Frasquita observait la dentellière — ainsi nommait-elle l’araignée qui avait élu domicile dans sa chambre — en se demandant si elle-même serait un jour capable de sécréter sa propre toile.
« La beauté vient de ces espaces vides délimités par les fils ! Révéler, cacher. Désépaissir le monde. Ce qui est somptueux, c’est de voir au travers ! La transparence... La finesse de la toile voile et encadre un morceau d’univers et ce faisant le révèle... Exposer la beauté d’un être en le couvrant de dentelle... »
Elle sentit tout ce qu’il lui faudrait encore comprendre et maîtriser : la couleur, le blanc, les tissus, la transparence. Du temps passa...
La Semaine sainte approchait. Bientôt, on sortirait le Christ des Douleurs ; bientôt, la Vierge bleue de las Penas reparaîtrait dans les ruelles du village ; bientôt, elle grimperait sur son socle de fleurs et avancerait au-dessus de la petite foule de Santavela. Sa robe bleutée, d’une pâleur renversante, ferait pleurer, pleurer d’amour et de tendresse, les villageois qui l’accompagneraient dans sa longue promenade menant au calvaire de son fils.
Chaque année, le même groupe de femmes s’occupait de la Vierge bleue dans la plus grande discrétion. Ces femmes, au nombre de six, jouissaient d’un grand crédit au village et entretenaient à plaisir un épais mystère autour de leur tâche. Dès que l’une d’entre elles mourait, les membres restants élisaient sa remplaçante, non sans débats.
La Vierge n’apparaissait que deux fois l’an, pour l’Assomption et durant la Semaine sainte. Le reste du temps l’immense sainte demeurait introuvable. Cinq jours avant le dimanche des Rameaux, le prêtre devait remettre les clefs de son église aux six femmes qui en prenaient possession pendant toutes les festivités. Alors, commençaient les préparatifs et plus personne ne pouvait pénétrer dans la pièce attenante à la nef. Les Six de las Penas, maîtresses des lieux, s’affairaient dans la fraîcheur de la petite église. Marie était à sa toilette, on l’apprêtait pour les fêtes. Les villageois assistaient aux offices et venaient prier à certaines heures de la journée, mais nul n’aurait osé entrer là sans crier gare de peur de surprendre la Vierge nue.
Les Six n’étaient pas les seules à préparer activement la Semaine sainte, les porteurs de la Vierge, les costaleros, dix hommes choisis parmi les plus solides de Santavela, avaient repris leur entraînement accompagnés des pénitents de leur confrérie. Chaque nuit, à une heure où le village était censé dormir, ils se retrouvaient dans l’atelier du cordonnier, puis parcouraient les rues, s’exerçant à soulever et à promener sans secousses le paso vide de la Vierge. Aveugles sous l’épais rideau qui les cachait, avançant à petits pas, les costaleros le faisaient tourner dans les étroites ruelles, le maintenaient droit dans les escaliers aux marches chaotiques semées çà et là, obéissant au heurtoir et à la voix de ceux qui voyaient les obstacles, et se remémorant, chaque printemps, chaque été, la chanson des tambours qui rythmerait leurs longues marches par le pays.
À l’autre bout de Santavela, une vingtaine d’hommes de tous âges, ceux du Christ des Douleurs, tenait salon chez un charpentier nommé Luis. Depuis des siècles, cette confrérie servait la statue de bois qui trônait toute l’année derrière l’autel, crucifiée, et que l’on menait, elle aussi, au grand air pendant la Semaine sainte. Il fallait beaucoup de cran et de pratique pour parvenir à stabiliser la grande croix alors qu’elle se balançait au-dessus des têtes dans les rues étroites, menaçant à tout moment de s’effondrer sur ses porteurs et sur ceux qui se pressaient autour en hurlant. Pour se préparer à la fête, ces hommes, réputés forts en gueule, passaient eux aussi les quelques nuits précédant les processions à déambuler dans les ruelles en habit ordinaire soutenant une immense croix vide, grossièrement taillée, de même poids et de mêmes dimensions que celle qu’ils arboreraient durant la Semaine sainte.
Une rivalité incompréhensible agitait ces deux confréries depuis la nuit des temps. Ceux de la Vierge méprisaient les porteurs du Christ et réciproquement. Les querelles étaient fréquentes tout au long de l’année entre les deux clans et cette tension s’exacerbait durant les préparatifs de Pâques. Le moindre détail devenant alors sujet à conflit.
Pour limiter les points d’achoppement, le village avait imposé aux chefs des deux groupes de se rencontrer chaque matin pour négocier les itinéraires des processions d’entraînement du soir. Ainsi pouvait-on désormais dormir tranquille, ces hommes ne risquant plus de se croiser au détour d’un chemin et de se fracasser le crâne à coups de croix. Et toutes les nuits, seuls les pas lents et le souffle bruyant des porteurs hantaient le silence des ruelles de Santavela. Toutes les nuits ou presque...
Au village, on admirait le Christ et sa douleur, mais chacun entretenait une intimité plus forte avec la Madone bleue. Ses brèves apparitions la rendaient plus précieuse aux yeux des fidèles. La Vierge pleurait des larmes de verre sous son dais brodé, souffrante et douce parmi les fleurs, dans le léger balancement du paso, elle semblait avancer seule à petits pas au-dessus des femmes qui lui murmuraient des mots tendres, des mots d’amour, quant aux hommes, habituellement si peu nombreux à l’office du dimanche, ils faisaient soudain preuve d’une rare dévotion et acclamaient sa beauté. Sa douleur de mère, son visage de jeune fille et tout le bleu qui la drapait mettaient Santavela en émoi.
Frasquita souhaitait plus que tout assister un jour les Six de la Vierge bleue, mais ne savait comment aborder ces femmes murées dans le silence de leur dévotion. À l’aube et au crépuscule, elles avançaient sans un mot, rayonnantes, les unes derrière les autres, vêtues de blanc jusqu’au premier jour des processions, auréolées de sacré, comme séparées, coupées du monde prosaïque par cette intimité avec le corps céleste de la Vierge. Durant tout le temps des préparations et des festivités, ces quelques femmes dormaient ensemble dans une vieille habitation troglodyte située un peu en retrait du village. Les villageoises se relayaient pour leur apporter leurs repas.
Frasquita tenta sans doute de forcer le destin la nuit où elle se laissa enfermer avec sa boîte à couture dans la petite église vide.
Elle surprit alors la nudité de la Vierge et pleura longtemps.
À quoi s’attendait-elle exactement ? À quelque chose de tendre, de doux, à mi-chemin entre le corps d’une vierge et celui d’une mère. La couturière ne connaissait que sa propre nudité. Sa peau fine de très jeune fille, ses seins à peine éclos qu’elle humectait chaque soir du bout des doigts pour les faire pousser, cette broussaille brune qui envahissait progressivement ses aisselles et son pubis.
Voir la Vierge nue se devait d’être un éblouissement.
Les parents de Frasquita furent conviés à une veillée chez des voisins, la petite en profita pour s’échapper. Elle se glissa dans l’église avant que les Six n’en sortent. Puis attendit, le cœur battant, cachée derrière l’autel. Les servantes de la Madone avaient quitté les lieux depuis longtemps quand elle osa sortir de sa cachette. La jeune fille s’empara d’un cierge que les femmes avaient laissé se consumer et s’avança jusqu’à la pièce où les Six s’activaient depuis deux jours déjà. Avec le cierge qu’elle tenait à la main, elle en alluma d’autres, et il y eut bientôt assez de lumière pour qu’elle pût La contempler.
Il faisait déjà nuit noire dehors, Frasquita commença à s’approcher du socle de la Madone, les yeux baissés, à la fois apeurée et impatiente, puis l’enfant s’agenouilla et, en prière, leva lentement la tête vers Elle.
Elle entendit alors les pas cadencés des porteurs du paso. Ils descendaient du haut village et s’apprêtaient à s’engager dans la ruelle qui longeait le côté droit de l’église.
Arrêtée dans son élan, Frasquita baissa la tête avant d’avoir rien vu, elle se concentra une nouvelle fois sur sa prière afin que son geste fût le plus beau et le plus pur possible. Rien ne devait gâcher ce merveilleux moment d’intimité, elle n’en était pas à son coup d’essai : elle avait soigneusement réglé son mouvement dans sa chambre et, lors de chaque répétition, elle avait ressenti un surprenant éblouissement en levant les yeux sur sa Vierge imaginaire.
Mais un souffle longea le flanc gauche de l’église, celui des hommes chargés du Christ des Douleurs. Les deux processions allaient se croiser dans la sente étroite qui sinuait jusqu’au cimetière. Frasquita guetta leur rencontre, les bruits cessèrent et dans le silence un murmure s’éleva :
« Le Christ est en retard sur son itinéraire, il devait passer derrière l’église plus tôt. »
La voix de Luis répondit aussitôt sur le même ton :
« Pas du tout, tu nous as demandé de ralentir notre marche au sortir de la place de la Fontaine afin de vous permettre de descendre les marches de Santísima sans faux pas. C’est vous qui avez de l’avance. Vous avez dû les bâcler, vos génuflexions, pour être déjà là !
— C’est ça, vas-y ! Continue de nous provoquer mais à distance, veux-tu, parce que tu pues le vin à plein nez ! Vous avez encore une fois bien bu avant de vous mettre en route. Chaque année vous déréglez les répétitions. Maintenant que nous sommes face à face, le Fils doit céder la place à sa Mère !
— Ben tiens, et pourquoi ça ? Pour le plaisir de Monsieur de la savate ? Le Fils arrive au cimetière avant la Mère, tout le monde sait ça. Pas vrai, les gars ?
— Vous n’aviez qu’à pas tant traîner en chemin ! Maintenant c’est trop tard, ils sont face à face et la Madone doit passer ! »
Le ton montait peu à peu, une voix relaya celle de Luis :
« Et elle est où votre Madone ? T’as pas les yeux en face des trous ou quoi ? Ton paso, il est vide et, sans Madone à bord, priorité à la croix ! Allez, poussez-vous de là ! On n’a pas que ça à faire et les gens du quartier vont bientôt se mettre aux fenêtres avec vos foutaises.
— Nous, on se sent propres, la Vierge est dans nos cœurs.
— Ouais, et la croix, elle est sur nos épaules, alors laissez-nous passer !
— Si vous ne reculez pas, nous forcerons le passage ! »
Soudain la croix et le paso furent jetés au sol et Frasquita entendit les hommes se ruer les uns contre les autres.
Malgré toutes les précautions, cette scène se reproduisait chaque année et les deux confréries se bagarraient si fort avant la Semaine sainte que les mauvaises langues expliquaient ainsi qu’aucun des pénitents ne montrât son visage à nu durant les festivités et que seules les espadrilles des costaleros fussent visibles sous le tissu qui tombait du paso. La tradition voulait en effet que les hommes de la Madone portant les cierges et le livre des règles se cachent sous de hautes cagoules pointues, rouges et trouées face aux yeux, et que ceux du Christ laissent la longue pointe de leurs capuches noires retomber dans leur dos sur leurs larges tuniques blanches. Seuls les musiciens, tambours et cuivres, qui accompagnaient les processions, et les Six de las Penas, vêtues de noir pour l’occasion et coiffées de hauts peignes, avançaient à visage découvert.
Frasquita fronça les sourcils très fort pour ne pas entendre le tapage.
Une fois les combattants bien épuisés, ils repartirent chacun dans un sens en traînant les pieds. Quand les dernières malédictions se furent dissoutes dans la nuit, tout fut calme de nouveau.
Alors la jeune fille reprit sa prière et leva ses grands yeux noirs d’enfant.
Pas de corps ! La Madone n’avait pas de corps !
La Vierge n’avait pas de chair, son beau visage blanc dominait une sorte de coque vide que cachait le bleu de la robe.
Son buste, son tronc, le bas de son corps n’étaient qu’un vulgaire enchevêtrement de bois et de fer, une pauvre armature creuse.
Frasquita resta un moment face au squelette immobile de cette Vierge dérisoire, à ce visage empalé au-dessus d’une structure en ferraille et à ces avant-bras blancs maintenus au reste du corps par quelques fils d’acier.
Tel était donc le secret si soigneusement gardé par les Six : la Madone bleue n’était rien qu’une robe et un masque de porcelaine. Son mystère tenait au vide, à l’absence, et non, comme tous le croyaient, à la force intolérable que dégageait la nudité d’un corps de vierge, de mère et de sainte. Pour les habitants de Santavela, la Madone bleue était bien plus qu’une simple image, cette Madone était la chair sauvée de la décomposition par la puissance de l’amour divin et de l’amour filial. Ce corps intact redescendait chaque année de son trône céleste pour encourager les vivants, pour leur donner la force d’adorer un Père sans visage.
Le Fils n’avait pas ce pouvoir-là, son corps de bois, de pain, de vin était soumis à mille métamorphoses et à mille maux.
Que la Madone n’eût pas même un cœur pour aimer ses enfants, voilà ce que Frasquita ne pouvait accepter.
« Il n’y a rien sous ses habits de couleur. Alors que le Christ est de pain, la Vierge est de fer ! » s’indigna la petite, abattue par cette révélation.
Enfermée dans l’église avec cette Vierge nue, Frasquita pria jusqu’au matin, se refusant à douter et cherchant dans sa longue nuit de veille la réponse à ce non-sens. Quand les femmes ouvrirent la porte de la petite église aux premiers rayons du soleil, elle s’enfuit sans qu’aucune d’elles ne remarquât sa présence.
Elle avait décidé de réparer l’erreur, d’offrir un cœur à la Madone.
Elle parvint à arracher à son vieux sac en toile de jute de quoi réaliser un petit coussin en forme de cœur et, utilisant les fils les plus soyeux, en broda à tout petits points les deux faces. Elle travailla longuement un fond d’un rouge éclatant, puis, au centre de ce cœur sanglant, tatoua à l’aiguille — avec ce fil brillant dont elle ne savait pas le nom — une croix resplendissante.
Elle broda en priant jusqu’à la veille du dimanche des Rameaux où la Vierge devait paraître devant ses fidèles pour la première fois de l’année et alors elle se fit enfermer de nouveau dans l’église toute une nuit.
Mais cette fois quelqu’un la vit entrer et remarqua qu’elle ne ressortait pas.
Le padre avait souri en songeant à la curiosité de cette petite jeune fille. Il souhaita que personne d’autre que lui ne la surprît et alla se coucher aussitôt car la semaine promettait d’être longue.
Il était partagé sur ces festivités : son cœur se gonflait à la vue de tous ces préparatifs, il aimait le faste de la fête, les cierges illuminant la nuit, les tambours dans les rues, la ferveur redoublée de ses paroissiens, les yeux écarquillés des enfants et toutes ces prières qu’il entendait monter en chœur vers le ciel. Il aimait même les « ¡ Guapa ! ¡ guapa ! ¡ guapa ! » hurlés par la foule à cette Vierge que tous admiraient tant. Pourtant, il redoutait les vœux déraisonnables de certains qu’il voyait se traîner à genoux sur les chemins pierreux et suivre ainsi la procession des douleurs, il souffrait quand d’autres se flagellaient jusqu’au sang et rouvraient les blessures qu’ils s’étaient déjà infligées la veille. Les dos, les genoux suppurants, les mains transpercées et les cris de douleur lui semblaient vains. Il craignait les affrontements entre confréries et l’hystérie qui gagnait le village. Ces quelques jours étaient pour lui les plus longs de l’année. Il veillait sur ces corps prêts à toutes les violences, plus encore que sur les âmes, et était constamment sur le qui-vive.
Cette fois encore, la Semaine sainte se déroula comme à l’accoutumée avec son lot de folie, de prières, d’espoirs, de pleurs, d’hystérie collective. Le Christ fut mené à la mort, le bois de la croix sécha et craqua si fort sous le soleil du vendredi que les fidèles prirent peur et s’enfuirent en tous sens. Le samedi, décrété jour de silence, se passa sans que personne, pas même le plus athée du village, ne prononçât une parole. Et le dimanche, le Christ et la Vierge reparurent dans les rues, fêtés, ovationnés. La résurrection s’accompagna d’une telle allégresse que tout Santavela, village mort, parut renaître à la vie. La nature, elle-même, semblait revivre, s’ébrouant une dernière fois sous quelque bourrasque pour se débarrasser des dernières scories de l’hiver.
La Vierge bleue et son Fils rentrèrent dans l’église à la nuit tombée après avoir sillonné les terres environnantes. On les raccompagna jusque chez eux. La croix regagna sa place derrière l’autel et le prêtre rendit en soufflant ses clefs à la confrérie des Six qui dès le lendemain déshabilleraient la Vierge et la prépareraient à retourner au ciel.
Les femmes pénétrèrent dans la nef à l’aube du lundi.
Huit heures plus tard, une grande clameur traversa le village de part en part.
Un miracle avait eu lieu.
La foule se pressait sur le parvis d’où l’une des six femmes chargées de la Vierge bleue avait jailli quelques minutes plus tôt, appelant le padre et criant au miracle.
Un cœur avait poussé dans les entrailles de la Madone durant cette dernière Semaine sainte, un cœur de sang et de lumière !
Pourtant, personne n’étant en droit de voir la Vierge nue, nul ne fut autorisé à contempler ce cœur. Le padre lui-même dut longuement négocier avant que les gardiennes ne le laissent entrer dans l’église.
On le mena dans la salle où trônait la carcasse de la sainte et, dès le seuil, il vit, de ses propres yeux, au centre même du pantin de paille et de métal, comme suspendu dans le vide, un magnifique cœur rouge et or palpiter.
Le père Pablo n’était pas enclin à croire aux miracles, mais il resta un instant sans voix face à cette vision. Avec respect, il s’approcha de la Madone, tout doucement, comme s’il craignait de dissoudre le mirage. Arrivé à portée de main de l’apparition, il constata qu’attaché au squelette à l’aide d’un réseau de fils de couleurs un cœur brodé vibrait, sensible au moindre souffle.
Le visage de la Madone semblait s’éclairer d’une joie nouvelle, il s’animait presque sous les feux de ce qui s’agitait en son sein.
Les femmes autour de lui scandaient leurs prières et le petit cœur paraissait battre au même rythme.
Le padre se souvint alors de Frasquita, il chancela légèrement et parvint à s’arracher à la contemplation de cette Vierge vibrante. Il ne dit rien aux six femmes en prière, allongées à plat ventre sur la pierre froide, et sortit. Il garda le silence face à la foule des villageois qu’il trouva agenouillés tête nue sous le soleil tout autour de son église et il se rendit sur-le-champ chez Frasquita.
Tous deux firent quelques pas côte à côte sur le sentier vers l’oliveraie des Heredia et le prêtre finit par rompre le silence.
« Frasquita, je t’ai vue entrer dans l’église le soir du dimanche des Rameaux, mais je ne t’ai pas vue en ressortir », lui dit-il avec douceur.
Frasquita, prise en faute, rougit et hésita un instant avant d’avouer dans un murmure :
« J’y ai passé la nuit.
— As-tu vu la Vierge nue ? »
La jeune fille leva ses grands yeux noirs et regarda le prêtre avec tant de candeur qu’elle lui parut soudain beaucoup plus jeune. Il voulait s’expliquer ce mystère, savoir où cette enfant avait trouvé le cœur.
« Oui, j’ai vu la Vierge nue, mais pas ce soir-là. Les Six l’avaient déjà habillée. Ce n’était pas la première nuit que je passais à ses côtés. »
Le prêtre se fit le plus doux possible pour lui demander :
« As-tu quelque chose à voir avec ce qui lui est attaché dans le corps ?
— Le cœur ? Oui, il est joli, vous ne trouvez pas ? Vous croyez que cela lui fait plaisir que je l’aie brodé pour elle ?
— C’est toi qui as brodé ce cœur ?
— Oui, je ne comprends pas pourquoi personne ne l’a fait avant moi. Elle était si vide. Est-ce les hommes qui lui ont arraché le cœur ? »
Le père resta un moment sans voix face à la naïveté et au talent de Frasquita, puis, cédant à la panique, il se fâcha :
« Mais te rends-tu compte que tout le village est en train de crier au miracle ? »
La petite ne dit rien, elle avait baissé les yeux et le padre sentait bien qu’elle pleurait. Il continua pourtant :
« Les Six, ces pauvres femmes, sont au bord de l’évanouissement, à plat ventre autour de ton œuvre. Voilà la deuxième fois que tu rends le village fou. Mais comment fais-tu pour tromper ainsi les gens ?
— Je ne voulais tromper personne, sanglota Frasquita. J’ai juste cherché à lui faire un cadeau. »
Le père se ressaisit, il aspira quelques bouffées d’air et fit une dizaine de pas sur le sentier avant de revenir vers cette grande fille en larmes.
« Tu m’as mis dans l’embarras. Je ne sais moi-même quel parti prendre. »
Le cœur brodé lui traversa l’esprit, éblouissant. Il regarda alors cette gamine aux yeux rougis, lui caressa la tête et la serra contre lui.
« Ton présent à la Vierge est somptueux, comment pourrions-nous lui refuser une telle merveille ? »
Frasquita sanglota de plus belle tandis que le prêtre la berçait doucement pour l’apaiser. Quand la crise fut passée, il risqua une dernière question :
« D’où tires-tu ce fil d’or ? »
Et comme la petite ne comprenait pas, il précisa :
« Ce fil qui brille tant, d’où vient-il ?
— De ma boîte à couture, celle que cherchait ma mère, vous vous en souvenez ?
— Si je m’en souviens ? Je ne peux toujours pas me promener en priant sans manquer de me fouler une cheville dans un de ces satanés trous. Eh bien, petite, nous ne dirons donc rien, nous les laisserons croire ce qu’ils veulent, mais promets-moi de tenir ta langue et de ne jamais te vanter de ton travail d’aiguille ! »
Frasquita promit en souriant et le prêtre s’éloigna, certain que la petite couturière ne parlerait de son œuvre à personne.
Après tout, cette histoire avait quelque chose de tout à fait miraculeux. Les villageois n’avaient pas vraiment tort de croire au merveilleux. Le bon père voulut revoir le petit cœur de la Madone une dernière fois, mais les six femmes lui claquèrent la porte au nez.
Qu’il était doux de s’aveugler un instant et de croire aux miracles !
Mais cet aveuglement ne pouvait résister longtemps aux assauts de sa raison ! Sa foi était d’une autre trempe ! Cette foi qui l’abandonnait parfois et qu’il devait reconquérir par la prière. Non ! Les signes de Dieu n’étaient pas si simples, si facilement déchiffrables ! Il ne s’agissait là que d’un enfantillage, que du caprice d’une jeune âme spécialement sensible et talentueuse. Peut-être pourrait-il lui donner sa vieille étole râpée à reprendre ? Sans doute serait-elle capable de lui rendre son lustre perdu, de faire un autre petit miracle.
Finalement, le padre se promit de rapporter à Frasquita quelques-uns des vers qui sécrétaient ce fil si brillant, qu’on nommait soie, la prochaine fois qu’il descendrait à la ville.
Le petit cœur brodé le hanta toute sa vie, il s’imposait à lui dans les moments d’angoisse. Dès que son âme était en proie au doute, le corps transparent de la Madone veiné de fils de couleurs et son cœur offert lui traversaient l’esprit et l’évidente beauté de ce tableau le rassurait.