L’atelier vibrait sous les coups du charron, le bois du lit grinçait et Frasquita vocalisait encouragée par son public de voisines, tandis que les poules caquetaient tranquillement dans la cour.
Tout se déroulait à merveille dans cette nécessaire cacophonie du mal-joli.
Soudain, la femme qui aide pâlit et murmure à la plus jeune des filles présentes de courir chez la Blanca. La jeunette détale sous le regard intrigué des commères. On entend un murmure que la Maria fait taire d’un brusque mouvement de la main avant qu’il ne parvienne aux oreilles de Frasquita tout à ses cris.
« C’est bon, mon petit, vas-y fort une dernière fois ! On y est presque, je vois sa tête ! » encourage la Maria.
À ces mots, les voisines s’élancent toutes vers la porte dans ce vent de panique qui accompagne chaque nouveau-né et butent contre le corps massif de la Blanca. Cette rencontre redouble leur frayeur, elles bousculent la grosse femme pour s’échapper tandis que le bébé s’époumone déjà dans leur dos.
En marmonnant quelques injures, la Blanca s’approche de la petite chose visqueuse que sa consœur tient entre ses mains et qui couine comme un canard.
Frasquita prend alors conscience de cette autre présence dans la pièce. Les deux mères font écran entre elle et son petit.
Quelques plumes voltigent au pied du lit.
Essoufflée, la voix cassée par l’effort, la jeune mère ne parvient pas encore à parler, à questionner.
Les deux accoucheuses penchées sur l’enfant coupent le cordon à voix haute.
« C’est encore une fille que tu nous as faite là », lance la Maria sans se retourner vers le lit.
Les voisines frappent à la porte : le baquet d’eau chaude est prêt !
La Blanca va le prendre sur le seuil en psalmodiant des prières dans une langue qui rappelle à Frasquita celle utilisée pour faire lever les morts, ces mots qu’elle a appris et dont elle ne s’est encore jamais servie, ces mots qui dorment en elle et la terrifient.
« Pourquoi as-tu appelé la Blanca ? Que se passe-t-il ? donnez-moi mon enfant ! parvient-elle à articuler.
— J’avais peur que cela tourne mal, la Blanca est venue à la rescousse. Tu auras ta petite après le bain. »
Les deux femmes s’activent autour du baquet, dans un nuage de duvet blanc.
« Mais, c’est... des plumes ? » souffle ma mère.
La Blanca se retourne vers elle, armée d’un gigantesque sourire de femme simple et forte.
« Ne t’inquiète pas, c’est pas ton bébé qu’on plume, va ! Je m’occupais, figure-toi, quand on est venu me chercher, j’ai dû laisser ma volaille en cours. J’ai rapporté quelques plumes dans ma robe. Mais ne t’en fais pas, je vais pas te laisser la chambre dans cet état. On va ramasser mes saletés avant de partir ! »
La Maria s’occupe du délivre, le regarde sous toutes les coutures tandis que sa comparse continue de baigner cette petite qu’on s’obstine à cacher à sa mère.
« Mais montrez-moi ma gosse !
— Elle arrive, laisse donc que je l’emmaillote », lui répond la bohémienne imperturbable.
Après une dernière prière, elle finit par abandonner l’enfant à Frasquita, un gros poupon rougeaud que la couturière accueille dans ses bras avec délices.
« Quand on fait un si gros bébé, mieux vaut avoir deux femmes comme nous sous la main. As-tu choisi son prénom ? demande la Maria après avoir récupéré les draps souillés.
— Non. Je pensais faire un gars.
— Alors, on l’appellera Angela », dit Blanca en gloussant pendant que la Maria ramasse au plus vite le duvet blanc qui traîne au sol et le fourre tant bien que mal dans ses jupes.
Les deux bonnes femmes se jettent un coup d’œil satisfait avant d’ajouter :
« Nous reviendrons demain la mettre au sein. »
Les draps souillés sous le bras, les accoucheuses sortirent de la chambre, épuisées. Elles s’assirent un moment côte à côte sur le banc de la cuisine. Puis la Blanca farfouilla dans ses jupes où pendait toujours une gourde d’argent et emplit plusieurs petits verres d’eau-de-vie, qu’elles burent d’un trait, coup sur coup, sans un mot.
Debout, autour de la table, les voisines les observaient, guettant un signe.
« Dites au père qu’il peut venir et qu’il a une autre petite pisseuse, finit par grommeler la Blanca, en s’essuyant la bouche d’un revers de main. Il peut enterrer le délivre, il est dans le seau, là ! »
De retour dans la chambre, les voisines remarquèrent quelques petites plumes mouillées et sanguinolentes abandonnées çà et là sur le sol et le bruit courut aussitôt que les deux mères avaient lavé, plumé et nommé la petite Angela avant de la donner au monde et à sa mère.
« La faute aux poules ! Ces satanées bestioles que le José a côtoyées de trop près. Les choses contre nature laissent des traces, croyez-moi ! Vous verrez que la pauvre petite caquettera comme une volaille. Ce jour-là, les deux mères devront avouer.
— Et ce prénom d’Angela ! Mais qui croient-elles tromper, les vieilles ? Les anges ne traînent pas dans les poulaillers ! »
Heureusement, Frasquita ne surprit jamais ni les commérages ni la moindre plume sur le corps de sa deuxième fille.
La Blanca s’attacha tant à cette enfant aux traits épais qu’elle prit l’habitude de passer plusieurs heures par jour chez les Carasco. Elle la prenait sur ses genoux et la plaquait entre ses énormes seins en la balançant vivement. La petite écarquillait ses yeux trop ronds et souriait contre le corps plein et doux de la bonne femme.
La nuit qui avait suivi cette deuxième naissance, l’accordéon, muet depuis neuf mois, était revenu jouer un petit air sous les fenêtres de Frasquita.
Lucia ne l’oubliait donc pas !
Tout doucement, en prenant garde de ne pas la réveiller, la jeune mère avait pris sa petite dans les bras et était allée à la fenêtre montrer l’enfant endormie à son amie.