LES BOUTONS DORÉS

 

Quand vint le tour de Clara, quand elle tacha sa robe pour la première fois, mes sœurs tinrent conseil et décidèrent que rien ne pourrait la pénétrer de nuit, que rien ne pourrait percer son sommeil de plomb. Aucun mot, aucune prière.

L’initiation devait se dérouler durant les soirées de la Semaine sainte et la nuit même devenait un obstacle.

Et puis Clara ne se souciait pas du monde qui l’entourait. Clara, limpide, se laissait traverser par le soleil des heures durant. Clara écoutait les histoires sans attendre la fin. Clara riait aux éclats en observant des reflets et caressait les quelques tignasses blondes qui passaient à sa portée. Clara aimait la surface argentée des miroirs sans voir le merveilleux visage qui s’y reflétait. À quoi lui auraient servi ces prières qui leur étaient déjà si peu utiles à elles-mêmes ?

Notre lumineuse Clara ne vivait pas tout à fait dans notre monde bien qu’elle en tînt le centre et que sa beauté attirât tous les regards. Elle passait le plus clair de son temps seule sous le soleil à ne rien faire. Quand ses rayons ne parvenaient plus à passer par-dessus nos maisons et que l’ombre commençait à gagner la cour, il arrivait qu’elle sorte pour le poursuivre dans le désert rouge et les hommes la guettaient, toujours surpris par sa beauté. Aucun d’eux n’osait l’aborder, la fascination qu’elle exerçait les tenait à distance.

Clara traversait la ville, tel un lumineux fantôme, sans reconnaître les chemins qu’elle prenait et qui pourtant étaient toujours les mêmes. Nous n’avions plus à la pister, sa course la menait inéluctablement au même endroit, devant l’hôtel de ville, sur cette place d’armes où nous savions que nous la retrouverions au crépuscule. Ceux d’entre nous chargés de la ramener la prenaient alors par la main et, bien que la traversée lui eût appris à marcher en dormant, il arrivait que ses jambes se dérobent sous elle. Nous devions alors la porter comme une jeune morte.

Ce fut lors d’une de ses fugues qu’elle rencontra le jeune officier qui devint son premier mari. Il avait des boutons dorés soigneusement astiqués. Des boutons qui accrochèrent le regard de notre bel héliotrope. Il lui sembla que le soleil était tombé en pluie sur ce grand jeune homme et quand, de sa voix claire, il lui demanda son prénom, elle lui répondit.

Il était parisien et ne comprenait pas un mot d’espagnol. Elle-même ne s’était jamais souciée d’apprendre le français ou l’arabe. Elle ne s’était d’ailleurs jamais souciée d’apprendre quoi que ce soit. Pourtant, comme moi, elle était allée chez les sœurs, pour y suivre des cours de lecture et d’écriture, mais les fenêtres de la salle de classe n’étaient pas assez grandes à son goût, les couloirs étaient trop sombres et les lettres noires dans les livres si nombreuses ! Seule la blancheur des pages la fascinait et il lui paraissait incongru de les noircir en y alignant des chiures de mouches avec tant d’application. Tandis que les plumes crissaient sur les feuilles ou que tous les petits morveux se laissaient absorber par le tableau noir, Clara, elle, suivait des yeux les reflets que projetaient les verres des lunettes de la bonne sœur qui leur faisait la classe, ou pis, la radieuse petite fille se détournait ostensiblement de l’estrade pour guetter le soleil à travers les vitres crasseuses. Et un tel comportement n’était pas acceptable ! En fait, de jour comme de nuit, Clara ne pouvait rien apprendre. Et les coups de règle se révélèrent inutiles. Ses professeurs s’étranglaient de rage, en vain. Bien vite, pour épargner les nerfs de ses enseignantes, on ne l’obligea plus à quoi que ce soit. Mes sœurs la laissèrent s’occuper à sa guise, s’emplir de chaleur et de lumière, autant qu’elle le souhaitait.

Clara grandit donc au centre de la cour, immobile sous le soleil, tandis que les garçons tournaient autour de sa beauté solaire, à la fois attirés et repoussés par son éclat, comme autant de petites planètes en orbite. Tous craignaient la sévère Martirio qui veillait jalousement sur sa petite lumière.

À mesure que Clara avait poussé, ses membres s’étaient allongés démesurément comme des ombres au soleil couchant et ses traits s’étaient affinés. Ses épais sourcils rehaussaient encore l’étrange clarté dorée de ses yeux pailletés et le rouge satiné de ses lèvres. Pourtant, la lumière qu’elle dégageait, et qu’elle avait comme accumulée pendant toutes ces années passées sous le soleil, éblouissait celui qui l’observait, si bien que son visage paraissait toujours un peu flou et qu’elle laissait sur les rétines une grande tache claire en étoile qui poursuivait les hommes jusque dans leur sommeil.

Clara, l’étincelante, chamboulait les rêves des garçons de la cour, elle illuminait leur chambrée plus encore que cette pièce où nous couchions à ses côtés. Les hommes prononçaient son nom en dormant et les voisines, furieuses, prétextant quelque ronflement, secouaient leurs maris radieux pour les arracher à l’irrésistible chaleur de ses bras.

L’hostilité des femmes monta progressivement à mesure que s’épanouit le désir masculin, elle atteint son zénith quand Clara eut dix-sept ans. On n’en pouvait plus dans la cour de la voir toujours en plein milieu, immobile, droite comme un piquet et insensible aux compliments des jeunes gens qui s’enhardissaient parfois jusqu’à lui dire deux mots, mots auxquels elle se contentait de répondre par un sourire ou un hochement de tête. On la disait évaporée, sotte et inutile, et les mères ajoutaient même qu’elle était cruelle.

Avec le temps, ce halo de lumière qu’elle dégageait la nuit avait perdu de son éclat, mais j’ai souvenir d’une légère luisance. Autour d’elle, l’ombre n’était jamais parfaite. Et encore je ne l’ai jamais vue nue, c’était toujours Martirio qui s’occupait de la coucher après la veillée.

En été, Clara se lavait et s’habillait avant que nous ne fussions debout ; en hiver, elle le faisait après mon départ pour l’école. Autour du solstice et les jours de pluie, il arrivait que le soleil ne dégageât pas suffisamment de lumière pour l’attirer au-dehors, alors elle jouait durant des heures avec la petite glace de poche que Martirio lui avait offerte. Son propre reflet ne l’intéressait pas, si peu qu’il n’est pas certain qu’elle l’ait jamais aperçu. Non, ce qu’elle aimait c’était la lumière qu’elle parvenait à concentrer dans le cercle d’argent et à renvoyer contre les murs de la pièce.

De Pierre, elle ne vit peut-être que ses boutons dorés.

Au détour du chemin qui la menait sur la place d’armes, ils étaient là merveilleusement alignés, à intervalles réguliers, démultipliant le soleil. Il y en avait tant qu’elle en fut charmée et en oublia de poursuivre son éternelle course vers l’ouest. Sa main caressa les petits astres un à un et le jeune officier, subjugué par cette apparition luminescente, ne bougea pas, de peur qu’elle ne s’évanouisse. Il goûta l’instant intensément. Jamais il n’avait vu une jeune femme de si près en plein jour. Finalement, elle leva son regard de paille vers le joli visage qui chapeautait tous ces petits disques étincelants et la blondeur du jeune officier la fit sourire. Encouragé par ce sourire, Pierre osa une question. Elle lui dit alors son prénom, comme on révèle un sésame, puis elle lui caressa les cheveux et lui prit le bras avec une spontanéité qui ajouta encore à son charme. En silence, il se laissa entraîner jusqu’à la place d’où elle aimait regarder le soleil se coucher.

Martirio et Angela n’en revinrent pas de voir leur sœur pendue au bras d’un inconnu. Comme le soleil frisait l’horizon et que Clara refusait de lâcher son galant, celui-ci les raccompagna toutes les trois. Ils marchèrent longtemps, sans que Pierre s’aperçût que notre sœur s’était endormie. Ce fut lui qui porta la petite lumière quand elle s’effondra à l’entrée du désert rouge.

La cour où nous vivions lui parut bien misérable, Martirio bien hostile et son sentiment pour cette jeune fille assoupie bien puissant. Il se crut en plein conte et se souvint de ceux que lui lisait sa mère. Alors, le dos bien droit, il se présenta poliment à Anita et lui baisa la main avant de prendre congé.

Quelques jours plus tard, tous les hommes de la cour pleuraient. Pierre avait demandé la main de celle autour de laquelle tournaient tous leurs rêves et on ne la lui avait pas refusée. Nous ne sûmes jamais lequel d’entre eux tenta d’immoler Clara, mais juste avant les fiançailles quelqu’un mit le feu au bas de sa robe alors qu’elle se tenait à son habitude immobile au centre de la cour, le regard tout encombré de soleil. Un coup de vent inouï, venu du sud-est, ramena soudain tant de sable du désert que le feu fut étouffé avant même que la lumineuse ne s’aperçût de quoi que ce soit. Ses jambes à moitié ensablées et les fines particules qui s’étaient collées sur son visage et ses bras lui donnaient assez l’air d’une statue inachevée.

L’ordre des choses était bouleversé. Angela et Martirio auraient dû partir avant elle. Angela, qui avait épousé son oiseau noir et accepté son visage ingrat et ses yeux trop ronds, ne se tourmentait pas d’être catherinette, mais Martirio se révolta contre ce mariage précipité avec un jeune inconnu. Elle ne s’était pourtant jamais intéressée à l’univers des porte-culottes, mais lui arracher sa sœur, c’était la condamner à se débattre dans les ténèbres. Elle s’opposa aux noces avec une violence qu’on ne lui connaissait pas et quand elle comprit qu’elle ne pourrait rien empêcher, que notre sœur lui échappait, que les raisons qu’elle donnait pour casser les fiançailles ne tenaient pas et faisaient sourire ses deux sœurs aînées, elle se débrouilla pour croiser Pierre alors qu’il traversait le désert rouge et lui parla seul à seule.

 

« Ainsi tu épouses une idiote qui n’aime que ce qui brille ? railla-t-elle. Le jour où tu ôteras ton costume et ses boutons dorés, elle se détournera de toi. Comment comptes-tu faire pour vivre avec une sotte qui s’endort à peine la nuit tombée ?

— J’ai compris les bizarreries de ta sœur dès notre première rencontre. Quant aux boutons, je me les ferai coudre sur la peau s’il le faut, je suis prêt à tout pour la garder et éclipser ce soleil qui la fascine. Mais quelques boutons n’auraient pas suffi. As-tu vu ce regard qu’elle porte sur moi ? Elle m’aime comme jamais personne ne m’a aimé. Clara n’est pas une idiote. C’est une poésie. Sache que j’ai moi-même la nuit en horreur. Elle m’a toujours fait peur. Que la lune et les étoiles disparaissent de ma vie, cela m’est bien égal ! Je vivrai au rythme de mon épouse et je me lèverai à l’aube pour jouir plus longtemps de ses yeux de paille.

— Je suis morte pour elle, une fois déjà.

— Tant que je vivrai en ville, tu la verras tous les jours si tu le souhaites. Je ne compte pas la couper de sa famille.

— Tu ne parles même pas l’espagnol !

— J’apprends vite. Écoute ! Je vais te parler comme un frère. Sais-tu que toi aussi tu pourrais être belle et qu’il suffirait d’un sourire sur ton visage pour qu’il devienne envoûtant ? Avec toute cette ombre dont tu te drapes et tes yeux froids, tu sembles être le négatif de Clara. Trouve-toi un mari qui aime la nuit et laisse ta sœur en paix !

— Je ne sais pas sourire et mes lèvres sont un poison ! » lui hurla Martirio avant de s’échapper en courant vers le grand portail.

 

La noce eut lieu à la caserne, en grande pompe. La famille était sur son trente et un. Juan portait le même costume que le jour de son propre mariage, mais il avait eu du mal à boutonner seul chemise et pantalon tant il avait forci et se sentait engoncé. Nous avions chacune une jolie robe neuve. Quant à Clara, elle portait l’une de ses trois tenues de noces. Anita avait choisi pour sa petite sœur celle qui correspondait le mieux à la saison et à la condition du marié. Frasquita Carasco avait réussi à deviner les mensurations à venir de son enfant solaire. Anita songea que la couturière lui avait sans doute réalisé trois robes pour que l’une d’elles au moins fût parfaitement ajustée.

La fête se déroula un après-midi d’été. Les voisins ne vinrent pas, ils avaient décliné l’invitation en bloc, prétextant qu’ils n’avaient rien à se mettre et que ce garçon n’était pas de leur milieu. En fait, le bruit courait déjà que seul le souffle du diable avait pu sauver la beauté de notre sœur et que les flammes qui avaient consumé le bas de la robe de Clara à l’annonce de ses noces n’auraient pas dû l’épargner.

Tout dans l’élégante assemblée était intimidant : les robes chamarrées des femmes, leurs volumineux chapeaux, les lumières électriques, la blancheur des nappes immenses, les postures des majordomes, les galons des hommes et même ces verres de cristal si fins qu’on osait à peine les toucher du bout des lèvres de peur de les briser. Le vin blanc qu’ils contenaient et dont les minuscules bulles semblaient vous remonter dans les narines recelait lui-même quelque traîtrise. Il exigeait qu’on le bût avec distinction.

Le regard de Clara s’affola : plusieurs centaines de lumineux petits boutons s’agitaient en tous sens, valsaient, s’esclaffaient, se dégrafaient. Les femmes portaient des bijoux étincelants, les hommes des chevelures d’argent, les murs d’immenses miroirs encadrés d’or. Des dizaines de verres de lunettes et des lustres de cristal brillaient de mille feux. De quoi la rendre folle ! Où était son mari parmi tous ces boutons ? Comment le distinguer au milieu de ces miroitements entremêlés ?

Enfin, il vint vers elle et elle reconnut cette lueur dans ses yeux qui le rendait unique.

Martirio observait la scène de loin. Elle vit le jeune marié tendre son bras à sa petite lumière vacillante et le regard émerveillé que Clara lui jeta la renseigna sur les sentiments de sa sœur. Ainsi Pierre avait raison, il n’y avait pas que l’uniforme, quelques boutons n’auraient jamais suffi.

Martirio portait une robe rouge dont la couleur criarde détonnait au milieu de l’élégance discrète des convives. Pourtant nul n’aurait osé la moindre remarque, tant les yeux de cette femme étaient formidables. Elle regardait le monde d’une telle hauteur, semblait-il, qu’on préféra ne pas lui prêter attention. Pierre la vit qui les observait depuis l’embrasure d’une porte-fenêtre et, tandis que sa femme dansait avec son père, son propre père qui avait fait le voyage depuis Paris pour assister au mariage de son plus jeune fils, tandis que Clara tournoyait en fixant le lustre qui pendait juste au-dessus de leurs têtes, il se dirigea vers la robe rouge.

« Ne t’inquiète pas, lui dit-il. Je ne soufflerai pas ta petite lumière. Tu souffres de la voir t’échapper, mais l’as-tu jamais vue aussi heureuse qu’aujourd’hui ? »

Martirio lui fit alors comprendre qu’elle désirait lui parler et elle attira le jeune officier derrière les rideaux de velours écarlate. Quand ils furent isolés, cachés du reste de la salle de bal, ma sœur assassine essaya un sourire. Puis, sans que Pierre eût le temps d’esquisser un geste, elle colla ses lèvres glacées contre sa bouche. Il ne se dégagea pas de cette étreinte inattendue.

Noyés dans les rideaux rouges, ils étaient invisibles.