Damnée ! Notre lignée est damnée ! Grouillante d’histoires sans queue ni tête dans lesquelles nous étouffons, grouillante de fantômes, de prières, de dons qui sont autant de plaies.
Nous voilà, nous avançons en marge de nos vies, en marge du monde, incapables d’exister pour nous-mêmes, portant des fautes que nous n’avons pas commises, pliant sous un destin de plomb, sous le fardeau des siècles de douleurs, de croyances, qui nous ont précédées ! La cour m’encercle, mes sœurs me cernent, les murmures me poursuivent, m’empoisonnent l’espace : échos, prières, râles de ma mère morte brodant ses délires sur l’envers de ma peau, mélodies pousse-au-crime de ma sœur-oiseau, craillement de sa corneille, chuchotement d’Anita la conteuse nous rejouant sans cesse la scène de la mort du père ou celle du départ de Clara, ajoutant chaque fois un détail inouï, inventant une réplique, un nouveau personnage.
Ne m’a-t-on pas raconté mon histoire avant que je ne la vive ? N’a-t-on pas influencé, inventé ma solitude ?
Le doute me vient sur la réalité de mes souvenirs. Suis-je bien celle qui a choisi d’être seule ? Ou celle à qui la solitude a été imposée, dictée par une mère, une sœur, une fable racontée depuis toujours dans la cour ? Suis-je seulement née ici, derrière un mur après cette traversée surhumaine ? Suis-je vraiment celle qui est restée si longtemps dans la matrice de sa mère ?
Dans les récits de ma sœur aînée, je m’en souviens, mon père était toujours un autre : parfois un homme au parfum d’olives, parfois un coqueleux fou, parfois un anarchiste au visage recousu, il est même arrivé que mon père ne soit qu’un de ces pauvres diables anonymes, errant, ballot sur l’épaule, rencontrés sur les chemins, un de ces braves gars qui auraient tiré quelque temps la charrette de ma mère en échange d’un peu de tendresse.
Je ne sais plus, les fables sortent des murs, jaillissent, se contredisent, me submergent. Ça parle partout autour de moi, ça me parle de nous, de cette mère qui jamais ne m’a aimée.
J’avais cinq ans quand la charrette rouge a disparu entre les deux battants du grand portail, j’avais cinq ans lorsque nous nous sommes retrouvées orphelines pour la seconde fois. Sans même un frère pour nous protéger. Et sans le sou.
Le soir du départ de Pedro, Anita ouvrit le double fond du grand coffre et nous montra les seules choses qui nous restaient de notre mère : des robes de mariée qu’elle avait réalisées pour ses filles. Des merveilles que notre sœur aînée avait cachées au père et qu’elle hésitait à vendre. La robe d’Anita était la plus simple, celle d’Angela arborait des dizaines de plumes blanches, tandis que Martirio héritait d’un vêtement bien trop ample pour son petit corps fluet. À Clara, la couturière avait brodé trois tenues de noces.
Il n’y avait rien pour moi, sans doute n’avait-elle pas eu le temps, disaient mes sœurs.
Dans les semaines qui suivirent, Pirouli caramelo ne chanta plus que pour les autres et je n’eus droit qu’aux éternelles plumes blanches d’Angela. Jusqu’à ce dimanche après-midi où un train traversa le désert de terre rouge pour s’arrêter dans notre cour. Un train dont nous devînmes les wagonnets et qui devait nous entraîner, sans espoir de retour, dans ce monde de fables et de fantasmes tissé sans répit par les mots de notre grande sœur Anita, tissé chaque soir pendant les quinze ans à ciel ouvert qui précédèrent sa lune de miel.
Juan déboula dans notre vie un sifflet dans la bouche, une montre de gousset en main et une kyrielle de gamins hilares collés aux basques. L’express Oran-Alger freina avec fracas sous nos fenêtres pour déposer l’un de ses petits passagers. Il s’apprêtait à repartir quand une dizaine de voyageurs de moins de douze ans se précipitèrent en gare, réclamèrent leurs billets et s’accrochèrent aux wagons en hurlant.
Anita sortit de la maison à notre suite pour assister au spectacle. En nage, Juan tirait à lui seul une centaine de bambins déchaînés, accrochés les uns aux autres à la queue leu leu et, bien que le jeu durât depuis longtemps et qu’il eût déjà parcouru la moitié de la ville à pied en traînant des wagons toujours plus nombreux sans même trouver le temps d’étancher sa soif, il souriait.
« J’ai les lèvres desséchées par la poussière. Vous n’auriez pas un peu d’eau à m’offrir ? demanda-t-il gaiement à ma sœur aînée qui cachait dans son dos le tablier qu’elle venait d’ôter précipitamment en le voyant. Jamais je n’ai tiré de train aussi long et pourtant, foi de conducteur de locomotive, je ne rechigne pas à la tâche. Mais ces petits sont insatiables et, quand je les vois si heureux de gambader derrière moi, je n’ai pas le cœur d’arrêter le jeu et de les laisser sur le quai. »
Ma sœur se précipita dans la maison pour lui remplir un grand verre d’eau. Je la vis remettre un peu d’ordre dans ses cheveux et lisser les plis de sa robe avant de le rejoindre dehors dans le joyeux tintamarre des gamins. L’homme-locomotive but l’eau d’un trait sans quitter des yeux sa bonne samaritaine et les voyageurs s’impatientèrent quand il en demanda encore. Sous la huée des passagers, les deux jeunes gens rirent ensemble de bon cœur en se dévorant les lèvres du regard.
« Merci, finit-il par lui dire dans un souffle. Quelle idée de passer mon jour chômé à faire le train pour de vilains garnements ! On ne m’y reprendra pas ! Enfin, je n’aurai pas perdu ma journée puisque je vous ai rencontrée et que vous riez ! Attention, attention, prenez garde au départ du train, éloignez-vous des voies ! »
Alors, il y eut un coup de sifflet et, du fond de la gorge du jeune homme, jaillirent les cris stridents d’une énorme machine à vapeur qui s’ébranla lentement dans un nuage de poussière, avant de prendre peu à peu de la vitesse, entraînant à sa suite sa farandole de pieds et de visages d’enfants. Juan se retourna une dernière fois pour envoyer un baiser à Anita et le tortillard poursuivit sa route en direction de la médina. Les cris de joie dans son dos mirent une éternité à se dissoudre.
D’invisibles traverses furent installées dans le terrain vague et le rire d’Anita devint le cœur d’un réseau de voies buissonnières. Tous les aiguillages du pays ne menaient plus qu’à elle. Dès que possible, Juan passait par la cour. Il nota les jours et les heures où elle s’y trouvait et, très vite, son itinéraire devint régulier. Toujours ponctuel, il frappait chez nous et, d’un bond, Anita sortait le rejoindre sur le pas de la porte. Ils restaient dehors, debout, laissant entre eux l’espace d’un ou de deux corps imaginaires, riant et chassant les enfants qui leur tournaient autour comme des mouches.
Au bout d’un mois, elle osa enfin lui offrir une chaise et ils s’assirent côte à côte contre la façade. Comme cette histoire devenait sérieuse, les mères grondèrent les gamins qui s’approchaient trop près de leur bonheur tout neuf. Car les voisines veillaient, elles parlaient à mi-voix de cette idylle naissante entre la fille aînée de la couturière et le jeune conducteur de locomotive. C’était un brave garçon, poli et serviable, qui les cajolait comme si elles étaient toutes ses futures belles-mères. Dans la cour, on aimait bien Juan, et pas seulement les enfants : il avait toujours une gentille attention pour chacun. Il trimbalait une sorte de joie simple à fleur de peau, offerte à tous ; il suffisait de le regarder, de lui sourire pour avoir droit à sa petite part de bonheur.
Plusieurs fois par semaine, il rapportait des légumes, des volailles qui amélioraient l’ordinaire des petites Carasco. Maintenant qu’il vivait seul, il n’avait personne d’autre à gâter. Son père, un tailleur de pierre, était arrivé de ce côté-ci de la Méditerranée quinze ans auparavant avec toute sa famille pour trouver de l’ouvrage. Mais il était tombé si gravement malade qu’il avait dû repartir d’où il venait. Une maladie dont on ne parlait pas, une maladie honteuse. C’était un brave homme pourtant, mais il aimait tant les femmes. Juan n’était pas rentré en Espagne.
« Jusqu’à ce jour où tu m’as souri, je n’avais jamais souhaité caresser que l’acier de ma locomotive. Maintenant, je te désire si fort que rester à tes côtés sans te toucher me brûle. Je te veux pour femme ! avoua-t-il d’un trait sans oser la regarder en face.
— Mais je suis mère déjà, lui répondit Anita après un long silence, mère de toutes mes sœurs, et je me dois de les élever avant de faire mes propres enfants. Si nous nous marions, tu souffriras plus encore, puisque nous ne pourrons pas nous toucher avant que la dernière de mes sœurs ne soit mariée. Quand tu me regardes, je sens comme une pointe qui me traverse le côté et j’ai envie de toi. Soledad n’a que cinq ans. Comment pourrons-nous résister ?
— Si telle est ta décision, nous nous blottirons l’un contre l’autre et nous nous aimerons en paroles.
— Si je te touchais ici juste au-dessus des lèvres ? Que voudrais-tu ?
— J’en voudrais plus.
— Plus de caresses, plus de baisers ?
— Je te voudrais nue à mes côtés.
— Et quand tu m’imagines nue à tes côtés ?
— Je me veux en toi.
— Tu vois, nous ne pourrons rien empêcher, si nous dormons ensemble, si nous nous embrassons, je me donnerai à toi et nous ferons des gamins à la pelle. Et je ne peux pas faire d’autres enfants, je ne peux pas faire ça. Je n’ai pas ta force, je ne saurais tirer plus de petits derrière moi. J’ai été mère trop tôt.
— Mais je serai là pour t’aider !...
— Les hommes ne comprennent pas cela, le poids d’un enfant.
— Comme votre famille est compliquée ! soupira Juan toujours souriant.
— Je te désire tant que j’ai comme envie de faire pipi, lui chuchota-t-elle en saluant d’un geste une voisine qui sortait prendre le frais de l’autre côté de la cour.
— Idiote, qu’est-ce que tu racontes ?
— C’est vrai, ajouta-t-elle en riant. Ça me prend dans le bas du ventre, ça me tortille, ça m’agite et finalement ça remonte et c’est comme si mes seins éclataient.
— Eh bien moi, si tu veux tout savoir, je n’ose pas bouger de peur qu’on voie à travers le tissu de mon pantalon l’effet que tu me fais, lui avoua-t-il dans un éclat de rire. Je te renverserais bien tout de suite derrière un buisson toute mère que tu es !
— Imagine que nous sommes derrière ce buisson, où veux-tu que mes mains se posent ?
— Ces choses-là ne se disent pas.
— Dis !
— Sur mon sexe.
— Elles y sont, elles te caressent. Ferme les yeux !
— Arrête ou je te fais la même chose !
— Qui t’en empêche ? J’ai soulevé ma robe. Et tes doigts sont déjà entre mes cuisses.
— Pas seulement mes doigts. Tu n’as rien senti ?
— Eh bien ! Tu ne perds pas de temps. Mais alors je n’ai plus rien à embrasser que ta bouche.
— Tes mots sont des caresses.
— Tu crois qu’on nous voit. Les voisines ?
— Et que pourrait-on voir d’autre que deux jeunes gens bien sages assis côte à côte ? Personne n’est assez vicieux pour remarquer la petite tache que le plaisir que tu m’as donné vient de dessiner sur mon pantalon ! Maintenant, il va falloir attendre que ça sèche. Non, s’il te plaît, ne regarde pas.
— Et pourquoi pas ? Tu as honte, Juan Martinez ?
— Épouse-moi, je ne te toucherai pas, je t’en donne ma parole. Je ne te toucherai pas pour de vrai avant que la dernière de tes sœurs ne soit mariée.
— Chez les Carasco, rien n’est dit à la légère. Les paroles sont magiques.
— Tes sœurs seront mes filles et ta voix mon seul plaisir. Je t’en fais le serment. Foi de conducteur de locomotive ! »