LA RENCONTRE

 

Du temps où la vieille Carasco surveillait le travail de son fils, celui-ci avait garni ses fenêtres de garde-fous. Des coqs de fer forgé déployaient leurs plumes métalliques à l’entrée de l’antre Carasco, leurs ombres n’effrayaient plus les enfants, mais chacun d’eux s’était un jour blessé contre un bec ou un ergot acéré.

Ce fut l’un de ces cerbères ailés qui accrocha le costume de l’homme à l’oliveraie.

Un bec déchira le pan de son habit noir.

Ma mère répondit aussitôt au cri du tissu.

Elle parut à la fenêtre et ne vit d’abord qu’une étoffe abîmée. Elle ne prêta attention ni au corps que ce tissu enveloppait, ni au visage brun qui chapeautait le tout, ni même à l’ombre absente. Elle cueillit une aiguille sur le petit coussinet hérissé d’épingles qu’elle portait au poignet en guise de bracelet, passa une coudée de fil noir dans le chas, attrapa le vêtement et l’attaqua pointe en tête.

Sa main droite voltigeait avec grâce dans le cadre de la fenêtre.

L’homme se soumit au tranquille pouvoir de la main et du fil. Il regarda le visage de celle qui reprisait son être effiloché. Le fil s’enfonçait toujours plus profondément dans l’épaisseur du tissu.

Mais il ne s’agissait plus d’étoffe, l’aiguille fouillait plus loin. La pointe chatouilla le petit garçon endormi, elle retrouva son ombre cachée au pied d’un olivier et les ligota solidement l’un à l’autre. Frasquita mit bord à bord désir et volonté et recousit le tout. Puis elle fit un nœud au bout du fil et coupa d’un coup de dent ce pont qu’elle avait jeté entre elle et l’homme qui la regardait. Il se sentit soudain orphelin.

Un bref instant, il avait vu les lèvres de la couturière tout contre son habit y déposer comme un baiser. Le visage de ma mère avait caressé le drap noir et sa doublure de chair. Puis sans un mot, les lèvres, la main et l’aiguille s’étaient retirées derrière les coqs en fer et les rideaux avaient été tirés.

La rue avait retrouvé son immobilité spectrale. Plus rien ne semblait bouger dans la maison. La vision s’était évanouie laissant l’homme recousu épinglé sur la fournaise d’un ciel trop grand pour lui.

À ses pieds, une petite ombre commençait à pousser dans la poussière.

Dès lors, l’homme à l’oliveraie n’eut plus qu’une pensée.

Sa volonté s’attela à son désir et y travailla sans relâche.