions du côté du cerveau. Pourtant, dans votre cas, il va falloir agir ! Votre anus forme un gros bourrelet violacé et plus rien ne peut passer. Douze à quinze sangsues appliquées sur le bourrelet même feront l’affaire. Penchez-vous en avant et ne bougez pas, que je les place. Après cela, on fera un petit lavement de graines de lin et on se mettra deux à trois fois par jour le derrière sur un vase plein d’une forte décoction de mille-feuille pour en recevoir la vapeur. Dans l’avenir, évitez les plats épicés, marchez davantage et souvenez-vous que, dès que l’on aperçoit des hémorroïdes, on doit chercher à les faire rentrer ! »

Tout en parlant, il introduisait ses bestioles, une à une, la tête en bas, dans une carte à jouer qu’il avait préalablement roulée, puis appliquait le petit tube de papier à l’endroit exact où il voulait que la sangsue prît, et tandis qu’il renouvelait l’opération pour la dixième fois, il s’étonna que José, bien que les fesses à l’air, ne lâchât pas son oiseau.

« C’est un beau coq que vous avez là ! C’est pour moi ?

— Oh ! Non ! Je le prends toujours avec moi par crainte des mauvaises gens.

— Les mauvaises gens ?

— Nombre de ceux que vous soignez aimeraient le voir crevé !

— Tiens donc !

— Il leur a fait perdre beaucoup d’argent. On ne vous a jamais parlé du Dragon rouge ?

— Jamais.

— C’est que vous êtes arrivé au village il y a trop peu de temps. Voilà à peine un mois que vous êtes des nôtres. Plus personne n’en dit rien maintenant. Mais ils n’ont pas oublié. C’est un sacré combattant !

— Voilà ! Maintenant, il n’y a plus qu’à attendre en prenant garde qu’elles ne piquent pas ailleurs ! Ne changez pas de position ! Belle bête ! poursuivit Eugenio en s’approchant du coq. Mais pourquoi diable lui manque-t-il tant de plumes ?

— Son adversaire lui en a ôté pas mal et ma femme a arraché le reste pour le recoudre.

— Elle l’a recousu ? Et où ? Je ne vois pas de cicatrices.

— C’est que ma femme a un don pour cela ! Jusqu’ici, elle ne s’était attaquée qu’aux tissus. Mais voilà deux fois qu’elle sauve mon coq. Il avait tous les boyaux à l’air et des entailles d’une profondeur ! Il reste encore une petite ligne ici. Regardez ! Presque rien. Il était pas beau à voir. Mais il court de nouveau.

— Votre femme est une artiste ! Dites-lui de passer me voir, son talent m’intéresse !

— Et mon coq ?

— Votre coq ?

— Vous pensez qu’il est sur la voie de la guérison ? Qu’il pourra bientôt se battre à nouveau ?

— Franchement, il a bien meilleure mine que vous.

— Tant mieux ! »

 

Et José repartit si content qu’il ne se souvint pas de ce que lui avait dit le savant à propos de sa femme. Si bien que Frasquita ne le rencontra que quelques semaines plus tard quand elle lui amena en courant la petite Clara qui venait d’avaler sous ses yeux, et sans qu’elle eût pu l’en empêcher, deux aiguilles toutes brillantes de soleil.

En voyant arriver une si jolie enfant dans les bras de cette femme paniquée, il renvoya immédiatement ses rendez-vous du matin qui attendaient devant la baraque.

Ma mère se présenta et, avec agitation, expliqua les raisons de sa visite à un Eugenio subjugué par la carnation et les grands yeux pailletés de sa fille.

Quand l’homme revint de son étonnement, il reprit contenance et s’empressa de rassurer la mère :

« Ce n’est pas bien grave, il est fort rare que de tels incidents donnent lieu à des complications. Pour l’heure, contentez-vous de lui donner de l’huile et de la panade bien épaisse à manger pour mieux faire passer la chose. Il se peut que les aiguilles avalées ressortent par le bras, la jambe ou n’importe quelle autre partie du corps. Mais c’est sans danger. Cette histoire d’aiguille me fait penser à autre chose... N’êtes-vous pas la femme du coqueleux ? Celle qui reprise les coqs avec plus de talent que le meilleur de nos chirurgiens ?

— Oh, vous savez, les gens d’ici aiment à jaser !

— Non, non, je sais de quoi je parle ! J’ai pu juger sur pièces de votre travail le jour où votre mari est venu me consulter. Comment vous y prenez-vous pour obtenir de si jolies cicatrices ?

— Je ne sais pas, je fais les gestes comme ils viennent.

— Si vous le voulez bien, à la prochaine entaille, je vous ferai appeler afin de vous regarder opérer.

— Je doute que qui que ce soit au village accepte d’être recousu par une Carasco. On nous traite en parias.

— Oui, je sais bien... cette histoire de coq... Mais je me targue d’avoir acquis sur les gens d’ici un tel ascendant qu’il me sera aisé de convaincre le pire de vos détracteurs. N’est-ce pas le meilleur moyen pour vous de vous réhabiliter ? »

Et comme ma mère ne répondait pas, il revint à l’enfant qu’il n’avait pas vraiment quittée des yeux durant toute la discussion.

« Revenez me voir dans une semaine pour que nous puissions suivre le cheminement de ces aiguilles. Et toi, petite Clara, que dirais-tu d’une bonne limonade ? »

 

Frasquita raconta cette entrevue à la Blanca dès que celle-ci vint en visite.

« N’y retourne pas, lui dit sèchement la sagette.

— Mais il est très savant, je surprends nombre de conversations où il est question des gens qu’il a guéris.

— C’est un grand médecin, mais n’y retourne pas ! Pas avec ta fille en tout cas ! Mieux vaut qu’il ne la revoie pas. »

Elles restèrent silencieuses un moment. Ma mère ne comprenait ni la violence soudaine de son amie ni ce mystère qu’elle entretenait autour d’Eugenio. Qu’étaient-ils exactement l’un pour l’autre ? Pourquoi s’était-il arrêté à Santavela ? Et combien de temps un homme de sa trempe resterait-il parmi eux, loin de tout ? Il disait avoir soigné des princes !

Sentant la curiosité de Frasquita, la Blanca lui fit part de son désir de partir.

« Il fallait bien que je me décide un jour à reprendre ma route, expliqua-t-elle. Voilà tant d’années que je vis parmi vous. Rosa Capilla saura prendre la relève, je lui ai presque tout enseigné, elle est douée et, si les femmes te laissent faire, tu n’auras qu’à l’assister en cas de besoin.

— Tu ne peux pas partir maintenant alors que tant de filles sont grosses.

— Beaucoup vont accoucher ces jours-ci. J’attendrai que le plus gros soit passé. Je risque de ne pas dormir durant les nuits qui viennent. Ne laisse pas trop tes enfants traîner.

— Mais que crains-tu ?

— Les ogres, je crains les ogres ! Mon cœur ne m’autorise pas à t’en dire davantage. On voit ses enfants grandir mais on ne les voit jamais vieillir. C’est ainsi. Et dis-moi, toi qui questionnes, comment se fait-il que tu aies de nouveau recousu ce satané coq ? Angela affirme qu’il ne gagnera jamais, pourtant José l’entraîne en vue d’un troisième combat et tu ne dis rien, tu te contentes de faire de tes enfants des bergers ! Que vous reste-t-il encore à perdre ? »

Cette remarque coupa court aux questions de Frasquita qui parla d’autre chose.

 

Les naissances se succédèrent dans la quinzaine qui suivit et c’est alors que disparut le premier enfant. Un joli petit Santiago de cinq ans que tout le village chercha en vain plusieurs jours durant. Cette fois, les prières de Frasquita s’avérèrent inutiles : le jeune garçon n’était pas égaré et la Blanca partit discrètement si peu de temps après cette disparition que certains la mirent à son compte. Mais bientôt ce fut au tour d’une fillette de ne pas revenir des collines et l’on cessa d’accuser la sagette d’autre chose que de les avoir abandonnés sans un mot en ce début d’été.

Qu’un enfant s’égarât, se blessât et mourût loin du village sans qu’on retrouvât son corps était chose possible. Mais comment croire encore à un accident maintenant qu’il en manquait deux ?

Frasquita se souvenait des paroles de la femme qui aide. Elle craignait les ogres, disait-elle, et lui conseillait de ne pas laisser traîner ses enfants, de ne pas retourner voir Eugenio avec Clara, cette si jolie petite fille que le savant n’avait pu quitter des yeux le jour de la consultation. Frasquita interdisait depuis aux plus jeunes de quitter le patio, elle avait exigé que José installât un loquet suffisamment haut pour que Clara ne pût plus ouvrir la porte d’entrée.

« Cette porte doit être tenue fermée ! » hurlait-elle depuis un mois en partant pour les collines garder les bêtes de Heredia à la place d’Angela et de Pedro.

Après la disparition du second enfant, elle n’était plus la seule à prendre garde à ses petits et rares étaient ceux qui traînaient sans raison. Les jeunes bergers étaient remplacés par leurs aînés et chacun observait son voisin.

 

Frasquita ne tenta pas de parler aux gens du village, elle se contenta d’aller à confesse et, derrière la grille de bois, elle répéta au padre ce que la Blanca lui avait dit avant de partir.

« C’est grave d’accuser un homme d’être un criminel. Avant la venue de ce savant, les enfants ne disparaissaient certes pas, mais il en mourait davantage. Il soulage bien des douleurs et le village ne jure plus que par lui. Depuis quelques jours, chacun se trouve son coupable et vient m’en parler. Et autant que tu le saches, ton mari est en première ligne. Je parviens à peine à calmer les esprits.

— Mais José ne quitte plus la maison, il a même renoncé à faire courir son coq dehors depuis que les enfants lui jettent des pierres !

— C’est justement de cela qu’il s’agit, le petit Santiago qui a disparu était de ceux qui lançaient des cailloux. »

Frasquita se tut. Elle savait son homme innocent et la rancune des villageois tenace.

« N’accuse personne, surtout pas Eugenio, reprit le curé. Le village qui veut garder son médecin serait prêt à lyncher ton mari pour le protéger. De plus, ce garçon m’a confié qu’il ne resterait plus longtemps au pays. Surveillez tous vos enfants et je garderai un œil sur notre homme. N’as-tu rien d’autre à me confier ?

— Non, rien.

— Pas de mauvaises actions, pas de mauvaises pensées ?

— Rien que de l’amour.

— Parfois l’amour lui-même peut être coupable. Si aucun autre enfant ne disparaît et si José lâche son oiseau et reprend son travail à la forge, la rancune passera en quelques mois. Je prie tant pour ces pauvres petits. »

Le curé tint parole, il s’attacha aux pas du savant en prétextant un soudain intérêt pour la science, intérêt qui sûrement n’était pas feint.

 

Une semaine plus tard, Eugenio, sans doute lassé des éternelles questions du padre, faisait ses adieux à la petite communauté éplorée et lançait son cheval sur les traces de la Blanca.

Aucun autre enfant ne disparut en ce début d’été et les moissons purent commencer sur le plateau.