Recroquevillée dans un berceau trop petit pour elle, Clara sombrait dans le sommeil, qu’elle eût mangé ou pas, sitôt que le soleil disparaissait derrière les collines. La Blanca devait passer chaque jour pour s’occuper de cette petite que sa mère ne voyait plus depuis que, partant avant l’aube pour l’oliveraie, elle y travaillait jusqu’à ce que les dernières lueurs du jour se fussent dissipées et qu’il ne fût plus possible de distinguer sans effort la main de l’écorce des arbres qu’on épouillait. Hommes, femmes et enfants quittaient alors les collines et, les membres en plomb, suivaient dans l’obscurité les sentes qui convergeaient vers le village. Si, durant les premiers temps, la petite Angela avait chanté au travail ou sur le chemin du retour — appelant les palmas flamencas de ceux qui les mains libres pouvaient cogner leurs paumes l’une contre l’autre, les enflammer en rythme —, le froid des derniers jours avait tari son chant comme celui des autres cantaores, glacé les larmes dans les voix et plus aucun cri modulé ne sortait désormais des gorges douloureuses. Tous marchaient d’un même pas de somnambule, sans qu’aucun sanglot libérateur ne vînt ranimer d’un soubresaut musical la grande joie de se sentir vivre.
Comme rien ne pouvait venir à bout de ce sommeil qui soufflait Clara sitôt la nuit tombée et qu’aucun des deux petits restant à la maison n’était en âge de la prendre totalement en charge, elle se serait laissée mourir de faim si l’accoucheuse n’avait rien proposé.
Ses magnifiques yeux clairs, couleur de paille, grands ouverts sur le ciel tout le jour se fermaient brutalement, comme des portes qu’on claque, pour échapper à la nuit.
Bientôt, il n’y aurait plus de travail à l’oliveraie et Frasquita verrait de nouveau les prunelles de sa petite fille. Pourtant ma mère ne parvenait pas à s’en réjouir, quelque chose lui manquerait, un souffle dans son cou, cette caresse chaque jour renouvelée.
Un jour où le ciel gorgé d’une clarté exceptionnelle avait aveuglé les journaliers, leur dessinant des arabesques au fond des yeux, alors que l’après-midi touchait à sa fin et que tous aspiraient à l’ombre chaude des foyers, la Blanca surgit dans l’oliveraie, affolée : l’enfant avait disparu. Elle avait échappé à la surveillance des aînées et demeurait introuvable depuis plusieurs heures.
Frasquita abandonna sa gaule et appela Anita et Angela.
« Elle tourne toujours son regard vers le soleil. Il a fait un temps merveilleux aujourd’hui, elle aura sans doute été attirée dehors par la lumière », supposa la Blanca.
Ma mère et ses deux filles laissèrent la vieille femme qui, déjà hors d’haleine, ne pourrait pas tenir le rythme et rentrèrent au village pour tenter de suivre la piste de la petite fugueuse.
Elles marchèrent vers l’ouest où le soleil commençait déjà à s’enfoncer, tombant d’un ciel limpide. Bientôt, il ferait noir et si la journée baignée de lumière avait été douce, la nuit serait glacée. Frasquita courait presque, hurlant le prénom de sa fille. Son bébé mourrait s’il devait passer la nuit dehors, d’autant que le froid le surprendrait pendant son sommeil. Il fallait avancer aussi vite que possible vers le crépuscule, le rattraper avant le soir.
Frasquita aurait voulu retenir l’astre moribond qui s’égrenait tel un gigantesque sablier de l’autre côté du monde, ses yeux pleuraient tandis qu’elle sentait le froid de la nuit s’abattre sur les pierres et les réduire en sable.
De loin en loin, l’écho de sa voix cassée lui répondait et se mêlait au chant d’Angela qui avançait sur une parallèle quelques centaines de mètres plus bas et dont elle ne pouvait déjà plus distinguer la silhouette.
Anita, elle, condamnée au mutisme, ne criait pas. Mais, malgré l’angoisse, elle goûtait l’étrange polyphonie de ce duo multiplié par l’écho qui emplissait le paysage en canon et, quand les voix se taisaient, guettait dans le silence une réponse, si faible soit-elle, qui ne serait pas celle des montagnes.
Du soleil, il ne restait plus que la traîne orangée et, à l’est, l’obscurité s’épaississait graduellement. Les étoiles s’allumaient une à une dans un ciel d’un bleu sombre et intense qu’aucune lune ne venait troubler.
La nuit, c’était la nuit et l’enfant était perdue.
Angela lança ses derniers trilles, puis ce fut le silence.
« Il faut rentrer, dit ma mère étouffant son désarroi et faisant croire aux petites, oui mon Dieu si petites encore, que seul le vent glacé lui faisait couler les yeux. Je vous ai déjà beaucoup fait courir, vous allez attraper la mort. Clara marche vite mais je ne crois pas que ses jambes aient pu la porter si loin, peut-être l’avons-nous dépassée. Nous la dénicherons sur le chemin du retour. »
Frasquita prit ses deux filles contre elle et, les enlaçant pour leur donner plus de chaleur et les sentir vivre contre sa chair — alors qu’un morceau d’elle-même venait sans doute de lui être arraché pour de bon —, elle fit demi-tour et repartit en sens inverse.
Elles avancèrent dans la nuit épaisse, poussées par les rafales, tâchant d’assurer leur pas.
Plongées en elles-mêmes, chacune se remémorait le joli ventre rond, les « pourquoi ? » et les « c’est quoi ? », les baisers mouillés distribués en vrac partout sur la figure que les deux petites mains potelées, posées chacune sur une joue, s’appliquaient à tenir fort alors que son rire découvrait des dents miniatures prêtes à tout dévorer par amour. Et, bien avant tout cela, bien avant les rires et les mots, il y avait eu cette bouche tordue indifféremment vers le sein ou le soleil, cherchant seule, comme si elle pouvait s’échapper du visage dans lequel on l’avait scellée, à attraper, dans un drôle de petit sourire en coin, les mamelons du monde.
Alors, pendant que Frasquita récitait la prière à saint Antoine de Padoue, prière du premier soir, prière des choses perdues, Anita tendit la main vers la gauche.
Le lendemain matin, les gens du village se passèrent le mot.
Les Carasco avaient retrouvé leur petite quelque part à l’ouest.
Sur une colline quelque chose brillait, une petite flamme que seule l’obscurité de la nuit sans lune rendait visible. Et cette lumière n’avait pas sa place dans la campagne noire. Rien ne pouvait expliquer sa présence. Elle brillait moins qu’un feu, elle paraissait totalement immobile et ne pouvait pas être une lampe que la Blanca ou José, partis à la rencontre de Frasquita, auraient agitée sur le chemin pour lui indiquer leur présence ou la route à suivre.
Les gens de Santavela racontèrent que ma mère et ses deux filles avancèrent vers la lumière sans se douter que de l’autre côté de la colline dont elles entamaient lentement l’ascension José, le padre, et, loin derrière eux, la Blanca arrivaient, attirés par la même luisance.
D’après la rumeur, ce fut José qui, s’étant finalement décidé à lâcher son coq endormi, arriva en premier et prit l’enfant lumineuse dans ses bras. On se répétait les paroles qu’il avait prétendument dites. On blâmait sa violence, ses blasphèmes :
« Hé, padre ! Venez par ici ! C’est pas normal ! C’est la petite qui luit comme ça. Tenez-la un peu pour voir si dans vos bras à vous, elle ne s’éteint pas. Vous croyez que ça se fait d’éclairer le monde en dormant ? À moins qu’elle ne soit en train de crever. Allez ! priez ! Faites quelque chose ! Mais ne restez pas là la bouche ouverte ! Pour une fois que voilà une étrangeté qui peut nous être utile, en tout cas davantage que des cheveux rouges ou une bouche cousue, autant se la garder en vie, celle-là ! Toi qui lui parles chaque jour au gros là-haut, dis-le-lui qu’on veut se la garder, celle-là, qu’on la lui donnera plus tard, mais que pour l’instant elle est trop petite pour crever. Réveille-toi, padre ! Elle brille eh bien voilà ! la belle affaire ! On ne va pas y passer la nuit ! »
Dès leur retour de l’oliveraie, hommes et femmes s’étaient déployés autour de Santavela dans l’ombre, retournant chaque pierre, fouillant les broussailles à la recherche de l’enfant perdue. Le village résonna de cris, quand les Carasco rentrèrent.
Pourtant les gens en voulurent une nouvelle fois à cette famille d’être si différente. Dans ce pays où les petits tombaient comme des mouches, Frasquita n’avait encore perdu aucun des siens.
Alors tous s’accordèrent à dire que, dans l’ombre, la petite Clara luisait.
Et pas seulement les mauvaises langues, puisque aujourd’hui encore ma sœur Anita elle-même raconte cette histoire d’enfant lumière, elle affirme que c’était dans la chair, que quelque chose y brûlait si fort qu’on aurait pu utiliser son petit corps de deux ans pour éclairer une pièce.
Durant ce dernier hiver qu’ils passèrent à Santavela, certains soirs dans la maison vide, la lumière qu’elle dégageait était assez intense pour qu’Anita qui dormait dans sa chambre se glissât contre son berceau et poursuivît sa lecture.
C’était comme si Clara gardait sur la peau toute la luminescence accumulée durant ses journées passées à regarder avidement les maigres taches claires que les fenêtres dessinaient sur le sol de la maison. Dès qu’elle trouvait une issue, Clara s’échappait et, immobile dans la courette, elle s’offrait, paumes ouvertes, aux rayons à peine tièdes d’un astre ligoté par l’hiver qui, perdant chaque jour plus de terrain, ne parvenait plus à se hisser qu’à mi-ciel, et encore avec beaucoup de peine, pour être aussitôt repoussé, basculé par les ombres de l’autre côté du monde, entraînant dans sa chute les longs cils sombres de l’enfant solaire.