LE COMBAT DE CRAIE

 

Anita n’aimait pas les projets du père, elle voyait les économies de la famille filer et regrettait amèrement d’avoir semé tant d’histoires au désert.

« Si mes mots avaient été dévorés par les oiseaux sans doute ne nous aurait-il jamais retrouvés, aimait-elle à répéter à Angela. L’instructeur qui passe tous les matins initier Pedro à la boxe française et à la savate nous coûte trop cher. Va savoir combien de temps nous pourrons tenir à ce rythme ! Et puis, il y a ce drôle de bonhomme à la gueule cassée qui mange chaque soir à la maison, ce dénommé Smith. Celui-là vient gratis, mais le père tient à ce qu’il ne manque jamais de vin, si bien qu’il coûte plus cher encore que le premier. »

 

Smith était un Américain qui avait bourlingué et parlait approximativement toutes les langues. En espagnol, il racontait à mon père ses combats clandestins. De son temps, on se battait sans gants, disait-il, sur des rings de fortune et le sang pissait.

« On s’amochait drôlement, comme ma gueule en témoigne, et les paris allaient bon train. Mais ces Français, quand ils montent sur un ring, ils sont si courtois que c’est tout juste s’ils se touchent. Pourtant, le public aime voir les hommes tomber, les lèvres exploser, il aime entendre le craquement des os. Ton fils, c’est chez moi qu’il devrait partir, là où les vrais combats peuvent encore avoir lieu.

— Ici, tout peut se faire, lui répondait José. Le pays est neuf, les autorités ne se mêleront pas de quelques combats à mains nues. On commencera de ce côté-ci des mers et quand on en aura les moyens, on traversera avec les mules, la charrette et les filles et on ira s’offrir une oliveraie en Amérique.

— Après ils nous ont mis des gants, c’était encore pire, poursuivait l’ancien boxeur comme pour lui-même. Les gants ne protégeaient que les mains, les visages étaient détruits. On pouvait frapper plus fort encore sans se casser les doigts. Maintenant, c’est des coussins qu’ils ont au bout des bras.

— Est-ce que tu as déjà tué un homme ? finit par demander Martirio qui écoutait depuis plus de quinze jours en silence les délires du vieil alcoolique.

— Il y a parfois de mauvais coups, c’est les risques du métier. Mais, fillette, je te jure que c’était sans haine. Moi, tu sais, j’ai perdu la plupart de mes dents, je ne vois plus que d’un œil, je ne pourrais pas écrire même si on m’avait appris, tellement mes doigts ont été mis en miettes. Il y a des jours où même tenir mon verre me fait souffrir et puis tous ces matins où je n’arrive pas à me lever tant la tête me tourne. Eh bien, croyez-moi si vous voulez, mais je n’en veux pas à ces petits gars qui m’ont frappé si fort dans la fumée et les hurlements des parieurs, c’était la règle ! Alors, j’imagine que ceux que j’ai envoyés là-haut ne m’en veulent pas non plus et je dors tranquille. Pour ça oui, je dors tranquille ! »

 

« Il y a une chose qui me turlupine, c’est que mon fils ne se bat que quand il a la rage, avoua un soir José.

— Ah ! ça, c’est le plus grand souci. Arriver à maîtriser sa rage. La rage et la peur des mauvais coups. Le plus grand souci !

— Il n’a peur de rien ! s’indigna le père. Il lui faut juste une bonne raison pour combattre. Vois-tu, ce garçon dessine et quand on touche à ses tableaux plus rien ne l’arrête. Alors, j’ai pensé qu’il pourrait peut-être peindre la piste avant le début des combats et lorsque son adversaire foulerait son espace, le match commencerait.

— Et les rounds ? Que fais-tu des rounds ? De la cloche ? De l’arbitre ? José, ton vin est bon et j’aime ta compagnie ! Et puis, autant te le dire, un gars de quinze ans costaud comme ton fils, je n’en avais encore jamais vu nulle part, alors si je suis là, c’est pas seulement pour manger et pour boire, c’est surtout parce que je suis curieux de voir ce que va devenir ton garçon. Pourtant, crois-moi, s’il ne maîtrise pas sa rage, tu ne pourras rien en faire qu’un phénomène de foire. Même de l’autre côté de l’Atlantique, ils ne voudront pas de lui !

— Tu as trop bu ce soir, répondit mon père dans un rictus après un long silence. Pedro va te raccompagner jusque chez toi. »

Et le vieux Smith, qui n’avait pas cinquante ans, mais avait encaissé tant de coups qu’il en paraissait vingt de plus, le vieux Smith qui vivait dans la médina, faute d’argent pour vivre autre part, le vieux Smith sortit au bras de Pedro en chantant des airs de chez lui et jamais plus mon père ne le réinvita.

 

Désormais, Pedro put dessiner ailleurs que sur ses toiles imaginaires, José lui offrit même des craies multicolores grâce à l’argent de notre mère. Mon frère en pleura de joie. Puis le père le mena de nouveau sur les quais et il lui demanda un dessin.

Aussitôt, le garçon s’installa et commença à réaliser un tableau pour son père, il se souvenait du deuxième combat du Dragon rouge, il se souvenait des mouvements des coqs, de la sauvagerie de leurs coups, il tenta de rendre tout cela avec ses quelques craies et il entra dans son tableau avec passion. Il voulait que son père l’admirât pour autre chose que pour ses poings, il voulait lui montrer ce dont ses doigts étaient capables et le dessin magnifique le cernait, l’envahissait. José attendit que l’œuvre fût presque achevée, puis il se débrouilla pour qu’un homme deux fois grand comme son fils entrât dans l’image. Alors Pedro bondit et le combat fit rage sur les plumes de craie. Les deux corps s’empoignèrent au-dessus du tableau, le Dragon rouge, prince des coqs, fut progressivement effacé, tout comme Olive, son éternel adversaire, les souvenirs partirent en poussière et le docker s’abattit dans un nuage de couleurs.

Pedro, les doigts et le nez en sang, pleurait son tableau. Il hurla à son père : « Tu l’as vu ? Dis, tu l’as vu mon dessin avant qu’on ne le piétine ? » Et le père ravi lui répondit : « Pas bien. J’attendais qu’il soit achevé pour l’admirer, mais tu n’as qu’à le refaire une fois encore, j’ai tout mon temps ! Tiens ! Voici d’autres craies ! »

 

Et la même scène se répéta si souvent que tout le monde sut que, sur le port, on pouvait voir un jeune gars combattre, un garçon d’une force hors du commun et que celui qui le battrait empocherait un beau magot.

Alors, les pires des brutes vinrent essuyer leurs pieds sur le combat de craie que le fils tentait de réaliser pour son père. Il était rare que l’enfant perdît, mais cela arriva. Deux fois, il fut laissé pour mort et ses sœurs aînées dirent les prières pour lui et le veillèrent. Le doux visage du jeune homme se bosselait, se boursouflait, son corps se couvrait d’ecchymoses, ses mains se gondolaient, mais Pedro ne renonçait pas, il voulait satisfaire son père, il voulait achever son combat.

Les paris allèrent bon train, jusqu’au jour où les gendarmes s’en mêlèrent. L’amende fut sévère et Pedro dut partir terminer son tableau ailleurs. Pourtant, il ne nous quitta pas si vite, il y avait d’autres quartiers.

 

Un dimanche matin, Angela observa son frère alors qu’il tenait sa cuillère maladroitement entre ses doigts blessés.

« Il est revenu pour notre malheur et tu l’as accueilli comme le père de la parabole accueille son fils prodigue, finit-elle par lui dire d’une voix blanche. Cet homme est ton père, non ton fils, et aucun père n’est censé faire endurer à son enfant ce qu’il te fait endurer.

— Ne parle pas ainsi de lui, lui répondit Pedro avec douceur. Il a confiance en moi, il m’aime. Et un fils doit obéir à son père.

— Voilà qu’il t’entraîne dans sa folie. Regarde tes mains, bientôt tu ne pourras plus dessiner.

— Mes tableaux gagnent en couleur et en violence ce qu’ils perdent en finesse. Je le vois bien, ma douleur fait partie de mon œuvre. Ma dernière toile était si belle que j’ai presque tué la brute qui l’a foulée. Il faut que tu viennes assister à mon prochain combat, tu comprendras. »

 

Angela et son oiseau virent le dernier combat que Pedro fit dans cette ville. Et tous deux furent sensibles à l’œuvre dessinée, à la souffrance des coqs, à la violence des hommes autour, à cette éternelle répétition, ce cercle, cette roue, cette ronde cernant les combattants. Ce jour-là, l’enfant prit des coups, mais il abattit deux hommes, il les foudroya.

Sur le sol, sang et craie se mêlaient.

 

Le matin du départ, Pedro descendit l’escalier en boitant.

« J’ai rêvé qu’un homme entrait dans mon cercle et que je me battais jusqu’à l’aube sans voir son visage et, au réveil, voilà que je boite comme Jacob, raconta-t-il à Angela en souriant.

— Je t’ai vu combattre hier et ton tableau m’a émue, lui répondit-elle en larmes. Je ne sais quand tu reviendras, mais sache que nous t’attendrons.

— Quand mon tableau sera parfait, aucun homme n’osera le fouler. Ce jour-là, mon père comprendra et je reviendrai. »

 

Avec l’argent restant, José avait acheté deux mules et la fameuse charrette de foire peinte en rouge. Sur la bâche, il avait fait inscrire en grosses lettres de feu : « José Carasco, le Dragon rouge ». Et le père était là, arborant son sourire de vainqueur, debout dans la cour, prêt à partir sur les routes avec son champion, ce fils retrouvé dont il allait faire le plus grand combattant de tous les temps.

« J’ai songé que tu devais porter mon nom : depuis toujours l’aîné des Carasco s’appelle José ! Qu’est-ce que vous en pensez, les filles ? »

Les filles ne pensaient rien. Nous regardâmes en silence notre frère boiteux passer le grand portail et Martirio serra fort Clara contre elle comme pour l’empêcher de partir à sa suite.

Grâce à son oiseau noir, Angela plana longtemps au-dessus de la charrette rouge et elle put suivre notre frère jusqu’à ce qu’il disparaisse de l’autre côté de l’horizon. Alors, la corneille crailla un adieu sec et revint se percher sur l’épaule de sa maîtresse qui pleurait.