LA LUNE DE MIEL D’ANITA

 

Après l’enlèvement de Clara, j’ai nourri quelque temps l’espoir secret d’hériter de sa troisième robe de noces. J’ai même voulu l’essayer en secret. Mais, incapable d’arranger cet étrange costume d’influence mozabite et ne sachant comment fixer les fibules ajourées sur le péplum et le ksa de laine blanche, j’ai dû y renoncer.

Une femme, enveloppée dans un haouli uniformément blanc dont seul un œil noir émergeait, est venue un soir nous réclamer cette dernière parure nuptiale. Notre petite lumière, qui vivait désormais à l’extrême sud du monde, face à l’immensité du Sahara, tenait à la porter au sixième jour de ses noces.

Après le départ de la messagère, je me suis rabattue sur mon châle noir, enveloppée dans mon destin.

Dans la cour, nous n’étions plus fréquentables. Lunes par bravade se moquait des vieilles qui l’avaient si mal accueilli le premier soir et ses fils étaient les pires garnements que la terre eût portés. On les soupçonnait de jeter des cailloux dans les vitres pour donner plus d’ouvrage à leur père. Mais le comportement de mes neveux était sans doute le moindre des reproches que l’on pouvait nous faire. Les voisines nous associaient au diable depuis qu’un vent de sable avait sauvé des flammes l’étrange beauté de Clara. Le suicide d’Angela, la folie du père André et la mort des deux premiers maris de notre petite lumière n’avaient fait que confirmer leurs suppositions. On n’aimait plus, on craignait même, les héritiers de cette couturière décousue par la mort.

Les petits des voisines devaient se cacher pour écouter les histoires sans cesse répétées et réinventées par Anita. Leurs mères leur interdisaient de goûter à ce qu’elles appelaient notre tissu de mensonges.

C’était l’automne.

Un bruit d’étoffe déchirée a marqué la fin des contes.

Ma sœur m’avait entendue.

« Anita, je veux rester fille, lui avais-je murmuré au lavoir. Tu n’as plus à attendre le mariage de la dernière de tes sœurs. Va, fais tes propres enfants ! Je veux assumer ce prénom de solitude que ma mère m’a donné. Je te libère de ta promesse car jamais je ne me marierai. »

 

Le soir même, juste avant que ma beauté ne se fane, Martirio et ses enfants ont attendu la conteuse en vain.

Dans la cour, à la nuit, seuls des cris de plaisir ont résonné, les hurlements d’un amour inouï où les mots n’avaient plus leur place.

Les voisines, gênées, ont toutes rentré leurs chaises. Malgré la douceur de la soirée, personne n’a pris le frais.

En silence, Anita avait caressé la main de Juan et l’avait attiré dans la nuit absolue de leur chambre nuptiale désertée pendant quinze ans.