Heredia arriva devant la maison de Frasquita et s’arrêta un instant dans la fente des volets. Dans l’embrasure de la fenêtre, les enfants s’amassèrent en grappe pour l’épier.
Sans doute se souvint-il de la main qui avait guidé l’aiguille jusqu’à lui, de ce regard sur son habit, de ce baiser du bout des lèvres, de ce lien, de ce fil coupé d’un coup de dent.
Sans doute s’était-il maintes fois enivré de l’odeur de lavande dont elle avait imprégné son armoire, du parfum de cette femme qu’il rejoignait enfin, pour toujours, lui semblait-il.
Sans doute se rappelait-il autre chose encore. Il n’avait pas pu oublier si vite le visage de mon père. Les yeux écarquillés qui suppliaient qu’on laissât son coq se battre encore, qui lui mendiaient un dernier combat.
Sans doute entendait-il toujours cette voix blanche qui gageait sa bicoque — ce petit coffre clair renfermant tant bien que mal les rires, les jeux et le sommeil de cinq enfants, mais qui n’avait de valeur que pour eux. L’homme à l’oliveraie s’était presque détourné — pourquoi ne s’était-il pas pressé, pourquoi n’avait-il pas échappé plus vite à l’emprise de ce regard fou ? — quand les pupilles de mon père avaient débordé, quand l’homme exalté lui avait livré son ultime possession : le corps de sa femme.
Mon père avait alors raconté le sein rond dans sa paume comme un petit animal doux et chaud. Sa main avait accompagné les doigts de son adversaire sur la courbe des reins, les avait guidés dans l’ombre d’un sexe de velours noir. Leurs narines avaient flâné sous des aisselles saturées du parfum des collines.
Oui, sans doute, l’homme à l’oliveraie pensait-il à tout cela, et au sang et aux plumes rouges et à ce coq flambé, quand il arriva devant la petite maison blanche.
Deux coups contre la porte éparpillèrent la grappe d’enfants. Frasquita longue et fluide traversa la pièce et ouvrit.
La lumière inonda la pièce presque vide et les petits visages hostiles.
La silhouette sombre de l’homme se découpait sur la lumineuse poussière de cette fin d’été. Aussi noire que son ombre qui, déjà, s’étendait dans la maison. Heredia dégageait une humidité tiède, son eau sourdait de tous ses pores et le mouchoir tassé dans la poche de son pantalon y faisait une terrible bosse. Angela le fusillait du regard, imaginant le morceau d’étoffe tout chiffonné, tout durci par sa sueur, par son désir de notre mère. Elle songea à la servante qui avait à le laver, à le frotter dans le bac en bois, celle qui, tout à sa tâche, lui offrait chaque matin un mouchoir lisse et blanc pour qu’il pût y épancher son désir. Cette fois, le mouchoir serait sa mère, si claire dans l’ombre de cet homme.
« Je viens pour le règlement de la dette contractée par votre mari. Une dette de jeu, une dette d’honneur, dit l’homme à l’oliveraie d’une voix presque enfantine.
— Resterait-il encore quelque objet de valeur dans cette maison ? » lui demanda la couturière, les yeux plantés dans les siens.
Il soutint son regard, sans que rien ne s’effondrât en lui, sans que rien ne s’enfuît.
Le corps de ma mère tressaillit, puis lentement, très lentement, elle se tourna vers Anita et lui demanda de sortir, d’aller jouer dans la ruelle avec les petits afin que cet homme qui transpirait tant pût entrer au frais de la maison.
Les enfants s’effacèrent en silence dans l’éblouissante poussière du dehors. Seule Angela se débattit un peu pour la forme avant d’accepter de suivre son aînée. Et la maison se referma.
Frasquita et l’homme à l’oliveraie se retrouvèrent seuls et la pièce s’emplit de leurs parfums.
Il ne dit pas un mot et s’approcha d’elle lentement. D’un pas, il entra dans le cercle où vibrait sa présence, dans cet air qu’elle respirait. Plus proche d’elle qu’il ne l’avait jamais été, il releva sa main et lui effleura la joue.
Elle ne bougea pas sous la caresse.
Elle sentit son corps livré s’abandonner entre les deux grandes mains de celui qui l’avait gagné. Puis elle remarqua le regard chaviré de l’homme recousu et elle vit ses gestes s’accélérer. Elle sut qu’il aurait voulu parler, mais que son désir ne lui en laissait pas le temps. Sans résistance, elle se laissa allonger sur le sol. Après quelques maladresses et une courte errance dans le labyrinthe des tissus, il comprit qu’une jupe se trousse plus vite qu’elle ne se défait. Elle le suivit, mains et lèvres humides, tandis qu’il se perdait, affolé, entre le lin et la peau de ses cuisses ouvertes, puis elle vit le sexe mauve jaillir du pantalon et sa main à lui le tenir comme une dague. Il faillit s’arrêter à l’orée de sa chair, elle sentit son membre contre son poil brun et soyeux, un instant immobile. Mais il poursuivit sa course. Il se glissa en elle profondément et ce fut doux malgré l’impatience et la force. Ce fut leurs corps encastrés l’un dans l’autre au même rythme, avec les mêmes soupirs, puis ce fut elle qui voulut plus, plus fort, plus loin, ce fut elle qui voulut. Alors, elle entendit un fil se rompre.
Il pleura quand il jouit, lui qui n’avait jamais pleuré. Il ne voulut pas sortir de son corps à elle et y demeura le plus longtemps possible.
Il lui dit : « Tous les jours, je viendrai tous les jours, je m’enracinerai en toi. »
Et elle resta silencieuse, regardant l’ombre de cet homme au parfum d’olivier danser seule sur les murs nus.
Elle chercha les yeux tant désirés, mais les yeux s’étaient retirés, ils regardaient le sol où elle n’était plus. Elle attendit nue, debout devant lui, splendide, mais l’homme effiloché n’osait plus contempler ni son visage ni ce corps qu’il avait pris une fois pour toutes, peut-être.
Dehors, les enfants voulaient savoir.
Angela commença à frapper contre la porte et les volets, elle s’usa les poings sur le crépi blanc, des petits poings rougis, crayeux, les petits poings meurtris d’une enfant de dix ans encore impuissante face au désir des hommes. Exténuée, la fillette se tourna vers son grand allié, son frère Pedro. Le garçon prit alors un morceau de bois dont l’extrémité était brûlée et il dessina.
Il se servit de la façade blanche comme d’une toile et y amarra un gigantesque navire, lui qui n’avait jamais croisé de bateau. La grand-voile gonflée, une coque et une proue magnifiques.
Sous le ciel de midi, tout chargé d’indifférente clarté, l’homme à l’oliveraie s’en fut alors que l’enfant porté par ses sœurs aînées finissait le haut du dessin.
Aucune ombre ne cernait plus son contour.
Son pas était tranquille, il ne se retourna pas et s’effaça dans la pâleur du village.