« Eugenio ! hurla Juan la bouche pleine encore de la bile qu’il venait de rendre après qu’on lui eut montré la figure détruite du Catalan. Eugenio ! »
La Blanca, secouée par ce cri d’horreur, réveilla le savant dont elle scrutait depuis plus d’une heure le visage endormi à la recherche de l’enfant qu’elle avait aimé.
« Secoue-toi ! Tes amis ont besoin de toi », lui dit-elle durement après avoir repris contenance.
Eugenio se rendit à l’endroit où l’on avait allongé Salvador qu’il ne reconnut pas d’abord.
« Que s’est-il passé ? demanda-t-il à Manuel qui avait ramené le supplicié sur un cheval d’emprunt.
— Ça barde en bas. La révolution est lancée. Ça a pris d’un coup. La garde civile nous a attrapés, Salvador, moi et deux autres, avec des sacs de farine et ils ont torturé le Catalan devant nous pour savoir où était notre camp et qui l’avait ravitaillé.
— Alors nous devons déménager sur-le-champ ! l’interrompit Eugenio.
— Non, ils y sont allés trop fort... comme tu vois. Salvador n’a rien pu dire. Mais les paysans se sont groupés et une enfant a chanté avec eux comme chantent les serins en cage. Et sa voix les a rendus fous dans la caserne, je crois que c’est à cause de son chant qu’ils lui ont fait ça au visage. Moi-même, j’ai pissé des yeux en l’entendant, j’y voyais plus rien tant c’était beau. Depuis le temps qu’on avait tout ça en nous, et voilà que ça se vidait par la bouche d’une gamine, haut et fort. De l’intérieur de la bâtisse, on entendait le peuple canonner ses peines. Après, ils nous ont sortis avec Salvador. Ils lui avaient attaché un panneau sur le corps. “Voleur de pain”, qu’ils avaient marqué. Et là, la foule s’est ruée sur eux d’un bloc. C’est venu d’un coup, je te dis.
— Eh bien cela doit être du joli ! Une vraie boucherie ! Les deux autres qui étaient avec vous, tu es certain qu’ils ne vont pas parler ? insista Eugenio qui tenait à sa peau.
— Les journaliers les ont libérés en même temps que moi. Ils se battent à leurs côtés.
— Tous nos hommes sont descendus pour soutenir les paysans, ajouta Juan exalté par le récit du jeune Manuel. Tout cela a bien la soudaineté d’un orage. Je cours les rejoindre. Tu restes seul ici avec Manuel et Salvador, je te le confie. On peut dire que tu arrives à point. Adieu camarade. »
La Blanca avait suivi Eugenio et, tandis que Manuel allumait torches et lampes à pétrole dans la petite caverne qui servait de chambre à Salvador, la bohémienne s’affairait déjà autour de l’homme au visage ravagé, redessiné par la haine humaine.
« Je suis surpris que le bourg ait bougé pour si peu, ironisa l’ogre. Certes ce n’est pas beau à voir, mais de là à ce que tous ces braves gens se jettent contre des hommes en armes ! Depuis le temps qu’ils crèvent en silence ! Remarque, de loin, il ferait un joli Christ des Douleurs, dommage que le sang noie les traits. Leur bourreau devrait se faire sculpteur. Il a du talent, rares sont les œuvres qui remuent les foules. Qu’est-ce qu’on peut faire pour toi, mon pauvre Salvador ? Il y a tant à recoudre.
— Il revient à lui, murmura la Blanca.
— Mieux vaut le rendormir, histoire de ne pas l’entendre geindre. J’ai ce qu’il faut dans ma sacoche.
— Attends ! Il veut parler.
— La volonté humaine m’étonnera toujours. Comment peut-on espérer prononcer un mot avec une bouche pareille ? Tais-toi ! Tu te fatigues pour rien. Il n’y a que la langue qu’ils ne t’aient pas coupée. »
Par la plaie béante, des mots s’échappaient, douloureux et sanglants. Articulés non par les lèvres mais par la chair ouverte. Il savait qui avait chanté. Cette voix, celle de la révolte, il l’avait reconnue.
Angela avait commencé à chanter au milieu de la foule. Sa plainte s’était élevée au-dessus du peuple rassemblé et les gens autour d’elle avaient vite hissé la petite sur leurs épaules pour que son chant porte plus loin, pour que tous voient le visage de l’enfant inconnue, de cette gamine aux yeux trop ronds, qui exaltait leur peine avec cette force et cette fraîcheur. Sa voix amplifiait leurs mots, elle les leur prenait dans la gorge pour les projeter contre les murs, contre la porte cloutée, dans les rues, sur le ciel déjà assombri à l’est. Lamento de leur misère, beauté tirée de l’horreur d’avoir été dépossédés d’eux-mêmes, d’avoir été tantôt chiens, quand il leur fallait chercher, nez au sol, mains collées dans la boue, la chasse des maîtres, tantôt mulets et chargés à ne plus pouvoir se tenir droit, jamais. Chanson qu’on éventre, gorge déchirée par l’épine des douleurs muettes...
Et puis il y avait eu ce visage ciselé qu’Angela n’avait pas reconnu, cette souffrance dessinée dans la chair et qui respirait, ce chef-d’œuvre vivant, et elle n’avait plus pu chanter.
Pour que tous pussent admirer, malgré la pénombre, le travail du bourreau, les gardes avaient rapproché les torches si près des chairs ouvertes qu’elles avaient légèrement grésillé dans le silence qui s’était fait.
Angela se tenait alors sur les épaules d’un homme solide bien qu’âgé, un innocent qui ne l’avait pas lâchée quand il s’était rué en avant sur les soldats. Comment comptait-il se battre avec une enfant sur les épaules ? Paniquée par les coups de feu et la violence soudaine de la marée humaine, elle tapait des pieds contre la cage thoracique de son porteur pour qu’il la fît descendre, sans réaliser qu’une gamine de sa taille n’aurait pas pu survivre dans la confusion sanglante qui régnait un mètre plus bas. Ainsi élevée au-dessus de la révolte, elle devenait son étendard et tous étaient convaincus qu’elle n’avait pas cessé de chanter, tant sa voix résonnait encore dans leurs poitrines, cette voix qui, pensaient-ils, ne cesserait plus d’y vibrer. Mais Angela hurlait bien autre chose et le grand nigaud qui s’était fait porte-drapeau fendait le champ de bataille en tous sens pour que tous pussent la voir et garder courage, pour que flottât cet air de presque victoire qui lui était venu en les entendant murmurer.
Ma sœur ne supportait pas d’être agitée ainsi au-dessus de la mêlée humaine, elle sentait les balles siffler autour de sa tête et ses ongles s’enfonçaient dans les joues de l’homme, ses mains lui arrachait les cheveux par poignées. Des murs rougis de la caserne, des soldats la visaient, c’était certain, sans doute voyaient-ils en cette fillette la tête de l’insurrection. Il fallait qu’elle rejoignît sa mère, qu’elle reprît sa route ! Et l’abruti se gondolait, riait comme une baleine au milieu des mourants, pataugeant dans le sang, enjambant les corps, et il parvint ainsi, à force de détours, à entrer dans la caserne à la suite de ses camarades hurlant toujours bouches scellées cette chanson qui les emportait dans sa course.
Il faisait nuit noire quand Angela fut arrachée aux bras du vieux fou hilare, toute couverte du sang des combattants, tremblant de tous ses membres et épuisée par le massacre. Elle n’avait pas une égratignure, mais devait garder de cette première expérience guerrière une légère crispation de la lèvre inférieure, une expression de tristesse permanente que seuls ses énormes éclats de rire parviendraient à dissiper.
Des femmes la ramenèrent à sa mère qui hurlait son nom dans les rues balayées par la révolte.
Des feux s’allumaient de tous côtés, le sang parfumait l’air d’automne. On éventra l’église et son curé dans les hurlements des blessés et, enivrés par le carnage, torches et fusils marchèrent en procession vers les haciendas. On tua comme des lapins la plupart des émissaires jetés sur les routes pour appeler à l’aide et ramener du renfort. Chacun sentait que cette nuit était celle des vieilles peines, que tout le mal possible devait être fait avant l’aube pour solde de tout compte car il n’y aurait plus d’autre nuit. Dès le lendemain, l’armée accourrait, il faudrait se battre à nouveau et mourir.
« Moi aussi, j’ai reconnu la voix qui a chanté, expliqua Manuel afin de faire taire Salvador. L’enfant est avec une femme qui vient de l’autre côté de la sierra, de Santavela. Elle dit avoir traîné sa charrette jusqu’ici.
— La femme dont tu parles, tu lui as vu un fils aux cheveux rouges ? demanda la Blanca.
— Il était là et, derrière lui, se tenait une petite fille rayonnante aux yeux couleur de paille.
— Mais c’est la couturière ! Voilà celle qui pourrait lui raccommoder le visage. Il faut l’envoyer chercher... Manuel ! Si tu veux que Salvador vive, retrouve cette étrangère. Elle seule pourra vous le rapiécer comme il faut. Mais fais vite, il se défait à vue d’œil ! »
Le monde ne plaisait pas à Frasquita. Il n’était pas tel qu’elle l’avait imaginé du haut de ses montagnes. Elle n’attendit pas que le soleil se levât pour reprendre la route et tira sa charrette en pleine nuit vers le sud afin de s’éloigner au plus vite du carnage.
Malgré la fatigue du voyage et l’heure tardive, seule Clara dormait dans la charrette, éclatante parmi les fleurs refermées pour la nuit. Aucun des autres enfants ne parvenait à se sortir de l’esprit ni les cadavres des deux bords abandonnés sur la grand-place, piétinés par les combattants, ni le prêtre qu’on avait traîné par les boyaux hors de son église et qui avait laissé derrière lui un sillage sanglant, ni ce petit garçon dont la tête percée par une balle bringuebalait sur l’épaule de la femme qui sans doute était sa mère et ne semblait pas s’être aperçue encore de la mort de l’enfant qu’elle portait, ni les cris de cette vieille reconnaissant au beau milieu d’un tas de cadavres les yeux ouverts de son plus jeune frère.
Le presbytère, la caserne et les bâtiments publics en feu illuminaient un bourg soudain grandiose et vomissant des hommes libres par le pays. Des hommes libres de faire payer des siècles d’humiliation à une caste qui les avait affamés, terrifiés, utilisés, des hommes libres d’éventrer, de saigner, de voler, de hurler.
Des hommes libres et bientôt morts.
Manuel croisa des processions d’incendiaires entonnant la chanson d’Angela, il demanda à tous où était l’étrangère, celle qui venait d’arriver en grande robe de noces, la mère de l’enfant qui avait chanté sur la grand-place.
L’enfant, tous s’en souvenaient, elle faisait désormais partie de leur histoire, elle en était le cœur. Qui aurait pu la traiter d’étrangère ? Sûr qu’elle était née au pays, cette petite dont la voix d’oiseau avait porté leur cause. Elle était morte sur la grand-place en mitraillant sa chanson à la garde civile. Une héroïne ! L’un l’avait vue tomber des épaules de Jesús après qu’une balle l’eut frappée en pleine poitrine ; un autre disait que le capitaine lui-même s’était rué sur elle pour l’égorger mais que, par la longue estafilade qu’il avait dessinée sur son jeune cou, le souffle mélodique s’était encore échappé longtemps. Le capitaine stupéfait aurait été poignardé à son tour par un camarade alors qu’il secouait l’enfant morte pour la faire taire. D’après d’autres, l’enfant était vivante, elle avait rejoint Salvador dans son campement.
« Elle sera là demain quand viendra l’armée. À moins qu’elle ne s’échappe à temps pour mener d’autres hommes au combat dans d’autres bourgs. Que vive la révolution ! »
Manuel ne parvenait pas à obtenir une information fiable de ces êtres hystériques tout à leur massacre et que rien ne pouvait plus émouvoir que le feu et le sang et la beauté de ce ciel d’encre lapé par les flammes de la révolte. Il finit par croiser l’une des femmes affligées, épargnées par la folie collective, qui avaient rendu Angela à sa mère avant de s’occuper des morts et des blessés, elle lui indiqua la route qu’avait prise la charrette. Dans une colonne de va-nu-pieds, il reconnut Juan et parvint à l’arracher à sa révolution en lui rappelant l’importance de Salvador pour leur cause. La vie de leur meneur dépendait de cette femme et tous deux lancèrent leurs chevaux ventre à terre à la poursuite de Frasquita.
Elle était arrivée plus loin qu’ils ne l’auraient cru et refusa d’abord catégoriquement de revenir sur ses pas. Mais quand ils firent allusion à la Blanca, la couturière se fit moins sauvage et accepta de laisser Manuel tirer la charrette à sa place vers le campement. Il n’était pourtant pas question qu’elle montât en croupe sur l’un des chevaux afin d’arriver plus vite, elle ne voulait pas abandonner ses enfants à un inconnu. Surtout par une telle nuit ! On fit grimper Pedro et Angela sur la monture de Juan et Martirio et sa mère sur celle de Manuel, l’aide de camp de Salvador marchait au milieu des deux bêtes, brides en mains. Anita, elle, sa boîte dans les bras, avait pris place sur la charrette à côté de Clara, lumignon à peine visible par cette nuit incendiée.
Sur le chemin, Frasquita tâchait de se souvenir du visage de l’homme qui lui avait donné sa bourse quelques heures auparavant. Elle se rappelait chacun de ses traits avec une précision qui l’étonna. Peut-être les réinventait-elle à sa guise. Les deux rebelles insistaient pour qu’elle s’assoupît, elle aurait besoin de toutes ses forces afin de recoudre Salvador.
La nuit semblait plus calme, certes les feux brûlaient toujours, mais seules quelques détonations résonnaient encore dans le lointain. La présence des hommes, le souffle des chevaux blancs d’écume, leur pas tranquille rassuraient les enfants. Jamais encore ils n’étaient montés sur de telles bêtes. Angela s’était endormie contre le dos de son frère, le visage emmêlé dans ses boucles rousses.
« Pourquoi tous ces gens se battent-ils ? finit par demander Pedro à l’homme qui les menait.
— Pour inventer un nouveau monde. “La joie de la destruction est en même temps une joie créatrice.” Ils ont trop souffert, trop accepté, trop longtemps, lui répondit Juan.
— Ils ont tout cassé ! résuma l’enfant.
— Ne crois pas cela, le vieux monde est coriace, il a toutes les chances de renaître de ses cendres. Les paysans sont loin d’avoir gagné. Demain nous serons sans doute tous pendus ou garrottés. Mais peu importe, nous sommes déjà morts. »
Il faisait encore nuit noire quand le petit groupe atteignit le campement. La Blanca serra Frasquita dans ses bras et lui dit qu’il n’y avait rien à craindre pour l’instant et qu’elle se chargerait des petits. En les attendant, elle leur avait confectionné une couche avec de la mousse et des feuilles dans une caverne à quelques pas de là. Ils seraient bien, elle veillerait sur leur sommeil.
Son sac à couture aux couleurs de l’oliveraie en bandoulière, ma mère entra dans la petite grotte où reposait Salvador. Elle salua à peine Eugenio et observa longuement à la lumière des lampes à pétrole le visage déchiré.
Elle choisit parmi les bobines dont elle avait hérité un fil très fin et très solide, recourba l’une de ses aiguilles et se mit à l’ouvrage. Malgré le sang, elle travailla la peau à petits points aussi tranquillement que s’il se fût agi d’une étoffe.
Alors qu’elle commençait à sentir sa vue se brouiller tant ses yeux étaient fatigués par la pénombre, l’homme à l’oliveraie et le cri de son habit déchiré par les ergots de fer lui revinrent en mémoire. Ce jour-là, pour la première fois, elle avait raccommodé un homme, lui rendant son ombre et son désir, mais les points n’avaient pas été assez solides puisqu’il était sorti de chez elle une fois la dette payée, puisqu’il ne l’avait pas suivie sur les chemins, puisqu’elle avait vu son ombre s’ébattre seule sur les murs bien après que le corps eut abandonné la place. Peut-être faisait-elle de ce visage qui lui était confié autre chose que ce qu’on lui demandait. À mesure qu’elle recousait, à mesure qu’elle disait les prières pour les coupures, pour les douleurs, pour le sommeil, à mesure qu’elle appelait des puissances millénaires au chevet de ce révolutionnaire et lui offrait un visage, elle comprit ce qu’elle était en train d’accomplir. Après tout, elle était libre désormais, plus personne ne pouvait la contraindre à être ce qu’elle ne voulait pas, à se taire, à cacher ses œuvres, à détester ou à aimer. Elle était libre, aussi libre que l’avait été le bourreau quand il avait donné au Catalan ce visage de cauchemar. Les autres pillaient, massacraient, incendiaient, pourquoi ne pourrait-elle pas réparer cet homme comme elle l’entendait ? Et quand bien même il ressemblerait à un autre, personne ne pourrait lui ôter ce bleu des yeux.
Elle se souvint du discours de la veille, de cette fougue avec laquelle Salvador avait parlé de sa cause alors que ses compagnons tentaient de charger les sacs du meunier sur leur âne. Cet homme avait le désir chevillé au corps. Elle lui sourit et lui caressa la joue droite, joue à laquelle elle venait de rendre son dernier morceau.
« Ton travail est stupéfiant ! s’extasia Eugenio qui, trempant régulièrement sa petite plume sombre dans une encre écarlate, prenait des notes et faisait des croquis. Comment sais-tu où se logent les muscles ?
— Je ne sais pas même ce que c’est qu’un muscle, lui répondit ma mère bousculée dans sa rêverie.
— Les muscles font bouger les différentes parties du corps. Ils se sont rétractés, mais tu parviens quand même à les débusquer dans tout ce fouillis.
— C’est comme des fils, tu tires et tu vois ce que ça donne. J’essaye et je comprends.
— Et ces prières que tu dis, à quoi servent-elles ?
— Ces choses-là ne s’expliquent pas. J’en ai la garde. Trouve-moi des œufs et un récipient pour les faire cuire.
— Tu as faim ?
— Non. Attise des braises aussi ! »
Eugenio sut qu’il ne pourrait pas en savoir plus cette fois. Il posa sa plume, alla chercher les deux œufs qui lui restaient dans son panier de victuailles et un petit poêlon en fonte, puis il observa la couturière tandis qu’elle faisait carne cortada et tenta de noter les prières qu’elle disait à voix haute.
Alors que sa plume courait sur le papier, la tête lui tourna et il s’effondra sur le sol de la grotte.
Le jour se levait, l’effet conjugué des prières de la couturière et des drogues d’Eugenio se dissipait lentement et Salvador commença à geindre. La couturière lui faisait un dernier point près de la lèvre supérieure quand il entrouvrit une paupière énorme et violette. Frasquita lui sourit en rangeant ses aiguilles et, enjambant le savant toujours allongé au sol, elle sortit de la cavité pour rejoindre ses enfants.
Elle alla s’étendre à côté de ses petits dans la caverne où la Blanca avait choisi de les installer. Amusée, elle remarqua que Pedro avait déjà barbouillé les parois de pierre à la craie, y faisant naître un grand visage avenant sous lequel lui et sa sœur s’étaient lovés. Un ange édenté, gardien de leur sommeil.
Quelques heures plus tard, elle fut réveillée en sursaut par Eugenio qui cherchait son carnet partout.
« Rends-le-moi ! supplia-t-il. Arrache les pages qui te concernent si tu en as envie, mais rends-moi ce carnet. Tu ne sais pas lire, tu n’en feras rien !
— Je n’ai pas touché à ton carnet.
— Quand j’ai perdu connaissance, j’ai vu des ombres travailler à tes côtés autour du visage de Salvador. Plus tard, tu m’as enjambé et quelque chose s’est emparé du carnet que j’avais encore dans la main. Ai-je rêvé cela ?
— Je n’ai vu que mon ouvrage. Ni ombres, ni démons, ni carnet. Rien qu’un homme à recoudre.
— Sors de là, veux-tu ! » intervint la Blanca qui s’était endormie en montant la garde devant la caverne et que les cris d’Eugenio venaient d’éveiller.
Le savant obéit à contrecœur, les mains rougies par l’encre répandue au moment de sa chute, il passa devant Clara qui tentait de replanter dans la pierraille les fleurs cueillies la veille, jeta un coup d’œil dans la petite grotte où Salvador reposait, le visage gonflé, et alla s’effondrer sur sa couche installée à quelques mètres de là.