L’HOMME À L’OLIVERAIE

 

À la naissance de Frasquita, Heredia avait quatre fils, aucune fille à marier et la tombe d’une femme à fleurir. Deux servantes qui logeaient au domaine s’occupaient des repas, des travaux ménagers, des caresses.

Le cadet des garçons souffrait d’un mal étrange.

Une mauvaise fée avait coupé le lien qui unissait sa volonté à son désir, le condamnant à se battre pour ce qu’il ne désirait pas et à se détourner de ce qu’il aimait. L’enfant était déchiré. Le moindre de ses désirs l’enfiévrait, le ligotait à sa couche, mais quand rien ne venait plus gonfler l’espace voilé de son âme, sa volonté s’épanouissait. Il était libre alors de se battre avec ses frères pour la possession d’une chose à ses yeux sans valeur ou de gagner sans joie une montagne d’osselets aux petits villageois. Il était imbattable aux jeux qui ne l’amusaient pas et, las d’entasser d’inutiles trophées, les égarait au détour des chemins. Tous les gamins du pays marchaient tête baissée dans l’espoir de trouver les brillants petits bouts d’os égrenés par cet étrange Poucet.

Souvent, ce garçon éprouvait le besoin violent de se réfugier dans les bras ronds et mous de la plus âgée des deux servantes. Il aurait voulu que son corps d’enfant disparût entre ses seins lourds, qu’il fondît à leur chaleur. En pensée, il goûtait la tendre moiteur qui émanait de cette chair veloutée. Tout en cette femme était berceuse et sucre. Ce désir le torturait, lui trouait les entrailles, la tête lui tournait. Mais jamais il n’osait s’approcher de ce corps délicieux.

Le jour de ses huit ans, il entreprit de lutter contre sa fièvre ordinaire.

Il observa les forces contradictoires qui l’agitaient, secoua l’apathie qu’il sentait monter en lui par vagues et, pour vider sa caboche encombrée de bras féminins, d’odeurs de lait et de sommeil, pour résister à d’entêtantes berceuses sans paroles, il se livra à une occupation insensée et parcourut la propriété, tête nue sous le soleil, comptant les oliviers un à un. Ainsi tenta-t-il de se soustraire aux bras vivants d’une mère morte.

L’homme à l’oliveraie, comme on le surnomma plus tard, trouva dans le décompte des arbres l’antidote à ses fièvres.

Jamais il ne désira connaître leur nombre. Ce savoir lui importait si peu qu’il était capable de résister à la fournaise de midi et à la fatigue, de se concentrer des journées entières sur des chiffres et des troncs. Dans ce compte sans cesse recommencé, l’enfant apprit à vivre à quelques pas de lui-même. L’ombre de ses désirs s’effilochait sous le soleil et finissait par se dissoudre parmi les ombres de l’oliveraie.

Heredia, inquiet des longues absences de son fils, le suivit un matin en cachette et surprit son étrange manie. Le père eut grand mal à se dissimuler sur ses terres pelées. Il se glissait derrière le moindre rocher et tâchait de disparaître contre les troncs les plus épais. Il se hissa même dans un grand chêne qui dominait une plaine de cailloux et resta un long moment assis sur une branche à épier son petit bonhomme entre les feuilles. Il l’entendit compter à haute voix les membres de son armée dispersée. Il le vit s’arrêter sous chacun des arbres, recenser les oliviers rangés en lignes, rejoindre les déserteurs à flanc de colline, les arbres morts couchés sur le champ de bataille. L’enfant s’appliquait à dire les chiffres bien distinctement, d’une voix forte et monocorde, oubliant dans sa forêt de nombres qu’il aurait pu faire autre chose : se laisser bercer par la voix d’une femme à l’ombre du patio, embrasser une petite villageoise ou frapper son père au visage. Parfois, il s’interrompait et hurlait des ordres à ses soldats tordus. Mais aucune des menaces du petit général ne venait à bout de leur poussiéreuse immobilité et rien, pas même le vent, ne répondait à sa voix. Pas une feuille ne tremblait. L’enfant s’énervait, se plaignait des grotesques postures de ses arbres, du manque de tenue de leurs branches, il critiquait leur air souffreteux, leur teint gris, leurs articulations nouées. Mais qui diantre lui avait confié le commandement d’un tel bataillon ! Puis il lâchait un flot d’injures et se remettait à l’ouvrage.

Parfois, sa volonté cédait et le laissait gagner l’ombre d’un arbre. Là, sa fièvre qui avait tôt fait de le rattraper le plongeait dans une torpeur emplie d’amours molles. Sous le ciel poussiéreux et serein, il se livrait corps et âme à un capiteux engourdissement.

 

C’est dans l’oliveraie, parmi ces êtres de bois qu’il n’aimait pas, qu’il connut bientôt ses premières jouissances. Ses boucles brunes prirent peu à peu le parfum des oliviers. D’après Anita, ma sœur aînée, ma mère lui donnait leur nom : il était l’homme aux oliviers.

À trente-cinq ans, quand il la rencontra, il n’avait jamais embrassé que l’écorce de ses arbres.

 

Heredia ne parla pas à son fils de ses étranges fugues, jamais il ne le questionna. Il le regardait entamer son pèlerinage, crier son « un » sonore au premier des oliviers de l’allée, la traverser pour hurler un « deux » à celui qui lui faisait face, et poursuivre sa route en zigzaguant jusqu’au portail. L’homme ne fut pas tenté de le suivre une nouvelle fois, il savait que l’enfant répétait à chaque crise les mêmes gestes, empruntait les mêmes sentes.

L’automne où la jument de son père mit bas, les accès de folie du garçon se firent plus aigus et il recensa maladivement jusqu’aux olives tombées. Heredia comprit que l’arrivée du poulain aggravait l’état de son fils. Il crut lui donner la bête en gageant qu’aucun de ses enfants ne saurait lui dire, avant que la lune ne se levât, le nombre exact des oliviers plantés sur la propriété. Il promit solennellement d’offrir le poulain à celui qui y parviendrait.

Les trois aînés se dispersèrent immédiatement dans la rocaille, courant au hasard d’olivier en olivier. Sans se consulter, ils eurent tous trois l’idée de marquer d’une croix blanche les arbres déjà comptés. Quand leurs trajectoires se croisèrent au centre du domaine, ils furent tout étonnés de trouver des croix en des lieux où ils n’étaient pas encore passés. Ils se découragèrent et s’accusèrent mutuellement. Ils se battirent jusqu’à la nuit au cœur de l’oliveraie.

Pendant que ses frères se roulaient dans la poussière et que son père guettait son retour, le petit général s’était effondré sous l’olivier le plus chevelu, celui dont l’ombre était la plus dense, et, au cœur d’une nuit végétale qu’aucune croix blanche ne venait étoiler, il s’adonnait à de cruelles rêveries. Son désir du poulain le submergeait d’images. Il connaissait le nombre. Mais sa fièvre le tenait, le serrait.

Le mur de sa raison s’écroula quand la lune le dénicha entre deux feuilles. Il sortit de sa cachette et rentra chez lui dans une nuit claire peuplée de soldats en déroute dont il ne savait plus le nombre. Il comprit alors que ses arbres ne lui seraient jamais d’aucune aide, tout amarrés qu’ils étaient, non à la terre, mais à la roche, pris dans la pierre comme des vaisseaux dans la glace.

Les vieillards pétrifiés, condamnés à signifier la douleur d’un dieu, hérissaient leurs moignons sous la voûte céleste et trouée. Le garçon songea que ce jardin n’accueillerait jamais que le doute et la souffrance et que lui-même n’avait pas de sang à pleurer. Dieu, sans doute, avait collé son œil à un judas du ciel pour mieux voir l’enfant marcher seul au milieu de l’allée jusqu’à la véranda où son père l’attendait. Dieu colla son oreille à tous les trous célestes, mais il n’entendit rien.

L’enfant rentra sans réponse et sans voix.

Heredia frémit en voyant son fils si blanc dans l’ombre épaisse, il serra contre sa poitrine le petit visage de lune et de craie mêlées et pleura sans savoir pourquoi.

Le garçon ne parla plus pendant des années, excepté à ses arbres bien sûr qu’il ne cessa pas de compter.

L’enfant prit quelques centimètres, puis quelques rides et la malédiction devint une habitude. Il s’égara davantage en vieillissant, suivant toujours les chemins opposés à ceux qu’il voulait prendre. Il aima une jeune femme en secret, cette cousine à l’éventail rouge sang qui inspira à Frasquita sa première œuvre. Durant les premiers mois qu’elle passa chez eux, il ne rentra à la propriété que pour dormir et ne la croisa que trois fois. La jeune fille se fiança avec son frère aîné et l’on crut que le plus jeune en mourrait de ce soleil qui l’avait frappé pendant tous ces jours passés dans l’oliveraie après la publication des bans. D’un village voisin, les servantes firent venir une rebouteuse pour qu’elle lui sortît le soleil de la tête. Elle dit ses prières et posa sur la chevelure du jeune homme une assiette remplie d’eau et un verre retourné. L’eau bouillit et monta dans le verre. Mais la vieille, qui était fine, demanda à rencontrer Heredia et lui conseilla d’envoyer son fils dans le Nord, loin des oliviers et des cailloux, à l’ombre d’une ville.

L’homme à l’oliveraie quitta le village avant les noces de son frère.

À Madrid, il lut énormément bien qu’il n’aimât pas les livres, obtint sans le vouloir tous ses diplômes de droit et devint un clerc efficace et pointilleux. Il avait retrouvé sa langue mais s’ennuya quatorze ans, avant que son père ne se souvienne de lui sur son lit d’agonie. Le brave homme crut lui faire plaisir en lui léguant l’oliveraie et le clerc dut rentrer au pays pour obéir aux dernières volontés de Heredia et s’occuper de ses arbres.

 

L’homme qui revint de Madrid était mort au désir.

Aucune chair, aucune eau, aucun parfum ne parvenait plus à le troubler, à agiter son sang souterrain et glacé. Son regard passait sur les choses sans jamais s’y arrêter. Il gérait ses biens avec poigne et personne au village ne reconnut sous le masque de marbre du gestionnaire le petit général impuissant. Sa fragilité s’était retranchée derrière un indicible ennui.

Malgré sa beauté anguleuse et son regard de puits, on ne lui connaissait pas d’aventure. Depuis son retour, il n’avait ni ri, ni pleuré, ni même sué sous le soleil. Rien ne s’échappait de ce corps raide.

Trois à quatre mois par an, il embauchait des villageois pour récolter ses olives et s’occuper de ses arbres, et avait pour seuls compagnons une vieille servante, un âne et un cheval.

Les gens de Santavela pensèrent qu’il aimait la solitude de sa terre brûlée et l’on finit par le laisser dans son coin, par l’oublier.

Il ne traversait le village qu’à l’heure de la sieste, profitant du silence que le soleil impose aux hommes.

Au réveil, les villageois trouvaient parfois quelques traces du passage de son cheval.

À l’heure où le soleil occupe le centre du ciel dardant le monde de rayons verticaux, à cette heure sans ombre, l’homme à l’oliveraie traversait l’espace des hommes dans une solitude que ne venait dissiper aucun double. Il avait égaré son ombre sans que personne ne s’en aperçût et elle errait seule, comptant les oliviers depuis ce triste soir où l’enfant était rentré sans réponse.

Seuls les damnés errent ainsi sans compagnie de par le monde, seuls les damnés connaissent cette solitude.

 

Un de ces après-midi, au plus fort de l’été, alors qu’il marchait la bride de son cheval à la main dans les rues étroites inondées de soleil, à cette heure où les choses les plus profondes donnent prise à la lumière, une grille en fer forgé arrêta son habit.