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LA REINE ESTARRA
Estarra se retirait dans ses appartements afin de méditer loin des obligations et de l’attention constante dont elle était l’objet lorsqu’elle fut témoin d’une dispute violente entre son mari et le président Wenceslas. Elle resta sur le pas de la porte, à écouter dans un silence choqué.
— Vous n’avez pas le droit de l’imposer, ni à moi ni à mon peuple, disait Peter. Ils ne savent rien de ce Daniel. Je le désavouerai.
— Ils ne savaient rien de vous non plus, rétorqua Basil avec un sourire exaspérant. Tout est sous contrôle. Si vous voyiez les sondages et la couverture média, vous verriez que le peuple a accepté ce nouveau prince. Cela les réconforte de savoir qu’il y a un candidat au trône en réserve… au cas où le pire arriverait. Maintenant, si vous ne vous montrez pas plus coopératif, ajouta-t-il en baissant la voix, la Hanse a… d’autres options.
Peter lui jeta un regard noir.
— Pas de menace, Basil.
— Vous considérez la vérité comme une menace ?
Le roi éclata d’un rire amer.
— Depuis quand la vérité influe-t-elle sur vos décisions ? Vous ne pouvez pas m’empêcher de paraître devant mon peuple car, si vous me cachez, je ne vous sers plus à rien. Et, concernant ce Daniel – avez-vous liquidé sa famille, à lui aussi ?
Au seuil du corridor, Estarra écoutait, les yeux écarquillés de stupeur. Cela n’avait aucun sens.
— Pour les menaces, vous n’êtes qu’un amateur, repartit Basil, imperturbable. Ce serait un défi intéressant de voir combien de temps des enregistrements holographiques et de vieux discours remontés pourraient leurrer le public. De toute façon, personne n’écoute les paroles.
Peter secoua la tête, comme s’il comprenait quelque chose d’insaisissable pour le président.
— Vous avez créé le mythe, Basil, mais vous ne comprenez pas ce qu’un roi signifie vraiment pour la population. (Il remarqua enfin Estarra, et son visage s’illumina d’un sourire.) Ou peut-être devrais-je dire un roi et une reine. Ne sous-estimez pas l’amour du peuple pour ses dirigeants légitimes.
De saisissement, le président la regarda d’un œil mauvais.
— Nous sommes en réunion privée, Reine Estarra. Voudriez-vous nous laisser un instant ?
Avant qu’Estarra ait pu sortir, Peter l’attrapa par la main.
— Pas la peine, Basil. Vous pouvez parler devant ma reine.
Estarra était déconcertée. Manifestement, Peter lui cachait des choses – des choses cruciales. Toutefois, elle alla se placer auprès de lui et posa la main sur son épaule. C’étaient le président et Sarein qui avaient décidé de ce mariage, et son frère Reynald qui l’avait arrangé. À présent qu’elle avait rempli ses obligations, Estarra se sentait libre de choisir ses alliés. On ne lui demandait pas davantage que de montrer publiquement son appui au roi. Mais, en ce qui concernait la confiance, elle préférait la donner à Peter, dont elle commençait à entrevoir les sentiments, qu’au président.
— Je serai heureuse de vous apporter mon aide. Mon mari et roi n’a qu’à m’informer de ce dont il s’agit.
Elle se tenait face au président. Elle se rendait compte de ce qu’elle faisait – et qu’elle se mettait peut-être en danger, si ses soupçons se révélaient fondés.
Basil rassembla ses papiers. Il défroissa son costume et embrassa du regard les somptueux appartements royaux, remarquant au passage que l’une des plantes commençait à se flétrir.
— Je n’ai plus rien à faire ici.
Les gardes ouvrirent les portes, puis les refermèrent derrière le président. Eux-mêmes attendaient à l’extérieur – soi-disant pour protéger le couple royal, mais plus probablement pour s’assurer qu’ils ne s’aventuraient pas là où ils n’étaient pas requis.
Une fois seuls, Estarra regarda Peter en silence. Elle croisa les bras sur sa poitrine et prit une grande inspiration.
— Tu as des explications à me donner.
Troublé, il détourna les yeux.
— Je pense que les risques seraient moindres si… si tu n’en savais pas plus.
— Je ne veux pas que l’on me protège. Je sais me débrouiller toute seule.
Mais Peter refusa de poursuivre, peinant à décider de ce qu’il pouvait lui révéler. Estarra réfléchit de son côté. Il lui fallait tenter une autre approche.
— Tu sais, quand Beneto est parti, il m’a promis de revenir. Corvus était une assignation tranquille. Il désirait aider les colons et entretenir ses arbremondes. Je l’aimais beaucoup. (Son expression se durcit et elle cessa de jouer la comédie.) Alors je ne comprends pas la raison pour laquelle tu refuses la présence de ton frère. Pourquoi n’ai-je jamais rencontré Daniel ? Pourquoi n’était-il pas à notre mariage ? Cela me peine de ne même pas connaître le frère de mon mari.
— Daniel n’est pas mon frère, répondit Peter, coupant court à ses autres questions.
— Que veux-tu dire ? Je commençais à m’ouvrir à toi, Peter. Et aujourd’hui j’apprends que…
— Mon nom n’est pas non plus Peter. Cela va prendre un bon moment pour tout te raconter.
Plus tard, ils reposaient l’un contre l’autre, nus ; des torches diffusaient des lueurs pastel dans la chambre. Estarra se colla à Peter. La mort de Beneto la remplissait encore de peine.
Il lui parla longtemps tout en la caressant. Tous deux étaient heureux de pouvoir se livrer l’un à l’autre. Peter laissait courir ses doigts sur son visage, ses sourcils, ses pommettes, son menton… Il avait tant besoin de quelqu’un de confiance, au milieu des intrigues byzantines de la Hanse.
Estarra avait du mal à croire ce qu’il lui racontait d’une voix rauque. Mais elle était incapable de douter de lui. Elle vit les larmes dans ses yeux – des yeux d’un bleu artificiel, d’après son récit. Il lui raconta comment on l’avait kidnappé, des années plus tôt, et gardé au secret pendant que Basil le formait à devenir le prochain monarque.
— Je n’ai découvert que plus tard que la Hanse avait assassiné ma famille.
Les yeux de la jeune femme s’agrandirent.
— Nous crois-tu en danger ?
Il l’embrassa sur l’épaule.
— Oui, Basil a lancé des menaces voilées. Contre toi, pour me faire tenir tranquille, et contre moi directement. Je n’aurais jamais pensé qu’il passerait à l’action un jour mais, à présent qu’il a présenté Daniel au public, je n’en suis plus si sûr. Peut-être ai-je déjà commis l’irréparable. Basil a le pouvoir de nous empoisonner ou d’organiser un « accident » n’importe quand.
Estarra l’attira à lui, afin de lui offrir la force et la chaleur de son corps. Peut-être pourrait-elle entreprendre Sarein à ce sujet… ou peut-être pas.
— Alors, il nous faudra tous deux garder l’œil ouvert.
Néanmoins, elle se sentait comme une petite mouche au centre d’une toile immense.