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BENETO
Debout au milieu du bosquet du vieux Talbun, Beneto tâchait d’apaiser les surgeons. Toute la journée, il avait perçu l’effroi croître tel un accès de fièvre à travers la forêt-monde.
Il toucha les troncs squameux et s’enquit de la raison de ce malaise inexpliqué. Mais la forêt gardait ses secrets… comme si elle voulait préserver les prêtres Verts de quelque savoir terrifiant. Toutefois, Beneto désirait connaître la vérité, non être protégé.
Autour de lui, un silence surnaturel était tombé sur Corvus. Beneto tressaillit violemment, comme si on lui avait cinglé l’échine. Le bosquet tout entier semblait se révulser, au point qu’il dut retirer en hâte ses doigts cuisants. Puis il leva les yeux vers l’azur.
Quatre orbes de guerre, des sphères hérissées plus larges qu’un soleil d’éclipse, tombaient du ciel. Elles se mirent à flotter, scannant le paysage… puis trouvèrent les arbremondes.
Figé de stupeur, Beneto aperçut une sphère miniature qui émergeait de la base de l’orbe le plus proche. Celle-ci prit aussitôt de la vitesse.
Beneto pensait savoir de quoi il s’agissait. Enfermé dans un caisson pressurisé semblable à celui-ci, un émissaire hydrogue était venu au Palais des Murmures, sur Terre… puis avait assassiné le roi Frederick.
Tandis que la sphère plongeait vers les zones habitées, Beneto entendit les cris et les alarmes aiguës qui provenaient des immeubles de Colonville. Sam Hendy, le maire, exhortait par mégaphone les habitants à attraper une arme et à se mettre à couvert. Mais aucune de ces mesures ne serait d’une quelconque utilité face aux hydrogues.
Toutefois, l’émissaire étranger ne fit que survoler la ville et fonça en direction du bosquet. Les frondaisons bruissèrent, comme si elles réagissaient à son approche. L’hydrogue descendit au milieu des arbremondes les plus âgés et atterrit sur l’humus juste devant Beneto.
Le prêtre attendit, immobile. La sphère fumait, semblant se déplacer au milieu d’un halo de froideur. La coque transparente contenait un mélange laiteux de gaz empoisonnés. Ceux-ci se condensèrent jusqu’à former une silhouette de métal liquide – un humain habillé comme un Vagabond, identique au premier émissaire envoyé au Palais des Murmures.
Beneto gardait une main posée sur un arbremonde afin de communiquer ses pensées à ses compagnons répartis dans la galaxie.
— Que voulez-vous ? Pourquoi êtes-vous venus ici ? demanda-t-il.
L’émissaire tourna son visage vif-argent, lisse et mouvant, dans sa direction. Bien que Beneto ne puisse y lire aucune expression, il ressentit le mépris qui émanait de l’extraterrestre et fut saisi d’une grande peur.
— Vous vous êtes alliés aux verdanis, nos ennemis, déclara l’émissaire. Comme eux, vous souffrirez, flétrirez et mourrez.
Beneto sentit une onde de colère et d’effroi mêlés parcourir le réseau de la forêt-monde. Il inspira longuement afin de concentrer toutes ses forces.
— Je ne sais rien de ce que vous appelez les « verdanis ».
Mais l’information afflua en lui, et il comprit. Les arbres ! L’esprit semi-conscient de la forêt-monde était ce que l’émissaire nommait les verdanis.
— Nous avons retrouvé la trace de ces vermines d’arbres, dit ce dernier. Nous pensions avoir anéanti les verdanis autrefois, mais quelques-uns ont survécu en se cachant. Vous les avez aidés à croître de nouveau.
— Oui, répondit Beneto d’un ton de défi. Oui, nous les avons aidés.
— Ils doivent être détruits.
— Pourquoi ? Ils ne souhaitent pas vous combattre. Peut-être avez-vous tous survécu à cette horrible guerre pour une raison précise.
La forêt-monde semblait s’exprimer directement par sa bouche. L’émissaire resta de marbre.
— Vous allez nous dire où se trouvent les verdanis survivants. Sur quelle planète se trouve la forêt-monde primaire ?
Les orbes de guerre flottaient dans les airs, menaçants. Un halo d’énergie crépitait de leurs pointes pyramidales.
— Dites-le-nous, poursuivit l’émissaire, et nous laisserons vivre les humains.
Beneto plongea dans le réseau des arbres, où il puisa le courage de répondre :
— Je refuse. La forêt-monde est plus importante que moi ou que n’importe quel humain.
Une nouvelle volonté habitait les arbres, de plus en plus forte, et celle-ci déteignait sur le prêtre Vert. À présent, la peur cédait le pas à un puissant sentiment de défi. Jadis, la forêt-monde avait recouvert des milliers de planètes – et avait presque été éradiquée. Les hydrogues avaient été refoulés dans leurs géantes gazeuses ; d’autres belligérants avaient disparu.
— Alors, votre espèce en subira les conséquences, dit l’émissaire.
— Nous vous combattrons. (Ces mots semblaient provenir non de la gorge de Beneto, mais d’ailleurs – de l’esprit des prêtres Verts ou de la forêt-monde elle-même.) Nous possédons des armes que vous ne pouvez imaginer.
Le sol frémit au pied de la sphère, comme si une horde de rongeurs creusait des galeries sous la surface. D’ébahissement, Beneto cligna des yeux, même si une part de lui-même savait ce qui allait se passer.
Des racines-tentacules crevèrent la surface ; leurs pointes semblaient faites d’un bois d’une dureté incroyable. Ils se dressèrent tels des dards et frappèrent les parois cristallines. Avec force grésillements, les pointes étincelantes forèrent l’épaisseur de diamant jusqu’au caisson de confinement.
Les vrilles se soudèrent aux ouvertures qu’elles avaient pratiquées et drainèrent l’atmosphère toxique. Puis elles envahirent l’intérieur de la sphère d’un enchevêtrement proliférant de racines. Alors que l’hydrogue luttait contre elles, sa forme humaine perdit de sa précision. D’autres pointes s’enfoncèrent plus profondément, et les parois commencèrent à se craqueler.
L’émissaire tenta de s’arracher du sol en activant des propulseurs invisibles – les racines le retinrent. La sphère accentua la traction, mais les fibres ligneuses des racines semblaient incassables. Des fissures pareilles à une dentelle de givre apparurent sur les parois de diamant.
Beneto observait la bataille avec une foi et une détermination renforcées.
La créature de cristal liquide avait beau lutter, elle mourait : elle perdait sa forme, et sa substance mercurielle ruisselait comme de l’acide sur les racines qui l’enserraient, frénétiques. Les arbremondes poursuivirent leur œuvre jusqu’à ce que l’hydrogue soit réduit à une flaque argentée. Les racines remplirent entièrement le globe, puis le firent éclater en débris fumants. Il ne resta plus qu’une masse de racines noircies au milieu du bosquet d’arbremondes.
Mais ce fut une victoire symbolique et de courte durée. Dans le ciel, les orbes de guerre géants se mirent en mouvement.
Beneto leva les yeux ; sur son visage, le triomphe se mua en résignation. Avant que les colons sans défense aient pu trouver un abri, les créatures des abysses gazeux se vengèrent sur la planète tout entière.
Les orbes passèrent en rase-mottes au-dessus du paysage, répandant des vagues de brume réfrigérante. Sous la morsure du froid, les champs se ratatinèrent avant de retourner en poussière.
Dans la ville, le maire Hendy ne cessait d’émettre des ordres d’évacuation. De nombreux colons sautaient dans des véhicules pour fuir au loin, ou s’abritaient dans des souterrains. Les édifices pouvaient résister aux rudes tempêtes de Corvus, mais rien n’était à l’épreuve d’une attaque hydrogue.
Les écuries et les enclos explosèrent en scintillantes échardes de bois congelé tandis que des éclairs bleutés ouvraient de grandes balafres dans le paysage. Le bétail paniqué courait au hasard en bêlant… et mourait en un éclair. En quelques minutes, les quatre orbes de guerre avaient dévasté des milliers d’hectares de cultures, transformant des terrains ensemencés et fertilisés avec soin en zones de désolation. Puis ils survolèrent Colonville, firent exploser la mairie et des dizaines d’édifices. Les ondes réfrigérantes ruinèrent les entrepôts en béton et les silos.
Beneto empoigna un surgeon et envoya ses impressions à la forêt-monde. Il était le seul à pouvoir rapporter ce qui se déroulait. La forêt-monde, les prêtres Verts, sa famille – et, oui, la Ligue Hanséatique – devaient savoir. C’était tout ce qu’il pouvait faire.
Les orbes de guerre se regroupèrent de nouveau. Alors, laissant derrière eux Colonville et les champs dévastés, ils approchèrent du bosquet rebelle.
Dévoué jusqu’au bout, Beneto enlaça le surgeon. Il posa une joue contre l’écorce et s’enfonça dans le sanctuaire du réseau.
Il fallait que l’on se souvienne de ceux qui avaient vécu sur Corvus, des arbremondes que Talbun et lui avaient plantés, des efforts des colons innocents pour dompter ce monde rétif. Beneto agrippa le surgeon et s’ouvrit totalement au télien. Il embrassa la forêt distante, se déversa en elle – son seul refuge à présent.
Les orbes de guerre vomirent leurs ondes réfrigérantes sur le bosquet. Les premiers surgeons se racornirent, et Beneto perçut leur agonie à la manière d’un feu glacé parcourant ses veines. Les cris d’effroi de la forêt-monde retentissaient en lui, issus du fond des millénaires.
Il s’efforça de garder les yeux ouverts et continua d’envoyer des messages alors même que les hydrogues achevaient de tout détruire.