89
JESS TAMBLYN
Jess n’avait rien rencontré d’aussi extraordinaire au cours de ses voyages, qui l’avaient mené de Plumas à Rendez-Vous en passant par la brûlante Isperos et les nuages de Golgen.
L’eau était vivante. Plus, elle semblait douée d’une conscience.
L’écumeur de nébuleuses poursuivait sa course à travers la nuée de molécules interstellaires. Jess s’accroupit sur le sol du pont de traitement. Toute son attention était fixée sur la cuve où clapotait le liquide extrait de la nuée.
Celui-ci était animé d’une énergie indéfinissable qui pulsait à la limite de son champ visuel, comme si les nerfs oculaires humains se refusaient à distinguer l’élément vital de son support matériel. Il ne s’agissait pas d’une simple combinaison naturelle d’hydrogène et d’oxygène.
C’était non seulement conscient, mais cela… communiquait.
Jess posa les doigts sur la paroi de la cuve. L’énergie qui en émanait était à la fois chaude et froide, comme huileuse au toucher, mais sans adhérer à la peau.
Une voix résonna dans sa tête, comme l’écho d’un souvenir. Sauf que ce n’était pas un message parlé. Jess songea au télien des prêtres Verts… mais il s’agissait là d’un genre complètement nouveau de créature. Du moins le pensait-il.
Autrefois, nous nous comptions par milliards, mais je suis le dernier. Et tu m’as ramené.
— Qui es-tu ?
Une essence vitale, de l’eau flottant dans le cosmos… J’ai du mal à trouver des concepts que tu puisses comprendre. Nous nous nommons les wentals.
— Mais vous… n’existez plus ? Tu es le dernier de ton espèce ?
Le premier, désormais.
— Qu’est-il arrivé à tes semblables ? Vous avez été victimes d’une catastrophe ?
Nous ne pouvons pas mourir, mais on peut nous… dissocier. Cette nébuleuse est un cimetière, le champ de bataille d’une guerre antique qui faillit jadis détruire le cosmos. Une guerre que nous avons… perdue.
Jess se balançait sur ses pieds. Si cet être était relié à lui d’une manière ou d’une autre, il devait percevoir les milliers de questions qui se pressaient dans son esprit.
— Il y a combien d’années ? Des milliers ?
Impossible à mesurer, répondit le wental. Longtemps.
De son côté, Jess n’en avait pas la moindre idée. Le wental existait-il avant que la nébuleuse ait atteint cette partie du Bras spiral ?
Le lien à présent établi, Jess s’aperçut qu’il n’avait plus besoin de toucher la cuve ; il pouvait vaquer sur le pont.
— Parle-moi de cette guerre. Contre qui combattiez-vous ? Que s’est-il passé ?
Les derniers wentals ont affronté notre ennemi… les hydrogues.
Jess en eut le souffle coupé.
— Les hydrogues ? Comment ?
Il m’est impossible en termes compréhensibles pour toi de décrire les raisons de ce conflit, ou le détail des batailles… mais la dernière a eu lieu ici. Hydrogues et wentals se heurtant, s’exterminant, se dissociant…
Les hydrogues avaient déjà anéanti la forêt des verdanis. Seuls restaient les wentals. Puissants comme nous l’étions, nous avons détruit des millions – des milliards d’hydrogues. Une bataille épouvantable, avec des pertes incommensurables dans les deux camps. Nous avons été… disjoints en flots d’hydrogène et d’oxygène, éparpillés à travers l’espace. En retour, nous avons presque détruit nos ennemis.
Mais ils étaient trop nombreux. Beaucoup trop. Ils nous ont écrasés.
Glacé, Jess attendit la suite. Des débuts de réponse se mettaient en place, des perspectives qu’il n’avait jamais envisagées.
— Nous, les humains, avons pensé à trop petite échelle, murmura-t-il pour lui-même. À bien trop petite échelle…
La menace des hydrogues n’avait donc rien de neuf, mais s’inscrivait dans l’histoire de la galaxie. Il se rendait compte que la guerre actuelle impliquait des enjeux bien plus importants. Cesca et les Vagabonds devaient être informés de la situation, au même titre que la Grosse Dinde et l’Empire ildiran.
— Les hydrogues sont revenus, dit-il. Ils ont attaqué mes congénères. Y a-t-il un quelconque moyen pour toi de nous aider ? Nous indiquer comment nous défendre ?
Les humains ne peuvent rien contre eux.
Jess se représenta la nébuleuse comme les restes d’un champ de bataille où s’étaient affrontées deux armées terrifiantes, et un frisson dévala son échine. Comment une simple armée humaine pourrait-elle avoir la moindre chance ? La Hanse, les Ildirans, les Vagabonds ?
— Mais vous les avez combattus. Pourrais-tu nous aider ?
Par son lien mental, Jess ne sentait chez l’entité liquide aucune hostilité, aucun désir de vengeance comparable à celui des hydrogues. Elle était franche, honnête, d’une confiance sincère.
— Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour t’aider en retour ?
La luminescence de l’eau s’accentua, et Jess sentit un picotement sous son crâne, une sensation d’ivresse l’envahir comme une bouffée d’adrénaline.
Vous avez la capacité de voyager entre les étoiles et les planètes. Vous pourriez nous aider à propager de nouveau les wentals. Alors, nous reprendrions le combat.
— Dis-moi quoi faire, lança Jess d’une voix déterminée.
Il se rappelait un dicton qui remontait à une époque plus lointaine que la conquête des étoiles par les Vagabonds. L’ennemi de mon ennemi est mon ami. Les hydrogues étaient sans aucun doute son ennemi – son ennemi intime.
Transporte-moi sur un monde aquatique, émit le wental. Cherche un océan, et verse-moi dedans. Ainsi, je recommencerai à croître et à retrouver ma force. Puis tu devras prendre un nouvel échantillon de moi, et te rendre sur une autre planète, puis une autre encore.
Les yeux de Jess brillèrent. Depuis la mort de son frère puis de son père et enfin sa séparation d’avec Cesca, il vivait au ralenti. Mais, à présent qu’il avait une mission, il se sentait renaître.
Il ignorait comment cette entité liquide pourrait s’opposer aux créatures des abysses gazeux, mais elle et les siens l’avaient déjà fait. Les règles qui régissaient ce conflit dépassaient sa compréhension.
— D’accord, j’accepte. Tu es sans doute le dernier wental, mais avant peu tu ne seras plus seul.
De retour dans le cockpit, Jess reprogramma le système de navigation, puis envoya un message comprimé à ses compatriotes dispersés dans l’espace. Il savait cependant qu’il ne parviendrait pas aux autres écumeurs de nébuleuses avant longtemps.
Il libéra les filins, puis les écopes arachnéennes du corps du vaisseau. Il se dégagea du réseau d’immenses voiles, sachant que désormais il était trop tard pour faire machine arrière. Il aurait pu continuer à dériver sans but, à ressasser ses regrets, à se cacher de ses proches. Mais cette guerre était importante, et il avait enfin une tâche à accomplir.
Le petit vaisseau s’éloigna, simple poussière perdue au milieu de l’océan de voilure, et accéléra en direction des franges de la nébuleuse. Solitaire, Jess s’apprêtait à ressusciter le wental et à créer un puissant allié pour l’humanité.