LES HURLEMENTS

DE LA MONTAGNE

 

Les plaies de Salvador ne s’infectèrent pas, pas une mouche ne s’y risqua et dès le lendemain matin sa figure commença à dégonfler.

Après avoir récité ses prières au chevet du Catalan, Frasquita se pencha sur le visage immobile, remodelé par ses soins. Les yeux étaient fermés, sans doute dormait-il. Elle observa son œuvre avec plaisir. Elle aimait voir les plaies s’assécher, les croûtes se former, l’œdème diminuer. Les traits prenaient déjà un mouvement que la couturière reconnaissait. « Ils sont tellement beaux quand ils dorment », pensa-t-elle en rejoignant la Blanca devant la grande caverne.

« Ça pue tellement l’homme là-dedans qu’on en oublierait presque d’avoir peur ! lui lança la sagette qui transportait des couvertures souillées. Ils se font sur eux depuis hier. J’ai cherché dans tous les coins des hardes pour les changer, mais ces gars-là se lavaient habillés. Je n’ai rien trouvé, alors je lessive ce que je peux. Bonne nouvelle : il y en a deux qui tiennent debout. Mais ils ne sont pas encore assez solides pour transporter leurs copains. Quant aux cadavres, ils ne sont plus là, Eugenio s’en est chargé. Comme il n’a pas réussi à les installer sur son cheval, il t’a emprunté ta charrette pour les transporter. Mais les macchabées sentaient moins fort que les vivants et la puanteur résiste même au souffle qui vient du fond de la caverne.

— Je n’ai pas de prière qui les empêcherait d’empester. Il va falloir faire avec, répondit ma mère qui souriait sans s’en rendre compte.

— Tu souris ? Eh bien, n’entre pas là-dedans ou tu vas vite déchanter ! Occupe-toi d’abord des deux qui se sont installés dehors ! Ils attraperont peut-être un peu de ta surprenante gaieté. Moi, j’ai des haut-le-cœur, rien que de penser à retourner dans ce trou. Pourvu que Manuel arrive vite ! »

Il avait été décidé que la vieille sagette descendrait au bourg avec Clara, et cela, malgré les protestations du savant qui insistait sur les risques que courrait l’enfant en bas. D’après lui, les maladies arriveraient avant l’armée au village, elles suivaient les massacres comme les charognards et les amplifiaient, empilant charnier sur charnier et emportant les plus jeunes surtout. C’était pour éviter cela qu’il s’était déjà débarrassé des trois cadavres de la nuit.

« Impossible de les enterrer dans ces caillasses ! se plaignait-il. Je les ai entassés en contrebas ! J’ai même eu la faiblesse de leur préparer un bûcher ! J’attends qu’ils soient tous morts pour y mettre le feu.

— Un grand feu de joie qui attirera l’armée jusqu’ici dès qu’elle aura repris le village. Tu as trouvé une solution pour que les morts trahissent les survivants ! observa la Blanca soudain cynique.

— Voilà qu’on me reproche mon humanité maintenant ! » minauda le savant.

Frasquita se contenta de le regarder fixement en agitant les mains pour lui faire peur. Il arrêta là son cabotinage et se sauva, appelé par sa tâche. Peut-être n’était-il pas si dangereux, cet homme que ses deux mains pouvaient mettre en déroute ! Il craignait la guerre, les prières et les ombres, il assassinait les plus faibles et se tenait toujours du côté des vainqueurs.

 

Manuel arriva seul au camp, personne n’avait pu l’accompagner. Juan s’était brisé la jambe dans l’effondrement du balcon de la mairie, les autres étaient partis sur les routes annoncer la victoire du peuple sur l’oppresseur et il lui avait paru préférable de n’indiquer l’emplacement de leur camp à aucun villageois.

« Ce n’est plus le courage qui les étouffe, se lamentait-il. Ils rentrent la tête et attendent les coups comme des chiens qui, de frayeur, auraient mordu leur maître. Ils tiennent avec dégoût les fusils qu’on leur donne et apprennent à s’en servir de mauvaise grâce. Une chanson les secouerait. Tu ne veux pas nous confier ta petite, celle qui chante ? »

Mais Angela ne chantait plus depuis le massacre. Et un bataillon entier n’aurait pas suffi à la ramener en bas, elle aurait mordu à la bouche celui qui lui aurait proposé de redescendre au bourg. Mieux valait la laisser traînailler dans le camp avec son frère. Libre.

Manuel entra brièvement dans la grotte du Catalan assoupi, fut informé de la mort de ses trois camarades, puis, tristement, installa la Blanca et Clara sur son âne.

 

Tandis que Frasquita s’activait dans la grande caverne, bénissant l’énorme souffle qui périodiquement renouvelait l’air pestilentiel, Angela et Pedro dégageaient l’entrée de la galerie qu’ils avaient découverte la veille au fond de la grotte marine. Ils entendaient au loin les murmures des blessés déformés par la distance et les jeux conjugués de la pierre, de l’eau et du vent.

Angela insistait pour entrer toute vivante dans les entrailles de la terre, préférant se ruer à corps perdu dans cette gueule de pierre qui leur soufflait avec force son haleine glacée au visage plutôt que de songer de nouveau au massacre de l’avant-veille. Elle avait passé ses deux dernières nuits de sommeil à tenter d’effacer l’horrible soirée, à l’enfouir au plus profond d’elle-même, et à calfeutrer le passage qui y menait sous une épaisse couche d’images insignifiantes. Il lui fallait l’excitation des souterrains et leur parfum d’aventure pour étouffer le souvenir des balles sifflant près des oreilles, le gros rire de son porteur fou et les corps noyés dans leur sang et piétinés.

Ils s’engouffrèrent donc l’un derrière l’autre dans le passage en rampant. Pedro avait volé une lampe qu’il poussait devant lui. La galerie s’évasa et bientôt ils purent s’y tenir debout côte à côte. Angela s’enfonçait avec délice dans ce boyau tortueux qui, sans doute, les mènerait quelque part où aucune réminiscence n’aurait sa place.

« Et si la lampe s’éteint ? demanda Pedro qui avait ralenti le rythme.

— Tu as peur ?

— De quoi ?

— De te perdre, des bêtes, des fantômes, de mourir.

— Un peu, et toi ?

— Je n’ai plus peur de rien, grimaça Angela, et sa voix partit telle une fusée éclairante dans la nuit de son frère. Je suis immortelle, les balles ne m’atteignent pas !

— Allons-y ! » déclara le garçon aiguillonné par l’assurance de sa sœur aînée.

La galerie se ramifia jusqu’à former un véritable labyrinthe reliant des alvéoles souterraines infiniment effrayantes et délicieuses à la lumière de leur petite lampe. À plusieurs reprises, ils durent rebrousser chemin tant les boyaux s’affinaient. Ils avançaient avec précaution, plaqués parfois contre les parois calcaires, trouvant leur chemin dans des éboulis instables. À chaque intersection, Pedro sortait un des gros morceaux de craie qu’il gardait en permanence dans sa poche depuis le moulin et marquait la galerie qu’il leur faudrait prendre au retour. Ils finirent par arriver dans une gigantesque cavité souterraine où leurs cris s’amplifièrent.

« Nous voici rendus dans l’antre du dragon », s’extasia Angela en grelottant.

Ils hurlèrent jusqu’à réduire leur mémoire au silence et, enfin libérés de toute angoisse, ils décidèrent malgré le froid de ne pas revenir tout de suite sur leurs pas. Contournant un gouffre au fond duquel coulait quelque rivière souterraine, ils poursuivirent leur errance dans le dédale des roches calcaires. Parfois, quand le vent ne soufflait plus, respirer devenait difficile et les deux petits sentaient la tête leur tourner. Il leur semblait alors entendre des murmures, tout proches. Ils écoutaient sans le comprendre le chuchotement des pierres. Complices.

Ils s’enfoncèrent toujours plus dans les profondeurs de la terre, montant et descendant au gré des galeries irrégulières, jusqu’à ce que le courant d’air qui gagnait en puissance leur indiquât une sortie.

Le jour perçait, accessible, au fond d’un puits.

Pedro, glissant ses mains et ses pieds dans des interstices grouillant d’insectes, descendit contre le vent dans l’aveuglante lumière du jour, puis il aida sa sœur à s’extraire à son tour de sa gangue de pierre.

Ils avaient abouti dans une grotte assez éloignée de celles qu’occupaient les anarchistes, ils y cachèrent la lampe qu’ils avaient volée et, une fois leurs yeux réaccoutumés à la clarté, ils arrachèrent la paroi végétale grillée par l’été et le vent qui masquait l’ouverture et sortirent.

Une chaleur merveilleuse leur caressa la peau. Les yeux clos, respirant l’air tiède et parfumé de la forêt à pleins poumons, ils se soumirent avec délice au soleil. Mais, dans sa lumière mordante, ils virent, juste devant eux, sur un lit de bois sec, trois cadavres entassés. L’un des visages, renversé en arrière, les regardait fixement, les yeux gros de douleur butinés par des hordes de mouches bleues.

Affolés par cette scène, les enfants longèrent en courant le flanc de la montagne et, par chance, retrouvèrent le campement un peu plus haut.

 

Leurs cris poussés au cœur du labyrinthe avaient été entendus jusque dans la grotte cathédrale où Frasquita et les blessés avaient suspendu leur souffle pour ne pas attirer cette chose, éveillée sans doute par l’odeur du sang et leurs plaintes importunes. L’énorme mugissement venu des profondeurs de la montagne avait achevé un mourant. Deux pauvres diables, galvanisés par leur terreur, avaient réussi à se traîner à l’extérieur, tandis que les sept autres blessés, incapables encore de ramper jusqu’au soleil, avaient continué de fixer le fond de leur grotte, où le chaos enténébré dessinait des monstres prêts à les dévorer, longtemps après que les rugissements eurent cessé.

Quand, les habits plus sales encore qu’à l’ordinaire, ils parurent devant leur mère affolée, Angela et Pedro furent battus. Ils mentirent, dirent qu’ils avaient couru les bois. Ils ne révélèrent rien de leur surprenante aventure souterraine, comprirent qu’ils étaient à l’origine de l’effroi des adultes et sourirent sous les coups.

 

Après le repas, Anita vive et silencieuse continua d’aider sa mère. Ma sœur aînée se laissait quelque peu oublier dans le vacarme des événements. Dans ce monde immense, elle se tenait toujours à quelques pas à peine de la boîte en bois où germait son don. Amarrée à ce coffret qu’elle ne quittait jamais du regard depuis le début du voyage, elle apportait à boire et à manger aux blessés.

Quant à Martirio, elle restait immobile, repliée sur elle-même dans une niche rocheuse à proximité de la grande grotte.

Pedro et Angela décidèrent de l’approcher à pas de loup pour la surprendre. Elle ne sursauta même pas, mais ils virent ce qu’elle tenait dans les mains : un calepin plein de croquis et d’encre rouge.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda Pedro.

— Je l’ai trouvé, c’est à moi ! répondit sèchement Martirio en tâchant de cacher le carnet sous ses jupes.

— Montre-le-nous et on t’emmène dans notre labyrinthe, déclara Angela.

— Les galeries dans la montagne ? Si vous pensez que vous êtes les seuls à être passés par là, répondit la petite fille dans un haussement d’épaules.

— Tu t’es promenée toute seule dans nos souterrains ? s’étonna Pedro.

— Et où crois-tu que je l’aie déniché, ce cahier ? Vous avez toujours l’impression d’être les seuls à tout savoir. Mais vous ne savez rien ! Vous ne voyez rien !

— Ah oui ? Et qu’est-ce que tu vois de plus que nous ? lui demanda sa sœur vexée.

— La mort. Je vois la mort.

— Si tu crois que tu nous fais peur !

— Je vais mourir bientôt, reprit Martirio.

— Comment tu sais ça ? s’étonna son frère.

— C’est le meunier qui me l’a dit.

— D’après Juan, on finira tous pendus ou garrottés ! répliqua Pedro soudain sérieux.

— Moi, je ne mourrai jamais, je suis éternelle ! fanfaronna Angela.

— T’es bête, tu crèveras comme tout le monde ! l’interrompit son frère.

— Vous mourrez tous, mais moi la première, affirma Martirio le regard fixe.

— Tu crois ce vieux fou sur sa colline ? Il a voulu te fiche la frousse, voilà tout ! dit Angela.

— Non, au contraire, il a tout fait pour ne pas nous effrayer. Mais moi, il n’a pas pu me tromper. Parlez-en aux gens d’ici de votre meunier ! Vous verrez ! ajouta Martirio en s’éloignant.

— Sur les crêtes, elle m’avait pourtant dit qu’il ne fallait pas leur en parler, s’étonna Angela.

— Et pourquoi pas ? Viens ! » dit Pedro en se dirigeant vers les quatre blessés qui s’étaient installés à l’air libre.

 

Il entama la conversation et fut bientôt rejoint par sa sœur qui écoutait sans parler.

« Je te reconnais, dit Quince en se tournant avec respect vers Angela. C’est toi la gosse qui as chanté sur la place. Elle était bien belle ta chanson ! Tu ne veux pas nous fredonner quelque chose ?

— Moi aussi, je te reconnais ! Tu faisais partie de ceux qui nous ont pris nos sacs. Je n’ai pas envie de chanter pour toi, répliqua durement l’enfant.

— Mais Salvador te les a achetés, tes sacs ! lui répondit Quince.

— Ils n’étaient pas à vendre ! cria d’une voix blanche la petite fille grimaçante dont la gorge était nouée par la colère.

— Le meunier dans la montagne, il vous en aurait sûrement donné à vous aussi, de la farine, enchaîna Pedro.

— Quel meunier, petit ? Là haut, dans les montagnes, il n’y a plus rien qu’une ruine de moulin à vent, leur affirma Quince les traits contractés tant son dos bandé le faisait encore souffrir. Le vieil homme qui s’en occupait, il est mort depuis un bon bout de temps. Tu t’en souviens, toi, quand il est mort le vieux Julian ?

— J’étais gamin, lui répondit un autre gars qu’on nommait Luis. Ça fait au moins quinze ans qu’il a cassé sa pipe.

— Non, on ne parle pas du même, assura le garçonnet. Le nôtre, on l’a vu bien vivant, on lui a parlé et il travaillait dur.

— Celui de Julian, c’était le seul moulin à vent du pays ! On ne peut pas se tromper, continua Quince. Je me souviens quand on y montait à la saison, il nous faisait asseoir sous sa tonnelle et nous donnait toujours un pain dur comme du bois à laisser ramollir dans un bol de lait. On était bien dans son paradis, qu’il disait, et c’était vrai qu’on se sentait bien, à l’ombre, assis sur ses bancs après toutes ces heures de marche.

— À nous aussi, il nous a offert du lait de ses chèvres et même qu’il nous a donné les trois sacs de farine que vous nous avez pris, raconta Angela toujours aussi hargneuse. Si c’est un fantôme, il ne doit pas être très content que vous nous les ayez volés. C’est peut-être lui qui crie sous la montagne. Nous, on ne craint rien, il nous a à la bonne. Mais vous, c’est une autre paire de manches.

— Arrêtez de vous foutre de nous, les marmots ! coupa Pablo, le plus mal en point des quatre anarchistes, que les hurlements entendus dans la grotte avaient déjà suffisamment éprouvé. Retournez courir les bois ! Et ne venez plus nous rebattre les oreilles avec vos conneries !

— Votre Julian, vous l’avez abandonné tout vivant sur sa montagne pelée, voilà la vérité ! » insista Angela que plus rien n’effrayait et, sur ce, les enfants détalèrent à la recherche de Martirio, laissant les quatre adultes interdits.

 

Frasquita s’était glissée dans la tanière de Salvador.

Elle venait sans raison. Toutes les prières avaient déjà été dites. Elle voulait seulement le regarder dormir.

Une part d’elle errait sur le visage tout neuf.

Qu’avait-elle fait cette fois encore ? Qu’avait-elle lié en reprisant la chair ? Elle ne songeait plus à s’échapper, ni même à avoir peur de l’ogre, de la guerre, des rugissements de la montagne. Ce qu’elle avait cherché à fuir la veille, c’était ce sentiment qui la saisissait désormais violemment.

Rester là où ce visage était ! Une évidence ! Tout basculait, se troublait.

Elle ne pouvait plus se duper, elle savait à présent reconnaître son désir. Certes, achever son œuvre, savoir ce qu’il adviendrait du visage brodé lui semblait une raison suffisante d’attendre. Mais il y avait cette envie d’être étreinte par des bras qui ne la lâcheraient pas. Cet inconnu, conçu par elle en partie, elle l’aimait à n’en pas douter. Et puisqu’elle ne pouvait plus s’enfuir, puisque ses enfants risquaient davantage encore sur les routes que dans ces affreuses grottes, elle resterait, et peut-être la regarderait-il malgré la lutte qu’il avait à mener. Son destin, elle voulait le lire là, sur les lèvres suturées de cet homme ancré dans sa révolution. Un homme qui avait payé pour la farine, pour ces sacs qu’il aurait pu prendre tout simplement, sans se soucier d’elle, sans un regard pour ses enfants. Un banni, exilé tout comme elle, mais trouvant sa place dans chaque bataille. Elle aurait voulu rester longtemps dans la petite grotte, à attendre que l’œil bleu s’entrouvrît, qu’il la regardât. À quoi pouvait-elle ressembler dans sa robe de noces maculée de sang et de boue ?

Elle s’approcha plus près encore de cette chair abîmée jusqu’à en sentir la chaleur sur sa propre peau, sur ses lèvres humides. Elle souffla doucement sur les plaies, puis, passant la main dans les cheveux bouclés du Catalan, elle déposa un léger baiser sur sa bouche épaisse. D’un geste rapide, il lui attrapa la main sans même ouvrir les yeux et ce contact fut douloureux.

Frasquita fut si surprise qu’elle perçut à peine le gémissement qui s’échappa alors du fond de la petite grotte.

 

Martirio ne savait pas lire, mais elle feuilletait sans cesse le calepin du savant. Suivant du doigt ces longues lignes sinueuses et rouges. Et puis, il y avait ces écorchés, tous ces corps dessinés, ces êtres retournés comme des chaussettes, exposant leurs mystérieux organes. Angela et Pedro tentèrent de lui dérober le carnet à plusieurs reprises durant cette fin d’après-midi. En vain. La fillette se défendit si bien qu’ils renoncèrent et se contentèrent de la supplier de leur montrer ce qu’il contenait. Elle refusa, mais finit par leur raconter toute l’histoire.

 

Le premier soir, alors qu’ils dormaient avec la Blanca et que leur mère recousait le visage du Catalan, elle avait vu, dit-elle d’une voix monocorde, le meunier en rêve. Il se tenait debout dans la grotte où elle reposait, devant cette fresque blanche que Pedro avait déjà ébauchée et, immobile, lui désignait l’entrée du souterrain.

Elle s’était engagée en rampant sans lampe dans les ténèbres absolues de son rêve à la suite de son étrange guide au visage de craie. Elle avait avancé à l’aveuglette longtemps, se demandant quand prendrait fin ce songe étrange, jusqu’au moment où, dans l’obscurité ventée, elle avait senti une main glacée lui glisser ce carnet entre les doigts.

Ce contact l’avait réveillée. Elle n’était plus allongée avec sa famille dans la grotte, mais bel et bien debout dans une nuit épaisse et froide. Sa main droite s’accrochait au petit calepin. Elle avait donc vraiment avancé en somnambule dans le noir !

À tâtons, elle avait mesuré l’étroitesse du boyau où elle se trouvait et, sans paniquer, avait retrouvé son chemin dans les ténèbres glacées. De retour sur sa couche, elle avait enfoui le petit carnet dans ses jupes et s’était rendormie.

Au matin, elle était persuadée qu’il ne s’était rien passé, que tout cela n’avait été que rêve dans un rêve. Une de ces terreurs nocturnes, tellement propres à l’enfance mais qui persistent parfois à l’âge adulte, où notre esprit se joue de nous en nous laissant croire que nous venons de nous réveiller afin de nous effrayer davantage. Alors que, rassurés, nous pensons avoir échappé à notre cauchemar et qu’il nous semble ouvrir les yeux sur le monde réel, nous découvrons avec effroi que le monstre, l’apparition quelle qu’elle soit, est toujours là devant nous, comme sorti du rêve, matérialisé par nos pensées.

Pourtant, alors que Martirio se levait, quelque chose était tombé de sous ses jupes. Un petit calepin à la couverture de cuir couleur chair tachée de rouge par endroits.

Elle avait alors su que le meunier était vraiment venu. La grotte entière souriait du même sourire vide et bienveillant que son fantôme.

Au fond de la cavité, le passage était bien là, glacial, parcouru par les vents.

À la fin du récit de leur petite sœur, Angela et Pedro restèrent un moment silencieux avant de partir dans un grand éclat de rire. Martirio était une grande conteuse !

 

Comme promis, Manuel ramena la Blanca et Clara alors que le soleil crachait ses derniers rayons obliques, étirant les ombres sur la pierre. Il ne s’attarda pas, Juan avait besoin de lui. Mais il avait été convenu qu’il reviendrait chercher la sagette le lendemain dès l’aube. Les cernes dévoraient le visage de ce pauvre garçon.

La bohémienne le regarda partir avec tendresse.

Elle rentrait bouleversée par ce qu’elle avait vu en bas. Elle raconta comment les villageois se cherchaient des coupables, comment les anarchistes perdaient peu à peu le crédit qui leur restait, comment tous se rejetaient la responsabilité de leur jacquerie.

Eugenio, qui avait écouté le récit de sa mère avec attention, la suivit plus tard jusqu’au point d’eau. L’ombre gagnait du terrain sur les choses. La nuit venait. Ils étaient seuls et le savant en profita pour se lancer dans une de ces tirades dont il avait fait sa spécialité.

« C’est comme dans toutes les guerres, commença-t-il, l’horreur humaine reprend peu à peu ses droits : on dénonce à tour de bras, on s’habitue à l’odeur des cadavres, on accepte toutes les humiliations pour survivre. Le lien humain est coupé. L’enfant qui meurt sous nos yeux n’est pas le nôtre, pourquoi lui offririons-nous ce dont les nôtres ont besoin ? Mieux vaut que les petits de l’inconnu, du voisin, de l’ami, de la sœur meurent. Seul notre cercle intime nous importe et ce cercle va se rétrécissant jusqu’au moment où, dans un hurlement pour certains, sans même une larme pour d’autres, ce cercle, ce dernier bastion d’humanité s’effondre devant l’instinct de survie. On donne alors ses parents, on vend ses enfants, ses compagnons, parce que cela fait trop mal, tous ces liens. Je ne parle pas de volonté, mais de ce puissant sursaut qui nous contraint à vivre. Comment certains parviennent-ils à résister ? Où trouvent-ils la force de lutter contre leur instinct ? Voilà la vraie question ! La lâcheté, l’horreur, les tueries, les massacres ne m’étonnent pas. Seuls me surprennent ces moments héroïques où, dans un monde chaotique, un être par nature aussi imparfait que l’homme se laisse gagner par la pitié et l’amour. Se pourrait-il que ce geste ne soit pas réfléchi ? Cette prise de risque, ce sacrifice au moment où tant d’autres sont morts déjà autour de nous, où nous avons bien pris conscience de notre vulnérabilité, du ridicule de notre petite existence, au moment où nous savons avec certitude que nous mourrons, que ceux que nous aimons mourront avec nous, de faim, de soif, qu’ils seront torturés, si nous offrons le peu de pain qu’il nous reste à celui qui agonise sous nos yeux, l’asile à celui que tous appellent un traître ou un ennemi, ce sacrifice ne serait-il qu’un caprice ! Crois-tu, mère, que j’aurai mon geste sublime ? Que je pourrais me mettre en danger pour rien, sans même l’espoir d’une rédemption, pour un misérable inconnu ? Un geste gratuit pour me sentir grand seigneur, je ne dis pas. C’est possible. Cela me plairait d’ailleurs assez de sortir de ce monde absurde dans une pirouette spontanée et héroïque. Après tout, pourquoi le monstre en temps de paix ne deviendrait-il pas un héros de la révolution ? »

La Blanca ne lui répondit rien. Elle aurait pourtant voulu lui parler des êtres brisés, détruits, de tous ceux qui se laissent mourir, qui s’abandonnent et qui, sans un geste sublime, renoncent simplement à défendre leur petite personne dans un monde que l’amour a déserté. Mais elle savait que son fils n’y verrait rien d’héroïque et que son long discours n’attendait pas de réponse.