LE PIÈGE

 

Le long hurlement de Martirio avait réveillé Salvador.

Ce cri ne ressemblait pas aux mugissements qui avaient tant effrayé ses camarades la veille. Quelqu’un avait besoin d’aide. Il lui avait fallu quelques minutes pour reprendre ses esprits et parvenir à se tenir sur ses jambes encore molles. Dès qu’il s’en était senti capable, le Catalan avait allumé sa lampe et tenté de se faufiler dans l’anfractuosité qui s’ouvrait au fond de sa petite grotte sur les souterrains. Les cris venaient de là-dedans, il en était certain. Mais le passage était bien trop étroit pour qu’un adulte parvînt à s’y glisser.

Il s’était alors précipité dehors et avait croisé Quince qui venait à sa rencontre.

« Salvador ! Il y a quelque chose dans le chaos de pierres au fond de la grotte cathédrale ! Quelque chose qui luit dans l’ombre ! »

Le groupe des anarchistes endormis devant l’énorme caverne avait entendu ces horribles cris. Les plus vaillants s’étaient levés et avaient remarqué cette petite forme lumineuse placée tout au fond de la cavité au milieu des éboulis dans une niche légèrement surélevée. Aucun d’eux n’avait encore osé aller voir de quoi il s’agissait. Mais maintenant que la voix s’était tue...

Sans hésitation, Salvador entra dans la grotte monumentale et avança vers la petite lumière.

Sur le seuil, tous ses camarades le regardaient, le souffle suspendu.

Dans le silence de la nuit, alors que, les sens en éveil, ils tentaient de capter un signe venant du fond de la grotte, ils perçurent soudain des craquements derrière eux. Quince se retourna et fit signe à ses camarades de se taire.

Des pas, nombreux, des feuilles écrasées, des brindilles cassées.

Une troupe approchait dans l’ombre de la forêt, faisant aussi peu de bruit que possible.

Les hommes qui tenaient debout reculèrent progressivement jusqu’à entrer dans la grotte. Alors, un nouveau hurlement s’échappa des entrailles de la terre et des ombres commencèrent à apparaître entre les arbres.

L’armée ! C’était l’armée !

Les anarchistes étaient pris entre deux feux. Leurs camarades trop mal en point pour se lever, étendus au sol à proximité de la grotte, ne bougeaient plus. Ils étaient à portée des fusils, sans doute déjà en joue. Ceux qui venaient de se glisser à reculons dans l’ombre de la grande caverne ne pouvaient plus en sortir sous peine d’être tirés comme des lapins. Il leur fallait choisir : le garrot ou le monstre.

Malgré les hurlements de la bête, tous, sauf Pablo, s’enfoncèrent lentement dans la caverne au fond de laquelle la lampe de Salvador papillotait. Le Catalan les appelait, mais sa voix était couverte par l’affreux mugissement qui emplissait l’espace.

Quince et ses compagnons se ruèrent vers leur meneur. Ils devaient s’enfuir. Se cacher. Ils étaient pris au piège. Dehors, les blessés criaient et des lumières avaient été allumées. Pablo restait planté devant la grotte. Il avait levé les mains et les lampes à pétrole de l’armée projetaient son ombre à l’intérieur de la caverne, multipliée et ondoyante.

Salvador tenait Clara dans ses bras. Il s’apprêtait à redescendre le pan rocheux qu’il venait d’escalader pour cueillir l’enfant endormie quand il vit ses camarades se précipiter vers lui.

« L’armée est devant la grotte, lui dit Quince. Si la petite est arrivée là, c’est qu’il doit y avoir une issue. Il est trop tard pour sauver les autres. On peut passer entre ces pierres ! »

Comme l’abominable cri d’Eugenio s’était arrêté net, les derniers mots de Quince résonnèrent dans le silence et Pablo, entendant ses camarades en fuite, se retourna vivement et se précipita à son tour vers le fond de la grotte. Des détonations retentirent, mais Pablo courait toujours, précédé par son ombre démesurée. Les premiers soldats se postèrent de part et d’autre de l’entrée de la monumentale caverne. Ils virent Quince et Salvador dans la petite niche tendre leurs mains vers Pablo pour l’aider à escalader l’éboulis rocheux. Quelques coups de feu sifflèrent à leurs oreilles et Pablo s’effondra, touché en pleine tête. Quince prit alors Clara dans ses bras et tous s’engouffrèrent dans le passage qui s’ouvrait au fond de la niche.

Ils couraient droit devant eux dans le sillage de la lampe que Salvador tenait à bout de bras. Au sol, ils remarquèrent les morceaux de papier et se doutèrent qu’ils indiquaient la voie à suivre. Au bout de quelques minutes, ils pensèrent à les ramasser. Il n’était pas question de faciliter la tâche de leurs poursuivants. Dans ce dédale de pierre où les pieds ne laissaient pas d’empreintes, ils ne seraient pas faciles à pister. S’il y avait une issue, ils avaient leur chance. Aucun d’eux ne pensait plus à cette bête qu’ils avaient imaginée tapie dans la roche.

Bientôt, ils arrivèrent dans la petite grotte où étaient réunis Frasquita, ses enfants et l’ogre recroquevillé entre les seins de sa mère.

« Mais que s’est-il passé ici ? » demanda Salvador les yeux exorbités.

Des ombres dansaient sur les visages figés par la surprise et l’horreur, accentuant les traits, posant sur chaque figure un masque effrayant.

Anita se tenait debout un peu en retrait, elle pleurait de longues larmes qui venaient frapper le bois de la boîte serrée contre sa poitrine et y faisaient une petite flaque. Elle vit la première ce que Quince berçait doucement. Un petit corps abandonné légèrement luminescent. Elle caressa le bras de sa mère pour la sortir de sa torpeur. Alors Frasquita regarda dans la direction que lui indiquait sa fille muette et, sans que le moindre de ses traits bougeât, elle demanda :

« Est-ce qu’elle est vivante ?

— Elle dort, prit le temps de lui répondre Quince. Nous l’avons trouvée au fond de la grotte cathédrale. C’est étrange, elle brillait. Mais qu’est-il arrivé à la petite que tu tiens ? Pourquoi est-elle couverte de sang ?

— Il l’a tuée, gronda ma mère en désignant l’ogre comme rétréci dans les bras de la Blanca et qui pressait toujours son grand couteau tout sanglant à plat contre son torse.

— Nous n’avons pas de temps à perdre, l’armée nous a débusqués ! Par où êtes-vous entrés ? demanda Salvador.

— Par la grotte où nous dormions, lui répondit Pedro.

— Ils doivent y être déjà. Nous ne pourrons pas ressortir par là. Nous sommes piégés ! conclut le Catalan.

— Si nous nous pressons, murmura Angela, nous pouvons gagner les galeries qui mènent au tas de branches et d’hommes morts. Venez !

— Salvador, mon ami, marmonna Eugenio. Mets le feu ! »

Salvador ne répondit rien, il partait déjà, emboîtant le pas à Angela et à Pedro.

Anita dut bousculer sa mère pour l’obliger à suivre le groupe. Celle-ci jeta un regard à la bohémienne toujours assise sur le sol son fils dans les bras.

« Il ne vous poursuivra plus. Je te le promets. Va et pardonne-moi si tu peux ! » finit par dire la Blanca.

Frasquita disparut dans la galerie en emportant le corps de Martirio.

 

Tout fut calme à nouveau, la Blanca était parvenue à allumer la lampe d’Eugenio et elle le berçait tendrement. L’ogre leva son visage souriant vers elle et lui tendit son couteau trop grand pour lui.

« Tu sais, maman, lui murmura-t-il affectueusement, l’enfant n’est pas morte encore. Et puis s’ils observent le sens du vent, peut-être parviendront-ils à la gagner, leur révolution. Tout est prêt. Salvador comprendra. Mon geste sublime... »

Alors, dans un baiser, elle le saigna.

 

Dehors, les mains liées, au milieu des soldats, le jeune Manuel pleurait.

Les officiers emportés par l’excitation avaient lancé le gros de leurs troupes aux trousses des fugitifs. Leurs hommes avaient découvert les deux entrées du souterrain. Les anarchistes étaient faits comme des rats ! Salvador, blessé, ne pourrait pas leur échapper. Une centaine de soldats s’enfonçaient dans le dédale rocheux, les uns à la suite des autres, au pas de course. Les hommes se déployaient, s’entassaient dans chacune des galeries, s’accumulaient dans les grottes. Cette montagne était un vrai gruyère. Elle avait avalé tous les soldats armés jusqu’aux dents ! Quelques hommes seulement avaient été envoyés dans la forêt à la recherche d’autres sorties.

 

Grâce à Pedro et à Angela, les fugitifs trouvèrent leur chemin contre le vent dans la montagne. Ils s’extirpèrent des souterrains en contrebas, là où le bûcher et la charrette attendaient.

Aucun bruit ne s’échappait des galeries, le vent qui s’engouffrait par ce côté-ci de la montagne capturait le son et le rabattait vers le camp. Rien ne parvenait à passer à contre-courant. Pas un murmure. Pourtant, même s’il ne pouvait entendre le bruit de leurs pas, le Catalan se doutait bien que des soldats avaient pénétré à leur suite dans les galeries. Seulement, il n’imaginait pas leur nombre.

« Salvador, il faut partir, lui chuchota Quince qui portait toujours Clara. Mais la couturière ne répond plus quand on lui parle et elle serre si fort le corps de son enfant morte qu’on ne peut pas le lui arracher pour le mettre sur le bûcher avec les autres !

— Installe-les toutes les deux sur la charrette, répondit Salvador, cette toute petite qui dort contre toi, pose-la dedans aussi. Elle t’encombre ! On va les tirer jusqu’au sentier, il n’est pas loin. Là ! Regarde ! On peut passer entre les arbres. Toi, le rouquin, va jeter un œil et reviens nous prévenir si tu vois des soldats ! »

Pendant que Quince se séparait à regret de la petite merveille qui, tranquille dans ses bras, exhalait une sérénité si contagieuse qu’il aurait voulu la garder longtemps encore endormie tout contre son cœur, Salvador regardait l’amas de bois sec et de cadavres en songeant aux derniers mots d’Eugenio.

« Mets le feu ! » avait-il dit.

Sans doute voulait-il parler de ce bûcher. Pourquoi donc ce feu avait-il tant d’importance à ses yeux ? Un brasier dans cette forêt en pleine nuit indiquerait immédiatement leur présence à l’armée...

 

Il fallait essayer ! Faire confiance à l’amitié d’un vieux fou !

Il ordonna à ses compagnons de partir, il les rejoindrait à Brisca où l’un de ses amis menait un groupe semblable au leur.

Quince et un camarade nommé Luis, tous deux à bout de forces et à peine remis de leurs blessures, s’éloignèrent l’un tirant, l’autre poussant la charrette où la couturière était assise, le regard vide. Le dernier des anarchistes préféra déguerpir dans une autre direction.

Le Catalan attendit que tous fussent hors de vue avant d’enflammer le bûcher.

Alors le miracle se produisit.

La grotte faisait cheminée, un énorme appel d’air avalait la fumée qui se propageait à grande vitesse dans les boyaux de la montagne. Les volutes noires et grises étaient happées par le labyrinthe.

Le piège s’était refermé sur l’armée. Salvador imagina la panique dans le dédale. La bousculade, tous ces hommes suffoquant tentant de revenir sur leurs pas et tout juste capables de se piétiner les uns les autres. La bataille pour les éventuelles poches d’air. Et les officiers restés dans la grotte cathédrale à l’entrée du labyrinthe terrifiés par les hurlements amplifiés des dizaines d’hommes bloqués dans la fumée du charnier.

 

« Pourvu que Manuel n’ait pas été entraîné dans ce guêpier, pourvu qu’il ne soit pas là-dedans ! » songea Salvador face aux flammes immenses de ce brasier sans fumée, avant de s’échapper sur les traces de Quince.

Derrière lui, la forêt s’embrasa élevant un rideau de feu entre les fugitifs et leurs poursuivants.