Du temps souffla sur le mur gribouillé, sur les petits meurtris, sur la poussière muette des ruelles.
Du temps s’échappa.
Une éternité de soleil dru.
Et Frasquita Carasco sortit à son tour dans la rue, face aux enfants.
Ses cheveux soigneusement ramenés en un chignon bas et rond. Elle parut. Belle comme une jeune morte.
Ils ne la reconnurent pas d’abord. Ils ne virent que l’éclat des mille roses de tissu qui paraient son corsage. Son cou, ses épaules, son visage s’échappaient en bouquet des fleurs aux pétales durs et soyeux. Elle resta un long moment muette dans une splendeur de noces, comme sculptée dans un matériau mixte : marbre, peau et tissu, chair de fleur et de femme mêlées.
Statufiée face à la rue qui venait mourir devant sa bicoque.
Seule face au village qui, la guettant replié derrière ses façades froides, grondait dans ses orbites de pierre cernées d’ombre et vides de prunelles, de couleur, d’iris, vides de toute fleur.
Elle était seule face à ces yeux, nombreux, multipliés, fixés sur sa beauté et incapables de s’éblouir même à cette heure blanche.
Sans un bruit, sans un souffle, l’ombre des fenêtres grouillait de regards invisibles. On suait sans doute dans les trous. On puait. On se mordait la langue dans les maisons crevées. On espérait qu’une voix s’élèverait, qu’un cri viendrait rompre l’enchantement ou qu’un rire monterait, un de ces rires-grenades.
Mais durant tout le temps que ma mère mit à se décider, personne ne dit rien et la rue resta déserte. Aucun rire ne vint faner la nouvelle épousée.
Alors, les enfants virent leur mère se retourner vers ces quatre murs dont elle s’était extraite comme d’un cocon.
Ils virent la façade éventrée, ils comprirent que ce passage, cette porte, était trop étroit, que cette baraque était trop petite pour que la large corolle de notre mère eût jamais pu venir de là, trop sombre pour contenir tant de lumière. Les pans de la robe avaient dû s’ouvrir une fois dehors, la blancheur avait sans doute été puisée dans l’éclat de midi.
Les enfants surent que jamais plus leur mère ne pourrait regagner sa tanière, qu’elle était brutalement devenue trop grande pour elle, trop immense pour vivre ici dans ce trou noir, dans cette rue, dans ce village. Ils crurent que ce regard de leur mère qui surnageait quelque part au-dessus d’une roseraie de tissu se noierait bientôt, coulerait dans le corsage, dans le socle splendide. Ils redoutèrent l’instant où leur mère disparaîtrait dans le mirage de sa robe de noces.
Elle se détourna, ses épaules, son cou, son visage pivotèrent lentement sur leur tige de tissu.
Les fleurs s’agitèrent.
Et leur mère resta là, entière, flottant toujours dans une myriade de roses.
Sa robe devint plus ample encore, sa blancheur parut plus intense jusqu’à cacher la petite porte.
Cette femme fleur, cette tache blanche sur leur rétine voila le regard des enfants longtemps après que la mère eut disparu de devant la maison.
Il y eut la plaie noire sur la façade. Il y eut ce dessin qui emplit soudain les yeux de ma mère, cette maison devenue bateau, cette grande voile de crépi blanc, ce trompe-l’œil maladroit et le silence des enfants, cette rue aveugle et ses fenêtres closes. Puis, dans ce vide solaire, il n’y eut plus que le grand navire, dressé là d’un coup face à elle, comme la seule porte ouverte.
Elle le vit apparaître par-delà le dessin. Il venait la chercher, l’enlever. Si loin de la mer, si loin de tout cours d’eau, il avait avancé par les chemins, il avait remonté les rivières à sec. Il avait élargi la petite rue poussiéreuse, toutes voiles dehors, poussé par un vent constant, et s’était échoué contre sa porte.
Un bateau à sa mesure pour embarquer sa douleur et sa joie, un bateau pour que cessât l’horreur de ne pas s’appartenir, un bateau pour être, enfin !
L’heure du départ.
Tout le silence de la mer s’était déversé dans les rues. Tant d’eau à venir, tant de chemins à parcourir ! Et cet enfant roux qui l’embarquait dans son rêve !
Elle ne put résister à l’envie de croire à cette issue, à ce monde dessiné.
Selon certains, des familles juives persécutées par l’Inquisition s’étaient un jour embarquées sur un tel navire peint par un rabbin sur le mur d’un cachot à Séville. Ils avaient quitté la ville, l’Espagne, avaient gagné la mer, l’avaient traversée et étaient arrivés dans une oasis si lointaine que personne n’avait jamais pu les retrouver.
Il lui fallait croire à ce navire, prendre son sac à couture et embarquer tous les enfants dans l’arche.
Ma mère resta un long moment les yeux rivés sur le dessin, sur le mur, sur la splendide caravelle, si bien que la voile finit par faseyer légèrement, agitée par un frisson des murs. Le vent se leva, gonfla l’immense toile blanche, et ma mère s’arracha à l’image. Elle se tourna vers la charrette à bras, y entassa pêle-mêle les enfants, les couvertures, les chandelles, les deux pièces de drap qui restaient, les fougasses de la veille, de l’huile, des œufs, le jambon, du pain, elle prit sa chaise aussi je crois, jeta un dernier regard à l’ombre abandonnée qui dansait sur les murs et nous partîmes.
Un coq chanta dans les collines.