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JORA’H LE PREMIER ATTITRÉ
Après avoir révélé la vérité au sujet de Nira, le Mage Imperator donna l’ordre de tenir Jora’h occupé avec ses obligations toute la journée du lendemain. Il escomptait que le ressentiment de son fils diminuerait à mesure qu’il accepterait ce qu’il venait d’apprendre.
Il ne pouvait se tromper plus lourdement.
Jora’h chassa ses assisteurs dans un accès de rage, annula tous ses rendez-vous avec ses amantes, malgré le trouble et la déception qui se lisait dans leur regard. Il se rendit dans l’ossuarium et accusa de complicité pour ces crimes ignobles les crânes luminescents de ses ancêtres ; mais la lueur de ces derniers ne vacilla pas, non plus que le sourire satisfait et sûr de leur droit qu’ils affichaient…
Jora’h se sentait seul, quand bien même il savait qu’il étreindrait un jour le thisme entier et verrait par la Source de Clarté. Son cœur ne pouvait supporter l’idée de la souffrance que Nira endurait depuis six ans. Elle croyait probablement que c’était lui qui l’avait sacrifiée pour ces expérimentations impardonnables. Qu’il avait balayé toute trace de son existence.
Mais si le passé ne pouvait être modifié, Jora’h était résolu à changer le futur. Nira était toujours en vie – et il avait l’intention de la reprendre.
Le Mage Imperator lui envoya des émotions apaisantes par le thisme, mais son fils les bloqua toutes. Il lui dépêcha des lentils pour lui parler : ils lui furent renvoyés. Jora’h entra d’un air furieux dans le hall de réception de la hautesphère, où son « bienveillant » père tenait audience.
Les yeux topaze de Jora’h brûlaient d’un feu contenu, les mèches ondulantes de sa chevelure avaient l’air de dards d’insectes venimeux. À dessein, il avait enfilé une tenue en soie provenant de la planète forestière natale de Nira, qu’il avait achetée des années auparavant à la négociante Rlinda Kett.
Courtisans, pèlerins et employés de kiths variés se retournèrent avec effarement lorsqu’ils virent arriver à grands pas le Premier Attitré. Sa colère s’était tout entière concentrée sur la masse opulente du souverain.
— Père, nous avons encore beaucoup à discuter.
Aussitôt, des gardes en armure surgirent aux portes du hall, et Bron’n se rapprocha du chrysalit en guise d’avertissement.
— Parlons si tu veux, mon fils, dit le Mage Imperator avec calme. (Son visage potelé et paternel souriait, projeté sur un nuage brumeux au sommet d’une colonne de lumière.) Cependant, les affaires importantes de l’Empire ne doivent pas forcément être entendues par tous mes sujets… n’est-ce pas ?
Jora’h ne fléchit pas.
— Renvoyez-les si vous voulez, mais je parlerai – ici et maintenant. À vous, qui m’avez cent fois trahi !
Cyroc’h leva les mains et s’adressa à la foule. Jora’h pouvait sentir des ondes de bonté émaner du thisme.
— Accordez-nous quelques instants. Mon fils et moi avons une affaire urgente à traiter concernant les hydrogues.
Le public sortit en bon ordre du hall. À côté du chrysalit, Bron’n, aussi immobile qu’une statue, brandissait son katana de cristal. Le Premier Attitré toisa son père en serrant les poings. Silencieusement, il se fit la promesse de ne jamais cacher de tels secrets à son fils Thor’h.
— J’exige de savoir la raison des atrocités que tu as commises.
— Nous en avons déjà parlé. J’ai agi pour le peuple ildiran. Accepte mes décisions.
— Comment pourrais-je accepter la tromperie, le meurtre, le viol, l’esclavage… ? Ce que tu as infligé aux descendants du Burton équivaut à une déclaration de guerre aux humains.
La longue natte de Cyroc’h fouetta l’air.
— Je dirige l’Empire depuis presque un siècle, et j’ai été formé par mon père. Sachant que mes jours étaient comptés, j’ai essayé autant que possible de te faire comprendre les exigences du pouvoir. Malgré tout, tu persévères dans une crédulité aussi enfantine que coupable.
Soudain, Jora’h se demanda si ces secrets n’avaient pas fini par empoisonner littéralement son père, par former ces tumeurs qui le tuaient à petit feu.
— Cela ne justifie pas ce que tu as fait à Nira… à eux tous.
— Les règles peuvent changer, et c’est mon privilège de Mage Imperator que de les modifier quand je le juge bon. Cesse donc d’être si mesquin ! Tu n’as pas – tu n’as plus – de droit sur cette femme. Aujourd’hui, elle sert un dessein supérieur. Ne sois pas vexé parce que l’on t’a caché la vérité, car cela a été fait pour le bien de l’Empire.
— Quel bien peut-on retirer de ces tromperies ?
— Il n’y a que moi qui puisse saisir l’intégralité de la fresque que représente l’Empire, rétorqua le Mage Imperator, car moi seul ai accès au thisme. De tous, c’est moi le plus près de la Source de Clarté d’où partent les rayons-âmes. Tu comprendras cela quand tu auras pris ma place. Mais pour l’instant, puisque tu n’es que Premier Attitré, tu dois avoir confiance en ma sagesse.
Jora’h ne se montra pas convaincu.
— Comment le pourrais-je, toi qui ne t’es pas montré digne de confiance ? (Il redressa le menton.) Tu as peut-être accès au thisme, Père, mais il semble que tu aies perdu ton âme en chemin. Je crois que tu es devenu aveugle à la Source de Clarté.
Derrière la fureur apparente du Mage Imperator perça le désarroi.
— Mon fils, sois patient. Je t’assure, tout deviendra clair…
Jora’h ne voulait pas en entendre davantage. Tout ce qu’il avait à l’esprit était l’innocente Nira. Elle lui avait pris une part de son cœur, qu’il n’avait pu offrir à aucune autre partenaire depuis lors – et elle lui avait donné en retour une fille, une enfant issue de leur hybridation. Notre fille ! Osira’h avait été élevée sous la sinistre tutelle de l’Attitré de Dobro. Elle avait six ans, et il ne l’avait jamais vue.
— Tu n’as pas le droit, grinça-t-il en s’écartant du chrysalit. Je veux que Nira soit libérée sur-le-champ. J’ai besoin de la voir.
— Écoute-moi, fit le Mage Imperator, désespéré. Il ne nous reste que très peu de temps. Ma maladie progresse…
Jora’h pivota sur lui-même.
— C’est autant de temps que tu n’auras pas pour causer plus de dommages et de victimes.
Il dépassa les gardes et se rua hors de la hautesphère.
— Reviens ! rugit son père.
Jora’h s’arrêta sous la voûte du passage qui menait aux corridors.
— Je me rendrai sur Dobro pour voir de mes propres yeux ce que tu as fait. Puis j’arracherai Nira à cet endroit, et je libérerai les autres esclaves. Nous sommes peut-être en guerre contre des monstres, Père… mais cela ne justifie pas que nous en devenions nous-mêmes.
Puis il s’éloigna, sans écouter les paroles éperdues que le Mage Imperator lui lançait.