PEDRO EL ROJO

 

Depuis son retour parmi les humains, José n’avait pas chômé. Personne d’autre à Santavela n’avait ses talents de charron et il fallait plusieurs jours de marche pour gagner Pitra, le village le plus proche, où Heredia avait fait entretenir ses voitures pendant la longue absence de l’artisan. Dès que les coups avaient de nouveau résonné dans l’atelier, les clients étaient accourus.

Des dizaines de roues tant bien que mal rafistolées et des charrettes bancales avaient dévalé les ruelles de Santavela jusque chez Carasco qui s’était attelé à la tâche avec un plaisir nouveau.

Tout avait retrouvé sa place : le grand coq, de nouveau maître du poulailler, chantait chaque matin, les voisines étaient reparues et Lucia avait enfin pu manger autre chose que les tortillas dont elle était dégoûtée. Certes Frasquita avait mis un peu de temps à se réconcilier avec ses poules, mais elle en avait plumé un certain nombre pour accélérer les choses et, enfin rassérénée, avait goûté pendant un temps un bonheur simple qu’elle n’avait pas connu jusque-là. Anita, qui ne disait toujours rien, s’exprimait avec son corps, ses mains, ses yeux et ses parents se régalaient de ses pantomimes si pleines d’invention et de finesse.

 

La naissance d’Angela bouscula ce fragile équilibre.

Quand José sut que Frasquita lui avait fait une nouvelle fille, il alla enterrer le délivre, puis retourna s’asseoir parmi les volailles. Le vieux coq qui le reconnut malgré ses grimaces terriblement humaines et ses habits neufs l’observa de biais sans en avoir l’air, picorant pour se donner une contenance et s’attendant au pire.

Par l’une des fenêtres de la chambre de la jeune accouchée, les voisines regardèrent en cancanant l’homme de dos, assis sur son banc, et s’empressèrent d’en toucher un mot à Frasquita.

Combien de temps son époux allait-il rester parmi les poules cette fois ? Quelques heures, un mois, un an ? Peut-être tout cela ne finirait-il jamais ? Seule avec deux enfants, comment survivrait-elle ?

Malgré l’interdiction de la Blanca, elle se leva une fois les commères parties et contempla ce tableau tristement familier : José au milieu des volailles. Absorbée par la scène, elle oublia un temps Angela qui couinait, tentant sans doute de lui rappeler que du temps avait passé.

C’était donc ça !

José avait une nouvelle fille alors qu’il attendait un petit gars ! Le remède, ce serait de lui faire un garçon, mais pour cela encore fallait-il qu’il se levât de cet affreux banc !

Frasquita n’eut pas à attendre longtemps, l’absence de José ne dura, cette fois-ci, que quelques minutes. Il se ressaisit et vint voir sa petite et sa femme.

Dès le lendemain, Frasquita consulta la Blanca. La grosse femme la regarda avec attention avant de lui avouer :

« Je n’aide pas les filles à choisir le sexe de leur enfant, cela bouleverse l’ordre du monde.

— Tu ne m’aideras donc pas ?

— Non.

— Bien, alors je trouverai quelqu’un qui le fera à ta place !

— Et qui ? Personne ici n’en est capable. Tu as un ventre à faire des filles, on n’y peut rien. Dans certaines terres, les hortensias poussent roses, et dans d’autres, bleus.

— Oui, on m’a déjà parlé de ces fleurs étranges, mais on m’a raconté aussi qu’il suffit de planter quelques clous pour que la terre rose donne du bleu, lui répondit Frasquita butée.

— Fais comme bon te semble, mais tu n’y pourras rien ! Méfie-toi seulement des recettes de bonne femme, elles risquent de te rendre malade ou de te donner une petite bossue ! »

Frasquita n’en fit qu’à sa tête : elle mit de côté sa discrétion et sa timidité et alla trouver toutes les commères du village.

On lui conseilla de dormir sur le ventre, en chien de fusil, les jambes en l’air, de veiller une nuit sur trois, de manger salé, sucré, rassis, pourri, de faire dix fois le tour de l’église en pensant au futur prénom de son fils, de chercher une pierre ronde et de se la mettre dans la bouche quand son mari la prendrait, d’avaler des infusions d’orties, de ne plus parler qu’aux femmes qui faisaient des fils, de porter autour du ventre un collier d’images du Christ, de se tremper les pieds dans du sang de porc, de se refuser plusieurs semaines à José...

Finalement, elle devint grosse, mais certaines des mixtures que lui donnèrent les vieilles la rendirent si malade qu’après six mois de grossesse elle perdit son bébé.

 

La Maria s’était occupée de la fausse couche, Frasquita restait muette, allongée sur son lit. La couturière n’avait pas voulu voir le petit être inachevé qui gisait, froid, dans son morceau de tissu. Mais elle avait tout de même demandé quel était son sexe.

« Encore une fille », lui avait répondu la femme qui aide.

Pendant que la petite sage-femme énergique priait pour le bébé, Frasquita pensa aux prières qu’elle renfermait quelque part en elle, à ces prières dont elle était l’écrin, à ces prières terrifiantes du troisième soir, celles qui font lever les morts. Mais les morts seraient-ils de meilleur conseil que les vivants ?

Sa tâche finie, la Maria sortit sans un mot tandis que la Blanca se glissait dans la chambre.

« Si tu forces le destin pour faire un garçon, sache que tu n’en auras qu’un, dit sans préambule la bohémienne qui s’était prise d’affection pour Frasquita.

— Un me suffit. Si j’ai encore une fille, José redeviendra coq et Dieu seul sait pour combien de temps. Il lui faut un fils ! Un seul !

— Je ferai ce qu’il faut pour qu’il en ait un, lui assura la grosse femme en la bordant tendrement. Préviens-moi lorsque tu perdras de nouveau ton sang. Il faut accorder ton cycle à celui de la lune, alors quand, elle et toi, vous serez impures, tu devras te donner à José. »

Ce soir-là, l’accordéon joua un air si doux que Frasquita put sortir toutes les larmes retenues en elle.

 

Si Blanca n’avait pas été sur place, personne ne serait jamais arrivé à temps chez les Carasco pour aider ma mère à mettre au monde Pedro el Rojo.

La bohémienne s’occupait d’Angela quand les douleurs commencèrent, elle eut à peine le temps de conduire la jeune femme sur le lit que celle-ci perdait les eaux et était en proie à des contractions d’une violence inouïe. À peine dix minutes plus tard, le petit braillait dans les bras de sa mère, tandis que la femme qui aide descendait dans l’atelier aussi vite que son corps massif le lui permettait pour prévenir José qu’il avait un fils et lui demander de monter une bassine d’eau.

L’homme hurla aussitôt son bonheur dans la rue et des voix lui répondirent des maisons les plus proches. C’étaient des bénédictions, des félicitations, des prières. Tout le voisinage se pressa dans la cuisine, pendant que l’eau chauffait, et chacun eut droit à sa goutte. On attendit que le petit fût baigné, puis on monta dans la chambre à la suite du père.

La joie qu’éprouvait le charron s’effaça dès qu’il vit les cheveux de son fils.

Sa tignasse rousse l’excluait du village plus sûrement que les supposées plumes de sa sœur.

Un chuchotement circula pour informer ceux qui ne voyaient pas l’enfant et, progressivement, tout le monde se tut. La rue elle-même fit silence bien que la foule ne cessât de se masser autour de la maison des Carasco.

« C’est un sacré petit gars, un costaud bien pressé d’entrer dans la vie, plaisanta la Blanca à qui la déception du père n’avait pas échappé. Il nous est arrivé par surprise : si ta femme avait été de celles qui travaillent aux bêtes, elle l’aurait fait sur la colline, son gamin, sans personne pour l’aider. »

Que son enfant eût les cheveux rouges n’entamait en rien la joie de Frasquita. Elle ne remarqua d’abord ni la curiosité et le silence gêné des voisins ni la réticence de son homme.

José resta quelques secondes auprès de son fils avant de se frayer un passage dans la foule compacte figée sur le seuil de la chambre, sur les marches, dans la cuisine. Il retourna dans son atelier sans même jeter un œil au poulailler.

La Blanca chassa les curieux.

Elle se retourna vers la couturière que ses deux filles avaient rejointe. Anita, toujours muette, accueillait son frère avec un vrai bonheur. À presque sept ans, c’était une enfant sage et responsable, déjà capable d’aider sa mère et de garder sa petite sœur Angela qui gambadait de tous côtés.

« Tu ne l’as pas nommé, ce garçon, fit remarquer l’accoucheuse.

— Demande à mon homme de le faire, je crois qu’il voulait que le petit porte son prénom. »

La Blanca, à contrecœur, descendit les marches pour les remonter quelques instants plus tard avec peine.

« Il fait sa mauvaise tête à cause de la couleur du poil du minot, mais il m’a dit qu’il y réfléchirait », articula la bonne femme en soufflant.

Cette nuit-là, la vieille mère de Frasquita dormit avec les filles, José s’installa une couche dans son atelier comme à chaque nouvelle naissance, quant à la couturière, elle ne trouva pas le sommeil avant l’aube. Elle attendit toute la nuit, mais en vain, que l’accordéon vînt jouer sous ses fenêtres.

Depuis la fausse couche, Lucia ne s’était plus manifestée. Frasquita savait par les commères qu’elle était devenue la maîtresse attitrée de Heredia. Elle avait désormais son propre cheval et ne se louait plus aux gars du village. Ma mère finit par s’endormir en se demandant si son amie portait toujours ses habits à paillettes.

 

Le lendemain, la Blanca revint pour mettre le petit au sein.

« Un garçon, cela ne boit pas pareil : regarde comme il sait s’y prendre ! Est-ce qu’il a un nom, ce petit, aujourd’hui ?

— Pas encore, son père ne lui a toujours pas donné le sien et Dieu seul sait comment on va l’appeler. Tous les hommes portent le prénom de mon mari dans nos deux familles.

— Il faudra bien le baptiser, vous n’avez qu’à lui donner le prénom du parrain. »

Dix jours plus tard, l’enfant n’avait toujours ni prénom ni parrain. Ses cheveux effrayaient et chacun se refusait à faire une place à ce petit qu’ils nommaient déjà entre eux « el Rojo ».

Le padre se rendit alors chez les Carasco pour essayer de mettre un terme à ce scandale.

Un petit, c’était fragile et cela devait être baptisé au plus vite avant d’être emporté par on ne sait quelle fièvre.

« Mais pour le baptiser, encore faut-il lui trouver un parrain et un prénom ! lança la Blanca qui cajolait Angela. Et personne n’accepte de le parrainer : tout ça parce qu’il n’a pas la couleur des gens d’ici.

— J’ai trop parlé de mon désir d’avoir un fils, ajouta la couturière en regardant son enfant accroché à son sein. Je n’aurais pas dû m’ouvrir ainsi à toutes ces bonnes femmes, mais me souvenir du jour de mes noces et me taire. D’après elles, j’ai fait un pacte avec je ne sais quelle puissance malsaine pour obtenir mon garçon. Sans doute José lui-même pense-t-il qu’il n’est pas de lui, ce petit. Je ne vais quand même pas l’appeler el Rojo pour leur faire plaisir ! »

Le padre avait écouté ces confessions en contemplant la somptueuse chevelure du nourrisson. Comment effacer ce signe qui le marquait aux yeux de la petite communauté ? Il les connaissait, ces superstitieux, même au nom de Dieu, il n’était pas certain qu’il parvînt à les fléchir. Leurs terreurs avaient la dent dure !

« Peut-être perdra-t-il ses premiers cheveux », hasarda-t-il.

La Blanca le regarda, surprise. Ainsi leur curé lui-même, habituellement si sûr de lui, ne voyait pas comment régler cette affaire.

« Non, à moins qu’on ne la tonde, cette tignasse tiendra ! C’est sa couleur définitive et je m’y connais ! » lui affirma sévèrement la sagette.

Le prêtre confus se retira, non sans avoir rassuré Frasquita : il ferait l’impossible pour résoudre ce casse-tête et en parlerait en chaire.

Quand le padre fut sorti, la Blanca fit la moue.

« Il vieillit, notre jeune curé, il ne tient plus tête à l’ennemi. C’est un garçon à la foi raisonnable, un citadin qu’on a envoyé aux confins de la civilisation et qui commence à baisser les bras. Il ne pourra rien pour nous. »

Frasquita ne releva pas ce « nous », mais ces paroles de la Blanca, sans qu’elle pût s’expliquer pourquoi, lui firent du bien.

Le temps passait et el Rojo n’avait toujours pas de nom chrétien.

Un soir, Frasquita fut éveillée par un air d’accordéon. Au lieu d’aller à sa fenêtre comme elle en avait pris l’habitude, elle descendit et ouvrit sa porte à Lucia.

« Tu viens bien tard fêter la naissance de mon petit, lui reprocha la couturière après qu’une chandelle eut été allumée et que toutes deux se furent assises face à face autour de la table de la cuisine. Tu penses aussi que cet enfant aux cheveux rouges arrive d’on ne sait où ?

— Non, mais j’ai voyagé. Le vieil Heredia s’est entiché de la jolie putain. Il m’a promenée par le pays. J’ai vu le monde et je ne suis plus très sûre de pouvoir rester ici après cela.

— Alors ne reste pas !

— En rentrant, j’ai su ce qui arrivait à ton fils. Il n’est toujours pas baptisé ?

— Personne au village ne veut de lui. Il n’a ni prénom ni parrain. »

Leur longue complicité muette avait tout à coup cédé la place à la parole. Les mots étaient arrivés naturellement. Ces deux femmes se parlaient comme on parle entre proches, entre sœurs, sans même se souvenir qu’elles ne l’avaient jamais fait auparavant.

« Pour la marraine, tu peux compter sur moi, mais je ne suis pas sûre que cela aidera beaucoup ton fils d’être lié à une courtisane. La Maria fera mieux l’affaire. Et comme parrain, laisse-moi réfléchir... Si mon Pedro acceptait, plus personne n’oserait parler des cheveux rouges de son filleul.

— Mais pourquoi Heredia ferait-il une chose pareille ?

— Par reconnaissance envers les bons conseils de ton vigneron de père ! C’est quand même grâce à lui si les coteaux rendent si bien malgré le climat abominable de ce pays. Demande au grand-père d’aller trouver Heredia, je me charge du reste... »

 

C’est ainsi que mon frère hérita de son prénom.

Lucia avait vu juste, plus personne n’osa la moindre réflexion en public et cela jusqu’à la mort du puissant parrain. Mais le village n’accepta pas Pedro el Rojo sans réticence et les femmes refusèrent que leur progéniture s’approchât de cette graine de lit conçue pendant les règles de sa mère.

« N’allez pas jouer avec le rouquin, le rejeton de la lune rousse, la plus dangereuse, celle qui fait tout pourrir : s’il vous mord cela ne cicatrisera pas ! » susurraient les vieilles aux oreilles des enfants qui s’aventuraient aux abords de chez les Carasco.

 

Le petit n’eut jamais d’autres compagnons de jeu que ses sœurs. Anita, mieux intégrée malgré son mutisme, pouvait passer d’un monde à l’autre, mais Angela et lui ne se quittaient plus. Il leur flanquait une telle frousse à tous, grands et petits, que personne ne venait plus chercher des plumes sur le dos de sa grande sœur aux yeux ronds. On les observait de loin comme des bêtes curieuses et, avec le temps, ils apprirent à jouer de cette fascination que les cheveux rouges exerçaient.

Quand Pedro fut en âge de dire ses désirs, il exigea qu’on ne les lui coupât plus.

Tous deux apprirent à vivre séparés du reste du monde, et, peu à peu, sans doute devinrent-ils ces êtres à part, ces êtres inclassables, aux talents particuliers, qu’on voulait qu’ils fussent.

Heredia avait une certaine affection pour ce filleul que sa maîtresse lui avait imposé, il l’invita chez lui à plusieurs reprises.

Avec la Maria, sa marraine, l’enfant se rendait à la propriété dans la charrette de son père et passait la journée aux côtés de ce vieux bonhomme et de cette jolie dame aux costumes brillants. Ce qu’il aimait par-dessus tout dans la grande demeure, c’étaient les fresques d’azulejos et les tableaux qui ornaient presque tous les murs. Il lui arrivait de s’arrêter des heures devant l’une de ces images et, quand le vieil Heredia lui racontait la vie de tel ou tel personnage enfermé dans son cadre ou qu’il lui expliquait la scène que l’artiste avait cherché à reproduire, l’enfant semblait comprendre.

Dans un salon, un ancêtre de Heredia avait fait peindre une scène de port : de grands voiliers à quai, des centaines de porteurs descendant à terre des marchandises bigarrées venues du Nouveau Monde.

Lors de l’une de ses dernières visites, alors que l’enfant ne devait pas avoir beaucoup plus de deux ans, Lucia le surprit tout contre la fresque debout sur une chaise, il tentait de sauter dans l’image.