C’est dimanche.
L’église est grosse de bouches emplies d’un Dieu à moitié fondu. À la suite des autres membres de la chorale, Angela s’approche à petits pas de l’autel.
De répétition en répétition, le père André l’a domestiquée. Elle se plie à ses volontés désormais et tient compte de ses critiques. Mais cette voix, qui se soumet, submerge le prêtre chaque jour davantage. Des sens lui poussent, des émotions anciennes resurgissent, des tendresses, des baisers... À mesure qu’il tire les fils de cette femme-oiseau, il sent les nœuds qui la tiennent se resserrer autour de sa propre gorge. Il commande, elle obéit. Pourtant, il se sent possédé par cette femme, par cette voix, par cette douleur.
Le père André présente l’hostie à Angela. L’enfant de chœur tient machinalement son petit plateau doré bien haut sous le menton de la communiante, afin qu’aucune miette divine ne tombe au sol.
Mais ce n’est pas une miette qui chute. C’est Dieu entier qui dégringole. Le prêtre L’a lâché. La main de l’officiant s’est égarée un instant, effleurant les lèvres entrouvertes d’Angela. Elle a tressailli sous la caresse et Dieu est tombé à la renverse. Malgré cela, les yeux du prêtre sont restés fixés trop longtemps sur les traits épais de la jeune femme et l’assemblée des fidèles, tirée de sa prière par le cri de l’enfant de chœur, a surpris le regard lascif du prêtre. Durant quelques secondes le masque dur du curé est tombé comme au théâtre et tous ont vu un homme amoureux revêtu des oripeaux du divin.
Après l’office, les langues se délient, on cause, on chuchote, on raille. Elle n’est même pas belle ! Les grenouilles de bénitier se scandalisent. Le père André a regardé cette femme d’une façon proprement indécente !
Il est question d’aller à la messe dans une autre paroisse pour éviter ce prêtre sacrilège. Angela se fraye à grand-peine un passage parmi les médisances épaisses qui refusent de s’effacer devant elle. Car le verdict est tombé : cette fille a la voix du diable !
Pourtant, dès le lendemain, ces mêmes commères qui complotaient se bousculent devant le confessionnal du père André. Son désir supposé lui attire d’étranges aveux. Toutes ces amours interdites qu’on avait tues par peur du jugement du saint homme se racontent en détail. Les femmes surtout viennent confesser leurs frasques. Les vieilles s’émerveillent de leurs anciennes infidélités, de leurs lointains désirs, et, sans fausse pudeur, laissent remonter les caresses en surface. Sur les peaux ridées, sur les ventres flasques des paumes chaudes se promènent. Quelques jeunettes lui glissent à l’oreille leurs ébats dans le désert rouge, d’autres en profitent même pour lui faire les yeux doux entre les barreaux de bois. Derrière les mots, il aperçoit certaines mains qui jouent dans des trous d’ombre. Il les entend toutes respirer de l’autre côté de la grille. L’air qui entre et sort de leurs bouches entrouvertes, il le voit courir sur la pulpe de leurs lèvres humides. Il sent l’entêtant parfum de leurs corps que les barreaux ne contiennent plus...
Dans leurs récits, nulle trace de repentir. On décrit les frôlements pour les revivre dans la nuit du petit confessionnal, pour ne pas oublier le goût des amours interdites.
Le père André, paniqué, découvre tout un réseau amoureux dans sa sage paroisse, une toile de désir où il se sent englué. Il prie en vain. Sa prière s’assèche et les vierges de verre elles-mêmes lui sourient.
« Tu dois disparaître derrière la douleur, exige sèchement le prêtre. Comment oses-tu te mettre ainsi en avant ? Ce que tu portes te dépasse. Parviendras-tu un jour à ne plus penser à ta misérable petite voix ? Parviendras-tu à t’oublier ?
— Laissez-moi reprendre une fois encore.
— Pas aujourd’hui. Tu nous as suffisamment fatigués avec tes roucoulades. Je te l’ai dit cent fois, une ligne, cherche la ligne. »
Le samedi suivant, alors qu’il se prépare à officier, le père André surprend les regards langoureux des fidèles réunis dans son église, il déchiffre les gestes. Il se perd dans les œillades et cette récente connaissance des secrets des cœurs lui pèse.
Soudain la voix d’Angela ouvre le ciel en deux, et dans la travée centrale, à pas lents, s’avance le soleil.
Clara, qui porte sa deuxième robe de noces, une splendeur pailletée d’argent et de nacre, s’approche de l’autel au bras de Juan, le mari d’Anita, désormais bedonnant dans son éternel costume de cérémonie. Arrive ensuite M.D. Aussi blanc que sa jeune fiancée, il marche seul dans le chant d’Angela.
Le père André contemple Clara, cherchant la source de cette lumière qui semble embraser sa silhouette. Il finit par renoncer et accepte ses étranges visions sans en chercher la cause. Son église est emplie d’amants, le soleil vient y épouser un vieillard dénaturé alors que la plus jolie voix du monde, fruit d’une femme sans charme, lui vrille les sens. Soit, qu’il en soit ainsi si telle est sa volonté !
Angela ne vient pas communier, il l’attend, la guette en vain parmi cette longue file de visages sérieux qui s’approchent de l’autel. Cette proximité de ses lèvres lui manque ! Pourquoi refuse-t-elle ainsi le corps du Christ ? Quel péché recèle-t-elle ?
« Que la paix soit avec vous !
— Et avec votre esprit !
— Allez dans la paix du Christ ! »
Si elle ne chantait pas, qui la remarquerait ? Mais elle chante ! N’est-elle pas la tentation ? Derrière cette voix, il y a le corps d’une femme qui frémit quand elle réussit à faire ce qu’il lui demande, exactement. Ils communient à travers la musique. Il exige, elle obéit. Mais au bout du compte, qui tire les fils ?
Il a appris avec le temps à résister à la beauté des femmes. Mais il ne s’est pas méfié d’un visage si commun. N’aurait-elle pas la voix du diable, comme le disent ses paroissiennes ?
On murmure que sa mère était sorcière et que toute sa lignée est maudite. Des sans-âme ! Si le diable est là-dessous, il le reniflera !
« Non, cela ne va pas ! Incapable, tu es incapable de chanter la joie ! tempête le prêtre. Cette allégresse du cantique t’échappe. Ton registre de cœur est beaucoup trop limité.
— Donnez ce morceau à quelqu’un d’autre ! Moi, je n’en peux plus !
— Arrête de nous jouer la martyre, veux-tu ? Et reprends, une fois encore. »
Depuis les noces de Clara, le soleil se lève de plus en plus tard. L’astre de la cour Gambetta s’est éclipsé, son centre est vide. Plus rien qu’une petite trace sur le sol, l’empreinte à peine visible de la lumière disparue. Clara demeure désormais dans la villa de son mari et le ciel de la ville se charge d’ombres.
Voilà quelque temps qu’Angela n’a pas croisé sa jeune sœur dans le parc de la propriété. Obsédée par son chant, absorbée par la peine, elle ne s’en inquiète pas et se rend à l’église pour répéter. L’orage approche.
La nef est vide, le père André qui, ce jour-là, a renvoyé les autres choristes l’attend dans le confessionnal. Pour l’informer de sa présence, il frappe à la lucarne. Un bruit énorme.
Elle s’agenouille dans la cabane de bois. Le visage du prêtre est si proche qu’elle l’entend respirer. L’église semble murée, même les vitraux sont muets. Leurs couleurs se sont tues. Le silence du père André la questionne. Sans doute a-t-il les yeux baissés comme chaque fois qu’il l’écoute chanter, sans doute regarde-t-il ses pieds !
La corneille, perchée sur un banc, s’impatiente.
Que pourrait-elle lui dire, à cet homme qui regarde ses pieds ? Rien.
Pourtant, peu à peu, leurs deux souffles se mêlent.
Elle voudrait chanter, mais rien ne vient et c’est son oiseau qui le fait à sa place.
Le monde entre dans la nuit. Dehors, une pluie violente pénètre les corps jusqu’à l’os et l’ombre épaisse noie toute joie.
Le croassement de l’oiseau traverse leur intimité. Les voilà désunis.
« Pourquoi ne communies-tu plus, mon enfant ? finit par demander le prêtre.
— J’ai peur de vos mains.
— Qu’ont-elles de si terrible ?
— Elles sont douces.
— Douces..., répète le père André. Mais, ma fille, comment les mains d’un prêtre pourraient-elles effrayer une âme pure ?
— Chanter pour vous me bouleverse. Peut-être mon âme n’est-elle pas si pure ?
— Les autres disent que ta voix est sorcière.
— Les autres ont sans doute raison.
— Que ressens-tu quand tu chantes ?
— Nos deux présences. Je ne chante plus que pour vous. Le reste du monde s’est effondré. Vous m’écoutez et je sais que j’existe.
— Il ne te reste qu’à prier pour lutter contre ce qui t’habite.
— Pour me battre contre mon amour ?
— Pour te battre contre celui qui a fait de toi son instrument !
— Je ne comprends pas.
— Tu es l’adversaire ! Ne vois-tu pas que celui qui t’habite cherche à nous duper tous deux ? Sa voix se fraye un chemin jusqu’à ma foi, sa voix tente de me fasciner, de m’éloigner de la lumière.
— Mais ce chant est le mien !
— As-tu remarqué comme le ciel s’est soudain obscurci ? Le diable chante par ta bouche. Il cherche à me séduire. Tu dois le faire taire, ne plus chanter.
— Alors je cesserai d’exister.
— Il aura perdu ! Si tu n’as pas d’autres fautes à confesser, récite ton acte de contrition ! Ta pénitence sera ce silence que Dieu t’impose.
Ma sœur s’exécuta, monocorde.
« Tais-toi maintenant, ma fille, et emporte ton oiseau : il n’a pas sa place dans ce lieu de prière. »
Quelques jours plus tard, Angela a revêtu sa robe de noces aux immenses emmanchures blanches, celle que notre mère avait brodée pour elle, et elle est allée se pendre dans l’obscurité du petit matin à l’un des barreaux de la grande volière. Son oiseau noir lui a affectueusement mangé les yeux.
À la regarder se balancer au bout de sa corde, sous un ciel tout chargé de violence immobile, on aurait pu croire qu’elle volait.